DE GAULLE : PENSER POUR AGIR

par Hervé Gaymard

Inflexions, n°48

C’est, somme toute, une étrange idée que de s’interroger sur les « valeurs » du Général ! Ce terme si volontiers employé aujourd’hui, et pas seulement par les sociologues, ce « système de représentation » permettant d’appréhender le monde, et d’en déduire une éthique de comportement, de Gaulle s’en défie : il considère les idées, les intérêts, le caractère, mais semble rétif à tout système normatif. La « valeur », sous sa plume, renvoie à la qualité, au cuir, d’un homme ou d’un matériel : on songe par exemple au « regroupement de toutes les valeurs pour la guerre et le salut » que Paul Reynaud cherche vainement en juin 1940, lui-même étant une « grande valeur, injustement broyée par des évènements excessifs » [1]. Si l’on doit considérer une valeur suprême chez de Gaulle, c’est bien évidemment la France, plus exactement la « fierté anxieuse » que ne cesse de lui inspirer notre pays [2]. Le terme de « vertu » est plus fréquent, abondamment employé dans ce manuel de caractère qu’est le Fil de l’épée. « Le caractère, vertu des temps difficiles » [3], les armes, « de quelles vertus elles ont enrichi le capital moral des hommes » : là où précisément de Gaulle se dresse contre l’esprit émollient de temps troublés, la vertu est un rebond, un élan, une volonté forte d’agir, d’être en prise avec le réel et, déjà, de résister au déclin. La fierté, l’anxiété face au déclin, le caractère comme colonne vertébrale pour s’opposer à tout renoncement, à terme destructeur : le cadre est déjà posé.

Qu’on veuille bien pardonner ce petit exercice de lexicographie, qui a cependant l’intérêt de faire partir notre réflexion des écrits du Général, et non des idées, qu’on a pu parfois lui prêter, à tort ou à raison. Il ne s’agira donc certainement pas ici de résumer à grand traits une personnalité pleinement révélée par l’action, mais fondée sur un socle inébranlable : un caractère fort et une culture générale vaste, vivante, et précise. Notre ambition sera plus modeste :  comment passer de la pensée à l’action ? Comment se fonde la décision chez le Général ? Quel est le ressort de l’engagement ? Car chez de Gaulle, le système de représentation et d’appréhension du monde est mis au service de l’engagement. L’intellectuel ne se sépare jamais de l’homme de décision. Toute la spécificité du Général parmi les grands hommes du XXe siècle réside sans doute dans le refus de cette opposition systémique, et sans doute est-elle également l’élément central permettant de comprendre pourquoi il reste rétif aussi bien à toute idéologie qu’à tout portrait qui se voudrait définitif : là où l’on croit saisir de Gaulle, il continue, non pas de se dérober, mais de nous résister, et reste par là-même vivant. Les grandes plumes qui se sont récemment penchées sur son cas, comme Julian Jackson [4], convergent autour de cette conclusion.

On ajoutera que pour concevoir le lien entre la pensée et l’action, de Gaulle est, des grands du XXe siècle, sans doute l’exemple le plus éloquent, puisqu’il a théorisé cette question dans les années 1920 et 1930, puis l’a mise en pratique, bien évidemment, du sursaut fondateur de 1940 au crépuscule de 1969, avant d’en tirer les leçons, sous forme d’un véritable testament politique parmi les plus marquants qui soient. On se bornera donc à aborder deux questions. D’abord, comment se conçoit la décision ? Quel est le moteur qui conduit de l’appréhension d’un problème à sa solution ? Ensuite, quelles sont les qualités particulières de De Gaulle dans l’action, et comment le leadership militaire influe sur le leadership politique ? C’est par ce biais, et à travers quelques exemples, que l’on comprend le lien entre les valeurs (comment appréhender un problème et quelle stratégie pour le résoudre ?) et les vertus (quelles qualités mobiliser ?).

« Le caractère est la vertu des temps difficiles », écrit de Gaulle dans le Fil de l’épée. Alors à l’aube de la quarantaine, progressant de manière incertaine et laborieuse dans la carrière militaire, il est déjà mû par une certitude profonde : « préparer la guerre, c’est préparer les chefs ». Or l’homme de caractère se définit précisément par sa capacité à « recourir à lui-même » en temps de crise. Mais précisément, qu’est-ce qui fait un tel homme ? Chacun porte-t-il ces ressources en lui-même ? Et quel portrait en creux de Gaulle nous offre-t-il de lui-même à cette occasion ?

« L’intelligence, c’est la destruction de la comédie, plus la capacité de jugement, plus l’esprit hypothétique », confiait Malraux à Roger Stéphane. Le parallèle est troublant : pour de Gaulle, l’art de la décision est le révélateur des caractères. Et dans le Fil de l’épée, il suit (ou précède, plus exactement) cet énoncé malrucien. La première étape de la décision est l’appréhension de situation. Le Chef est, d’abord, celui qui dans le chaos initial, voit plus vite, plus large, qui sait de son regard saisir, fixer un contexte mouvant, incertain, anxiogène. Il y a bien évidemment ici une part d’instinct : de Gaulle exalte ce « flair », ce « coup d’œil » qui n’est pas donné à tous [5], et qui permet d’appréhender l’inédit. Mais la capacité à voir vite et large se développe, s’enrichit : c’est ici que la culture générale joue son rôle. L’histoire, la littérature façonnent un cadre, un faisceau de pressentiments, « la connaissance raisonnée du terrain aide la conception ».

N’oublions pas non plus que De Gaulle se méfie instinctivement de l’intelligence, sans verser dans l’anti-intellectualisme, voie étroite entre l’éther et la tripe. Avait-il entendu Bergson, un jour à la table familiale, évoquer l’intelligence, « dont la nature est de saisir et de considérer le constant, le fixe, le défini, et de fuir le mobile, l’instable, le divers » ? En décembre 1927 il avait écrit à son mentor, le colonel Mayer : « … car que « faire » avec l’intelligence ? Prétentieuse impuissante. Mars était beau, fort et brave, mais il avait peu d’esprit. » Fascinante mobilité de la pensée, qui sait pourtant se cristalliser pour agir.

Le caractère et la culture se combinent chez l’homme de caractère pour « détruire la comédie » ambiante et voir juste, tracer sa propre voie face à la crise. C’est là l’esprit initial du gaullisme. L’Appel du 18 juin est avant tout un constat, une explication, basée sur une intuition forte. Là où tant condamnent une faiblesse ontologique de la France face à l’Allemagne, ou attendent avec une joie mauvaise l’occasion de tuer la « gueuse », là où le pétainisme pointe l’infériorité morale de la France comme cause de la défaite, de Gaulle impose son analyse lucide : c’est une infériorité technologique et donc stratégique qui conduit à l’effondrement militaire de juin 1940. En saisissant le réel tel qu’il est, sans affects, de Gaulle ramène ceux qui savent l’entendre aux réalités : il leur restitue donc leur capacité de mobilisation et d’action.

Mais au service de quelle vision, et selon quelles modalités ? C’est ici qu’intervient l’esprit « hypothétique », que de Gaulle définit comme une capacité à envisager l’ensemble des possibles, et surtout à les envisager en conservant une liberté de penser, de questionner, de conjecturer, sans filtre idéologique, mais avec le soutien d’une armature morale, dont la foi inconditionnelle dans le destin de la France constitue la substance. Là aussi, l’intelligence ne vaut que si elle s’articule avec un constat initial juste, sans concessions. Mais elle ouvre les chemins vers la solution de la crise. Et cette capacité à penser, à conjecturer sans céder au sentimentalisme donne un coup d’avance sur l’adversaire, et même sur les partenaires.

De nombreux exemples le montrent , mais le plus saisissant est sans doute celui que de Gaulle nous donne lors de la crise de Cuba : alors que les dirigeants européens, de McMillan à Adenauer, s’affolent d’une montée des tensions qui serait incontrôlable, de Gaulle seul dispose d’une grille d’analyse qui le met à l’abri de toute panique, parce que construite à la fois sur sa compréhension profonde des objectifs historiques des deux Grands, Etats-Unis et U.R.S.S, et sur une appréhension fine du rapport de forces, nourrie de sa connaissance personnelle des dirigeants, Kennedy et Khrouchtchev, qu’il a tous deux rencontrés et sondés, notamment l’année précédente lors de la crise de Berlin. L’esprit hypothétique, c’est alors une capacité à envisager rapidement toutes les hypothèses, à se mettre en lieu et place des potentiels belligérants car l’on a compris en profondeur leur mode de fonctionnement et leurs objectifs stratégiques. Jamais l’URSS ne s’estimera en mesure de mener un conflit conventionnel avec les Etats-Unis. En revanche, les Américains accepteront des concessions en Europe (le retrait des missiles en Turquie) pour sécuriser définitivement le continent américain. Dès lors, la crise de Cuba, doit être conçue comme un conflit régional, et le respect de la souveraineté des Etats-Unis sur leur zone doit nourrir l’exigence d’un respect réciproque de la souveraineté des Européens sur leur territoire : c’est là, à grands traits, la leçon simple à tirer d’une situation qui ne l’est pas, et que de Gaulle formule précocement aux ambassadeurs européens. Sa sérénité, la lucidité de son analyse constitue paradoxalement un élément de désescalade des tensions, et donc de sortie de crise.

Cependant, l’analyse, aussi nourrie et pertinente soit-elle, ne fait pas la décision. En dernier lieu, c’est la capacité de jugement qui prévaut, celle qui permet de se lancer dans le champ de l’inconnu, particulièrement quand « la responsabilité prend un tel poids que peu d’hommes sont capables de la supporter tout entière ». De Gaulle le résume de la tranchante formule du Fil de l’épée : « en dernier ressort, la décision est d’ordre moral » [6]. C’est en effet le courage, une certaine armature morale, une capacité à déplaire, aussi, qui permettent d’être fidèle et cohérent avec ses analyses. C’est aussi pour cela que de Gaulle se défie des esprits « purement spéculatifs » et ne se range pas parmi eux. « Au commencement était le verbe ? Non ! au commencement était l’action ». Telle est l’exergue du Fil de l’Epée. En effet, « Les esprits qui consacrent à la spéculation une activité exclusive perdent le sentiment des nécessités de l’action » : au contraire, chez lui la culture, la réflexion nourrissent l’action et ne la freinent jamais. Il y a dans le choix de l’action une part impondérable de risque, d’incertitude, de fausse route, aussi solide soit l’analyse auxquelles les contingences ne se soumettent pas nécessairement. Combien ont dressé le même constat lucide que de Gaulle en juin 1940 ? Combien l’ont suivi ?

On ne saurait conclure ce trop rapide portrait sans ajouter un point, particulièrement mis en valeur par Julian Jackson dans sa récente biographie du Général : celui-ci pourrait apparaître, à travers cet austère portrait, comme un homme nourrissant son ardeur d’une solitude méditative. La passion exclusive et jalouse de peser sur les évènements se nourrit d’une force d’âme, d’une volonté d’avoir raison envers en contre tous. Pourtant, le Général est aussi un homme qui sait écouter les points de vue de ses collaborateurs, s’en nourrir, parfois même accepter de s’être trompé et distinguer ceux qui ont su avoir raison contre lui et le leur faire savoir. C’est peut-être sur ce point que l’on se doit de distinguer le capitaine qui rédige le Fil de l’épée, au début des années 1930, amer de ne voir se dresser aucune figure à la hauteur de l’idéal du chef auquel il aspire, et le chef de l’Etat des années 1960, porteur d’une vision, mais capable de l’infléchir si certaines initiatives lui paraissent relever d’une vision erronée de l’intérêt national. Le soutien et le conseil de ceux qu’anime le service de la France et de son Etat, des gardiens des grands équilibres et de l’action publique du temps long lui sont un précieux adjuvant : exiger beaucoup d’eux, une loyauté et une efficacité sans limites, n’empêche nullement de les entendre.

C’est donc l’idée centrale qui revient au moment de répondre : la cohésion constante entre la pensée et l’action est le socle sur lequel de Gaulle bâtit son œuvre, dans une lignée que ne renierait pas Bonaparte écrivant : « C’est la volonté, le caractère, l’application et l’audace qui m’ont fait ce que je suis ». Intellectuel dans l’action, il résiste, encore et toujours, à toute tentative de systématisation. Il nous échappe précisément car le lien entre valeurs et vertus, entre moyens d’appréhension et qualités dans l’action reste toujours vivant, vibrant, mobile. C’est sans doute ce qui explique cette « prise sur les âmes » qu’a pu exercer le Général de Gaulle, et qu’il exerce encore.

[1] Charles de Gaulle, Mémoires de Guerre, Paris, Plon, rééd 2016, pp. 164 et 166.

[2] « La première des vertus est le dévouement à la patrie »

[3] Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée, Paris, Perrin, rééd 2010, p. 31.

[4] Julian Jackson, De Gaulle, une certaine idée de la France, Paris, Seuil, 2019.

[5] « Qu’un politique, un soldat, un homme d’affaires conçoive comme il faut, c’est-à-dire en accord avec ce qui est, on proclame qu’il a le « sens des réalités », ou le « don, ou du « coup d’œil », ou du « flair ». Rien ne peut, dans l’action, remplacer cet effort de la nature même. Cf. Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée, op.cit, p. 64.

[6] Cf. Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée, op.cit, p. 74. « Sans doute l’intelligence y aide, sans doute l’instinct y pousse, mais, en dernier ressort, la décision est d’ordre moral ».

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