Le Brexit est une rupture majeure : on le dit comme une banalité parce qu’il est trop tôt pour mesurer pleinement et en détails ses effets négatifs, d’un côté comme de l’autre de la Manche d’ailleurs, et sans doute plus gravement au Royaume (encore) Uni que sur le continent. L’actuelle crise anglaise des stations services pourrait bien n’en être qu’un avant-goût… Un jour, pour qui voudra écrire l’histoire de cette rupture, le journal que Michel Barnier vient de publier sera une source de premier ordre. Mais on doit s’en saisir immédiatement, tant il nous éclaire sur l’état de notre Union européenne qui, selon la formule consacrée, est un géant économique et un nain politique. M. Barnier a été désigné en 2016 par les instances dirigeantes de l’UE comme son négociateur en chef afin de mener à bien le divorce. De ce marathon qui restera dans les annales de la diplomatie, il a pris soin de consigner quasi au quotidien son activité du jour ainsi que des réflexions et des souvenirs revenus au fil de l’actualité dans des notices titrées parfois malicieusement. Le tout dans une langue simple et fluide, sans se donner le beau rôle ni rabaisser ses interlocuteurs britanniques (qui pour la plupart l’ont fait eux-mêmes).

Cette grande illusion, qui ne se résume pas et dont on connaît la fin, est d’abord un road trip, de capitales en arrière-pays, de la Méditerranée au cap Nord, avec quelques retours salvateurs dans notre « cher et vieux pays ». On y croise des dirigeants européens qui, au-delà de mille et une nuances politiques et culturelles, entretiennent tant bien que mal ce mystérieux « plébiscite de tous les jours » qui fait l’Union. Il y a bien entendu les grands décideurs, telle la pragmatique Angela Merkel qui jongle alors avec ses réfugiés syriens, son gaz russe et l’idée bien allemande que Londres doit équilibrer Paris ou la courageuse Theresa May chargée du fardeau laissé par son prédécesseur et encombrée de ministres et de parlementaires perfidement affairés à leur carrière plutôt qu’à l’intérêt d’Albion. On croise bien entendu le président de la République Emmanuel Macron. On découvre aussi le Taioseach irlandais, Leo Varadkar, très tôt conscient que le Brexit pourrait mettre à mal la paix civile dans l’île. Inconnus du grand public et n’ayant pas vocation à être médiatisés, les collaborateurs de M. Barnier, sa task force, reçoivent de leur « patron » l’hommage qui leur est dû par l’énergie et l’intelligence dont ils ont fait preuve sans compter : ils sont l’honneur et l’élite d’une fonction publique communautaire comme il n’en n’existe nulle part ailleurs. Ils accompagnent M. Barnier dans ce qui est sa « marque de fabrique » et devrait être une leçon de méthodologie dans les chancelleries du monde entier : demeurer calme et négocier à jeu ouvert afin de placer chacun devant ses responsabilités, y compris les irresponsables.

L’ouvrage est en même temps personnel et dévoile l’histoire d’une fidélité de l’auteur à une idée forte : toute ma vie je me suis fait une certaine idée de l’Europe. Jamais cette idée n’a remplacé ou affaibli ma fierté d’être français ni la force de mon patriotisme. « Patriote et européen », voilà comment se résument le mieux mon engagement politique et mes convictions (pages 17-18). L’allusion transparente pourrait faire tiquer, d’autant que M. Barnier ne s’est jamais positionné comme gaulliste orthodoxe quant à la CEE puis l’UE (en attestent des différences d’appréciations avec Jacques Chirac, notamment). Elle révèle pourtant une idée simple et concrète, hélas enfouie sous des tombereaux bruxellois de directives communautaires tracassières et des oukases budgétaires stérilisantes : celle d’une Europe unie comme un supplément et non un substitut aux Nations qui la composent. Idée forte mais pas naïve, pour un Michel Barnier qui négocia sans faiblesse la fin de ce que le général de Gaulle avait signalé en son temps comme un péril, à savoir précisément l’intégration britannique. A cet égard, la notice du 26 août 2018 est éclairante. M. Barnier regarde avec son ami de lycée Albert Gibello la conférence de presse du 27 novembre 1967. Le propos est abrupt, mais lucide : Faire entrer l’Angleterre (…), ce serait pour les Six donner d’avance leur consentement à tous les artifices, délais et faux-semblants qui tendraient à dissimuler la destruction d’un édifice qui a été bâti au prix de tant de peine et au milieu de tant d’espoir… (cité page 234). On connaît la suite…

Est-ce que, finalement, Michel Barnier, fort de son expérience internationale et de sa stature d’homme d’État, n’a pas contribué à remettre dans ses rails la locomotive UE … ? Il est trop tôt pour l’assurer, mais il n’est pas interdit de le penser.

Franck Roubeau

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