« EN RELISANT CHARLES DE GAULLE »
par Maurice Schumann

Revue des Deux Mondes, mai 1980

J’ai eu le bonheur de conserver le cahier bleu auquel je confiais jadis mes pensées, c’est-à-dire mes ambitions d’adolescent.

Sur la page de garde, j’avais calligraphié cette phrase de Barrès :

« Si vous avez vu un homme-Un, vous avez vu une grande chose. » Plus tard, j’ai su qu’Albert Thibaudet appliquait la maxime à son auteur : selon lui, Barrès était lui-même « un homme-un », bien que « tous les esprits de la recherche » l’aient habité jusqu’à sa mort, parce qu’il avait donné à une génération, à une époque, l’idée vraie d’un « équilibre entre la culture et la vie ».

Charles de Gaulle appartenait à cette époque et à cette génération. S’il avait été tué à Douaumont, on aurait peut-être trouvé dans sa cantine l’Enquête d’Agathon, ou le Voyage du centurion, deux livres que Massis et Psichari n’auraient jamais conçu sans cet « équilibre entre la culture et la vie » dont ils étaient redevables à Barrès. C’est sur la mème crête que le capitaine de Gaulle aurait pu tomber, comme tant d’autres, avant d’avoir trente ans. Il y était parvenu — non sans une peine secrète, mais sans une ombre d’hésitation ou de regret — par les chemins de l’obéissance.

Or c’est par la désobéissance qu’il est, à près de cinquante ans, entré dans l’histoire : parce que les fils d’une tragédie singulière se trouvaient entre ses doigts, il fut contraint, un certain 18 juin, de donner à l’absolue soumission les apparences de la révolte. Dès lors, comme tous les hommes au destin hors série, il fut guetté par le risque de la démesure. Il dut mener son combat envers et contre tout, et même contre cette tentatrice. C’est bien pourquoi les Mémoires de guerre (que je viens de relire en trois jours comme Ronsard l’Iliade d’Homère) ne sont pas seulement une geste ou un récit, mais aussi un journal intérieur : à chaque page, une tête classique endigue et oriente le torrent qui pourrait l’emporter ; elle l’observe sans émerveillement et sans effroi, mais non sans un tremblement contenu. Ainsi renaît sous nos yeux un équilibre menacé, c’est-à-dire une œuvre d’art, entre la culture, c’est-à-dire la mesure, et la vie, c’est-à-dire les écueils de l’action.

Toute nation est déchirée. En s’abandonnant à sa nature, aucun homme ne sera jamais un « homme-un ». Il faut, pour l’être vraiment, le devenir sans cesse : la langue écrite du général de Gaulle ne coule pas de source ; c’est dans le marbre qu’elle est taillée. Mais si, comme il l’a mainte fois dit, le mémorialiste enfante dans la douleur, son style ne sent pas l’effort, il le reflète. Il se contient ou se reprend, non pour embellir son écriture, mais pour dévoiler ses desseins jusqu’au fond, après les avoir exécutés jusqu’au bout. « Dans un air où, déjà, s’élèvent les vols des chimères, je me sens tenu, quant à moi, de dire les choses telles qu’elles sont… Il n’y a de réussite qu’à partir de vérité » : la même obsession reparaît chaque fois que le moraliste perce sous le narrateur ; c’est elle qui établit un accord parfait entre l’ordre ou le mouvement de la phrase et la progression de la grande entreprise.

Ainsi, tout le livre, par la forme comme par la trame, est le miroir d’une victoire difficile, dont chaque étape fut d’abord une bataille incertaine. Le titre du troisième volume n’a pas été choisi sans avoir été mérité : « le Salut » n’est donné qu’à ceux qui savent regarder la mort en face, le propre du général de Gaulle est de n’avoir pas rusé avec ce dur visage, de l’avoir reconnu, de l’avoir appelé à un combat singulier, puis, lourd mais fort de ce défi solitaire, d’avoir voulu toutes les conséquences de ce qu’il voulait. Car l’ennemi défini par « l’appel du 18 juin » n’est pas seulement l’envahisseur ou le nazisme. S’il ne s’était agi que d’eux, eût-il été sage d’imiter, comme Saint-Exupéry rêvant à son futur sacrifice, la patience ou le silence de la graine. Mais l’enjeu était plus vaste. Même parmi ceux que l’espoir ne déserta jamais, fouettés par la noblesse d’une passion ou d’un instinct qu’ils n’auront pas le loisir de raisonner, j’en sais beaucoup qui sont morts sans l’avoir mesuré : il fallait, tout simplement, épargner à la France d’être deux fois vaincue, une première fois par l’Allemagne, une seconde fois avec elle. Deux fois vaincue ou une fois victorieuse : telle était la vraie, la seule alternative. Car pour conjurer la deuxième défaite, il n’était d’autre moyen que de nier la première, donc de refuser les « armistices », de marquer à tout prix et dans tous les combats la présence de la France, « de telle sorte qu’elle fût dégagée de la flétrissure ». Que l’agresseur finît par succomber et que le territoire fût libéré, voilà qui était bien loin de suffire. Encore fallait-il que, pas une minute, les alliés ne fussent livrés à la tentation d’écarter la France de la victoire commune. Mieux encore que les deux premiers tomes des Mémoires de guerre, « le Salut » nous fait sentir, à chaque page, que cela n’alla jamais de soi. La meilleure leçon d’histoire que nous puissions donner à nos petits-enfants est de graver dans leur mémoire cinq lignes, deux phrases qui couronnent une incroyable fortune en empruntant le tour sobre et presque détaché des Commentaires de César : « À l’acte final de la capitulation allemande, le représentant de la France est signataire, comme ceux de la Russie, des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Le feld-marshall Keitel, en s’écriant : « Quoi ? Les Français aussi’ souligne le tour de force qui aboutit pour la France, et pour son armée, à un pareil redressement ». L’exclamation de Keitel n’est pas seulement un hommage, mais aussi le rappel d’une douleur sourde : le « tour de force » est le fruit d’une volonté qui a su ne pas perdre un instant ; s’il avait commencé après une éclipse, même brève, de la France combattante, il n’aurait pas abouti « à un pareil redressement ». Après la bataille de France, après le débarquement des alliés en Afrique du Nord, après Stalingrad, il n’était certes pas trop tard pour accroître, par l’effet des sacrifices consentis et des services rendus, les titres de la France. Mais, pour faire en sorte qu’elle fût appelée, aux côtés des plus grands, à régler le sort du monde, il importait de ne pas laisser aux chefs de la coalition le temps de s’habituer à son absence. Le gaullisme n’est pas toute la Résistance, et n’est pas seulement la Résistance. Le lecteur des Mémoires ne peut le définir que comme la résolution ou l’art de soustraire à la discrétion des autres le droit de la France à la victoire. La rigueur d’un tel dessein exige un style d’airain : le général de Gaulle pousse le souci de se livrer tel qu’il fut jusqu’à dire et à redire qu’il n’a pas oser déplorer la prolongation de la guerre après la libération du territoire français : « l’importance et le poids de la France » s’accroissaient dans la coalition à la faveur des délais.

Cette raideur, que les servitudes de sa mission rendirent souvent implacable, est-elle liée à la nature de Charles de Gaulle ? Fut-il, au contraire, le premier à la subir comme une forte tutelle ou comme un joug bien lourd ? C’est ici que l’écriture révèle l’homme sous la légende. Elle est comme la porte secrète par laquelle il se glisse, dès qu’il le peut, pour sortir de son personnage sans le fuir, et prendre du recul par rapport à lui- même. Dépouillé de son armure, l’évadé n’emprunte pas toujours la même route. Tantôt il se laisse gagner, mais non submerger, par l’émotion ; refuse d’accueillir la victoire par des transports parce que « la lutte fut salie de crimes qui font honte au genre humain » ; se sent tenté par le désespoir « pour la première et la dernière fois, après l’explosion de la bombe atomique », en voyant paraître le moyen qui permettra peut-être aux hommes de « détruire l’espèce humaine » ; se jure de transformer en association les rapports de dépendance des peuples d’outre-mer avec la France ; veut balayer « les retards, les embarras, les égoïsmes » qui empêchent les pouvoirs de donner leur part aux travailleurs ; enfin caresse comme un visage retrouvé la personnalité géographique de la France et pose un regard voilé sur « la forêt des meules qui, comme naguère, annonce Brie-Comte-Robert » . Tantôt l’ironie lui offre le même recours qu’au Voltaire historien de l’Essai sur les mœurs qui, pour mieux juger, feint de se borner à décrire : à Marseille, les problèmes étaient simplifiés « dès lors qu’ils en avaient l’air » ; un colonel, « officier de grande expérience, s’appliquait à égarer les ahus dans le dédale administratif ; à Moscou, « la personnalité de chacun s’estompait dans la grisaille qui était le refuge commun » ; à Staline, qui le plaint d’avoir à gouverner un pays remuant, de Gaulle répond, en se mordant les lèvres : « je ne puis prendre exemple sur vous, car vous êtes inimitable. » Mais même quand il ne révèle pas en les réprimant un sourire ou une agitation du cœur, le mémorialiste sait être à la fois dans la vie et dans l’histoire. Parce qu’il n’ignore pas « qu’aucun homme ne peut se substituer à un peuple », il connaît ses limites. Mais aussi, il s’impose des limites. Au Kremlin, en décembre 1944, l’intérêt étroit et immédiat de la France lui conseille d’acheter un pacte, dont il a besoin, contre l’approbation publique de ce qu’il croit être l’entreprise d’asservissement de la nation polonaise : il s’y refuse, pour la seule raison que « l’avenir dure longtemps », assez longtemps même pour justifier « un acte conforme à l’honnêteté et à l’honneur ». Mais ce n’est pas seulement la loi morale qui surplombe son orgueil : quand «l’homme-un » voit revenir la désunion, il n’hésite pas à rendre la parole au peuple : d’abord parce que, s’il la lui refusait, il imprimerait à son œuvre « une marque frauduleuse » , ensuite, parce qu’il dresserait contre lui le pays « qui ne distinguerait plus les raisons de cet arbitraire ».

Car, s’il a subi la tentation de la solitude, il n’a jamais cédé à celle du coup d’Etat. Attentif à ne pas laisser la petite histoire brouiller ses traits, sculptés par et pour la grande Histoire, résolu à n’être rien plutôt qu’à ne pas être « un arbitre qualifié » à la tête des pouvoirs, il reste un homme pour qui les autres et le monde extérieur existent. Il se met à la place de l’Amérique pour regarder fugitivement la France comme « une captive énigmatique ». Il est capable de faire la part des circonstances au point de définir la conduite de Darnand comme celle d’un « grand dévoyé de l’action ». Il admire la foule surgie des ruines de Dunkerque pour entonner des chants « qui mettent les malheurs en fuite ».

Ces images font moins songer au Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe qu’à celui de la Vie de Rancé, dont l’âge avait abrégé la phrase sans jamais raccourcir son souffle. René, quand il «embrassait les fonds sauvages » et se pénétrait de « l’insignifiance des choses », avait, lui aussi, assez de génie pour comprendre que les civilisations sont mortelles, et assez de cœur pour croire que la France ne l’est pas.

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