TOMBÉS DU CIEL – LE SORT DES PILOTES ABATTUS EN EUROPE 1939-1945, DE CLAIRE ANDRIEU
par Richard Stein
Cet ouvrage porte sur le devenir des pilotes dont l’avion a été abattu pendant le second conflit mondial. Le nombre d’aviateurs concernés est évalué à 100 000, la moitié ayant péri et un tiers ayant été faits prisonniers. C’est sur le sort des autres (échappés ou massacrés) que porte l’étude de Claire Andrieu. Cette spécialiste d’histoire politique et sociale (en particulier sur la résistance) puise ses sources suivant les pays dans les coupures de presse, les archives des procès et essentiellement sur les témoignages (des civils ou des aviateurs). Le sujet étudié est peu connu, parfois sous-estimé et surtout peu étudié car écrasé par l’ampleur des autres événements contemporains mais cependant présent dans la culture populaire (films tels que La Grande vadrouille). L’auteur s’attache à montrer les différences de comportement des individus (car c’est l’humain qui est au centre de son propos) en France, en Angleterre et en Allemagne, même si parfois les gouvernements ont eu une influence sur les comportements. Le but est de montrer l’engagement des civils que l’auteur nomme Dupont, Smith et Schmidt.
L’ouvrage est articulé en quatre parties dont le fil conducteur peut être ainsi résumé :
- Résistance à l’envahisseur. France 1940
- Accueil débonnaire. Angleterre 40-41
- Accueil clandestin et aide à l’évasion. France 40-45
- Lynchage. Allemagne 41-45
La première partie du livre est donc consacrée à l’invasion de 1940 au cours de laquelle 850 avions allemands ont été abattus, dont au moins 400 pilotes sont tombés chez l’ennemi. L’auteur analyse l’engagement des civils non pas tant vis-à-vis des aviateurs, ce qui est assez minime (seuls 25 cas de maltraitance ont été recensés) que du point de vue global de la résistance à l’invasion. Ainsi l’exode est défini comme un « plébiscite anticipé contre la collaboration ».
Une grande partie de l’étude porte sur la réaction des Allemands, l’auteur montrant que déjà la guerre présentait un caractère nazi.
La création tardive d’une garde territoriale improvisée a fait ressurgir chez l’occupant le souvenir largement fantasmé datant de 1914 des francs-tireurs et suscité de sa part une réaction largement disproportionnée. Ainsi la Luftwaffe préconisait une répression très sévère, les tribunaux militaires condamnant les civils impliqués dans l’arrestation des aviateurs. Elle a proposé d’étendre les représailles à tous les villages concernés. La justice allemande ayant refusé, il a été envisagé d’impliquer les maires et les préfets (responsables de la création des gardes territoriaux). Pour ce faire une commission d’enquête a abouti à la rédaction d’un mémoire de 700 pages tendant à prouver le non-respect par la France de la convention de la Haye. Ce travail sera utilisé par la suite contre les partisans. Cette interprétation est d’autant plus paradoxale que précisément ce sont les troupes d’occupation qui ont foulé au pied cette convention, illustrant la nazification de la guerre.
Ce sera l’intervention de Pétain faisant valoir le risque de la mise à mal de la collaboration qui mit fin aux représailles, les cinq derniers condamnés à mort transférés en Allemagne seront amnistiés. Le prix payé sera l’arrestation de Reynaud et Mandel au motif de leur responsabilité dans la création des gardes territoriaux (ce qui est largement faux factuellement). Le souci commun à l’occupant et à Vichy sera de ne pas risquer de renforcer l’influence gaulliste en France.
La deuxième partie concerne l’Angleterre, au moment de la crainte d’une invasion, avec un paroxysme de septembre 40 à mai 41 lors du blitz sur Londres et la mobilisation du peuple britannique qui en résulte.
Dès 1939 Churchill réclame cette mobilisation à travers la création d’une Home Guard. Ainsi 1,5 million de personnes se porteront volontaires pour la LVD (Local Defense Volunteers). Aucun fait de violence contre les aviateurs prisonniers ne sera constaté, au contraire la presse (source principale d’information pour cette partie) fait état d’un traitement « bon enfant », les morts étant le plus souvent enterrés dignement.
L’auteur donne deux explications à ce comportement. D’une part la retenue naturelle des Anglais et surtout leur sens de l’humour a empêché tout excès. D’autre part cette approche de la question a été largement encouragée par le gouvernement qui craignait des représailles sur les aviateurs anglais prisonniers.
« Le maintien des normes démocratiques, mais aussi le jeu sur la culture britannique de l’humour ont contribué à discipliner la population et à préserver la pratique de la civilité ordinaire » . Cette attitude sera constante tout au long de la guerre. Il est vrai qu’elle fut considérablement facilitée par la quiétude procurée par le formidable rempart constitué par le Chanel.
La troisième partie traite de la résistance française à partir de 1940.
Elle s’intéresse à l’action de terrain de la population et non aux grands réseaux. L’implication spontanée des Français face aux aviateurs alliés tombés prouve, selon l’auteur, que la résistance était sociologiquement plus représentative qu’il n’a été pensé dans un premier temps.
Les témoignages constituent l’essentiel des sources, mais ils sont ici mieux structurés car consignés dans les archives britanniques. Un service a été créé (le MI 9) pour aider les pilotes à revenir au pays (en collaboration avec la résistance) et pour recueillir les débriefings. Les Anglais ont tenu les Français prenant en charge les rescapés en haute estime, les ont recensés sous le vocable de « helpers », les ont recherchés après-guerre afin de leur remettre décorations ou dédommagements. Le MI9 a comptabilisé 34 000 personnes ayant participé à la chaîne de sauvetage (sur 325 000 résistants reconnus) qui a contribué à l’assistance à 4 000 aviateurs. Ces chiffres peu considérables en soi sont une partie de l’explication de l’ignorance de ce sujet dans la mémoire nationale. L’autre explication tient au fait que les 100 000 réfractaires au STO et le sauvetage des juifs tiennent une place plus considérable au regard du nombre de cas et du caractère tragique qu’ils représentent. Ainsi est symptomatique l’absence au Service historique de la Défense d’archives spécifiques. De même aucune association de helpers n’a été constituée.
Pourtant ces actions basées par nature sur une urgence à agir étaient difficiles, dangereuses et nécessitaient des moyens pas évidents pour des gens souvent pauvres : hébergement, ravitaillement, vêtements civils à fournir, discrétion et prudence vis-à-vis de l’entourage. Enfin et surtout il convient de prendre en compte la dangerosité de ces actions : la répression était féroce et 50% des personnes arrêtées, y compris les otages, ne sont jamais revenues d’Allemagne. Malgré tout, le nombre des helpers n’a cessé d’augmenter, surmontant le danger et la propagande éhontée de l’occupant et de Vichy. Il s’agissait pour eux de montrer que les alliés étaient des assassins (les bombardements de 43-44 ont fait 60 000 morts) qui voulaient en outre détruire l’économie française. Malgré l’inquiétude de Londres et des réseaux de résistance, elle n’a eu aucun impact sur la fidélité aux alliés, bien que certaines actions aient suscité une grande incompréhension (bombardement du Havre après la prise de Paris).
La quatrième partie porte le titre édifiant de : Lyncher en Allemagne : défendre l’état national-socialiste.
Comme dans les autres pays le phénomène de l’action des civils est surtout étudié depuis les années 2000, il montre la réalité de la construction d’un état racial. La théorie de l’auteur est que cette construction est l’aboutissement d’un cycle remontant à Bismarck en 1860 : jusqu’en 1945 la brutalité raciste ne cesse d’être au cœur du Volk allemand. Ainsi la « société nazifiée » atteint son paroxysme, concernant les aviateurs, à partir de 1943 début des bombardements massifs. Un débat s’est installé entre historiens sur le point de savoir si les lynchages sont une réaction face aux destructions consécutives aux bombardements ou bien le fruit de l’engagement de la société dans les valeurs et méthodes nazies.
L’auteur penche pour la deuxième hypothèse.
D’une part elle fait le recensement de toutes les instructions données en ce sens par Himmler, Goebbels et même Hitler. Elles sont communiquées par écrit jusqu’au niveau des gauleiters avec ordre de les transmettre uniquement oralement aux niveaux inférieurs. La doctrine officielle est que les juifs, responsables de la guerre, veulent la destruction de l’Allemagne. Ils ont comme cheville ouvrière les pilotes qui sont représentés comme étant le plus souvent noirs (le racisme anti noirs fait recette depuis l’occupation française en 1919 et a été démontré lors des massacres de prisonniers en 1940). Jusqu’en 1942 des pilotes étaient encore enterrés avec les honneurs militaires mais à compter de 1943, il y a radicalisation des officiels et des médias. Dans tous les textes, les pilotes sont désignés comme des assassins, des terroristes et des gangsters ne relevant pas en conséquence des conventions de La Haye (1899 et 1907) et de Genève (1929). Hitler a même songé à ce sujet quitter la convention de Genève mais en a été dissuadé par crainte des représailles envers les 440 000 allemands prisonniers.
D’autre part il ne fait pas de doute pour l’auteur que la population participe au consensus social. « L’engagement de la population a assuré la solidité du régime ». Elle pense que c’est l’idéologie nazie largement admise et enracinée plus que les bombardements qui est cause des lynchages (le bombardement de Dresde sera un paroxysme mais pas une exception). L’analyse sociologique développée par l’auteur à travers les témoignages et les procès d’après-guerre montre que les assassins, en général en foule, sont des Allemands moyens : la société est bien racisée et la culture nazie est populaire. Après-guerre, les alliés ont fait des enquêtes pour retrouver les responsables des assassinats, des procès ont été intentés, mais pour 2 000 à 3 000 victimes, seuls 300 cas ont pu être jugés. La cause en est une véritable omerta de la société (ignorance déclarée des atrocités, personne ne reconnaît avoir été proche des idées nazies ou avoir voté Hitler). Les historiens n’abordent le soutien à la réalité nazie, en particulier pour ce qui concerne les pilotes, que depuis peu de temps.
Conclusion
L’objectif de cet ouvrage, au-delà du cas des pilotes, est de montrer l’implication des civils dans la guerre. Les sources, abondamment citées sont essentiellement les témoignages et les actes des procès d’après-guerre. Des graphiques en annexe illustrent bien la démonstration de l’auteur.
Madame Claire Andrieu exprime le souci d’éviter les stéréotypes nationaux. Mais est-ce possible ? Le titre même des parties semblent prouver le contraire. Dupont, Smith et Schmidt réagissent, c’est la démonstration de l’ouvrage, en fonction de leur génie propre et de leur propre histoire.
La France garde le souvenir des invasions de 1870 et 1914, donc celle de 1940 entraîne la résistance (l’exode en étant une forme d’expression). D’où l’attitude bienveillante, souvent héroïque, envers les pilotes alliés.
En Angleterre, l’humour britannique contribue à réduire d’éventuelles réactions violentes dans ce pays qui n’a pas connu d’invasion. Le gouvernement peut s’appuyer sur cet humour et l’autodérision pour canaliser les éventuelles réactions populaires.
En Allemagne, on a un souvenir obsessionnel de la crainte des francs-tireurs depuis 1870 : d’où une propension à en élargir le champ de la définition afin que les lois de la guerre ne s’appliquent pas, ce qui autorise une forte répression (le statut de belligérant sera souvent refusé aux prisonniers russes). L’auteur cite des études montrant qu’il existe bien un humour allemand qui a des effets inverses à celui des Britanniques, en particulier par son absence totale d’autodérision consécutive à une grande susceptibilité et à un manque de confiance en soi. Le rire de cette Allemagne porte sur la transgression judiciaire, et donc la justifie, il en va de même pour les diverses violations des lois de la guerre.
Il ressort donc bien que l’histoire de chaque peuple et son génie national ont été déterminants quant à l’attitude adoptée face à ceux qui « sont tombés du ciel ».