INAUGURATION DE LA BILBIOTHÈQUE DANIEL CORDIER
(COMPAGNON DE LA LIBÉRATION, SECRÉTAIRE PUIS BIOGRAPHE DE JEAN MOULIN)

par François Berriot,
Vice-président de l’Association nationale des Amis de Jean Moulin

À Béziers, 10 septembre 2021

Le 10 septembre 2021, à la Médiathèque André Malraux de Béziers, ville natale de Jean Moulin, a eu lieu l’inauguration officielle de la Bibliothèque Daniel Cordier, sous la présidence du Maire de la cité et du Président de l’Association nationale des Amis de Jean Moulin. Etaient notamment présents des membres des familles Cordier, Moulin et de Gaulle, les filles et fils de quelques-uns de ceux qui furent les compagnons de Jean Moulin en 1942-1943 (Raymond Fassin, Paul Schmidt, Pierre Kaan, Jacqueline Pery d’Alincourt), les représentants des Associations d’anciens combattants, les Maires de Callas et Melay où se rendit Jean Moulin lorsqu’il était le Délégué du Général de Gaulle en France, les élus de l’Agglomération de Béziers et du département de l’Hérault, les élèves de Terminale du Lycée Jean Moulin… Lors de la cérémonie, Patricia Gillet, Conservateur général aux Archives nationales, Bénédicte Vergez-Chaignon, historienne et ancienne collaboratrice de Daniel Cordier, ont analysé l’œuvre du biographe de Jean Moulin, tandis que le vice-président de l’Association nationale des Amis, a évoqué la Bibliothèque elle-même en ces termes :

Depuis sa première enfance, Daniel Cordier a vécu entouré de livres, et ceux-ci l’ont certainement aidé au fil de son existence : en effet, bien que d’un naturel heureux, il a eu à traverser de dures épreuves (le divorce de ses parents alors qu’il a 6 ans ; en été 1940, la séparation d’avec sa famille ; de juillet 1942 à janvier 1944, la clandestinité dans la France occupée ; plus tard, la solitude et la maladie), et il s’est alors appuyé sur la lecture (par exemple, partant en juin 1940 pour l’Angleterre, il emporte avec lui un volume de Maurras et le Journal de Gide). Il commence de se constituer une bibliothèque dès l’âge de 10 ans, et il cesse d’acquérir des livres seulement en 2018 ou 2019 (les derniers titres entrés semblent être un numéro de 2018 de la Revue des Deux Mondes où il peut lire un article sur Albert Camus et un autre intitulé « Etre Juif en France des origines à nos jours », et le numéro d’automne 2019 d’Espoir publiant son propre compte rendu de l’édition des Ecrits de Jean Moulin) ; la bibliothèque comptait alors plus de 3000 titres – parfois en deux exemplaires car Daniel Cordier a longtemps deux domiciles, un en Béarn et l’autre à proximité de Paris ou sur la Côte d’Azur- dont bon nombre sont annotés de sa main. Ainsi la bibliothèque constitue le reflet d’une existence entière, sur le plan intellectuel, artistique et intime.

Datent de l’enfance une quinzaine de plaquettes de la Collection Patrie sur la guerre de 1914-1918, une Histoire Sainte pour les petits enfants de 1930, et les Merveilles du Monde de Nestlé (1932) ; le garçon a hérité du Nouvelliste de Bordeaux (publié par son grand-père Augustin Cordier durant le premier semestre 1896), et il conserve précieusement sa propre boîte à dessin, avec crayons, grattoirs, médailles de la Vierge.

La bibliothèque témoigne d’une aussi émouvante fidélité à l’adolescence et aux études plus que fantaisistes accomplies dans divers établissements religieux : le lycéen y utilise alors les anthologies de la Littérature française de Chevaillier et Audiat (1927), de Lanson, Mornet, Des Granges, les manuels d’Histoire de Mallet et Isaac (1927), les précis de Philosophie de Cuvillier. [Au début des années 1970, ayant dépassé la cinquantaine et regrettant d’avoir été un élève peu appliqué, il commandera, chez Hatier, les exemplaires des manuels égarés au fil des années et qui lui seront nécessaires pour combler ses lacunes ; c’est aussi, semble-t-il, en 1972, qu’il décidera de suivre des cours de Sciences humaines à l’Université de Nice.]

Durant l’adolescence, le jeune lycéen s’engage avec passion dans l’Action Française et commence d’accumuler un nombre impressionnant de livres dus aux maîtres de la droite nationale et catholique, principalement J. Bainville (18 titres), Maurice Barrès (5), H. Béraud (7), R. Brasillach (5), Léon Daudet (15), Thierry Maulnier (19) et Charles Maurras (48) ; cet intérêt pour Maurras – interrompu à partir de l’été 1940 alors que le jeune homme part à Londres pour rejoindre la France Libre et désapprouve les prises de position du vieil écrivain en faveur de la collaboration – paraît renaître vers 1950 et ne disparaître définitivement qu’après 1973 (date de la publication posthume d’un livre de Maurras entré dans la bibliothèque)… Il faut d’ailleurs noter qu’entre 1935 et 1940, le « jeune camelot du roi », ardent patriote, demeure farouchement hostile à l’Allemagne et à l’hitlérisme qui représentent à ses yeux un danger mortel pour la France (acquisition des livres d’E.N. Dzelepy et d’O. Scheid, de 1933, de Mein Kampf de 1934 et du Hitler m’a dit d’Hermann Rausching, de 1939) ; de même, il est significatif que le jeune homme ne manifeste jamais aucune sympathie à l’égard du fascisme italien.

En juillet 1942, on le sait, Daniel Cordier, envoyé en mission en France par le BCRA de la France Libre, devient, à Lyon, le secrétaire et le principal collaborateur de Jean Moulin : cette rencontre est décisive. Désormais ses lectures seront orientées par la fidélité au « patron », Délégué du général de Gaulle chargé d’unifier la Résistance, de constituer l’Armée secrète et de fonder le CNR, mais aussi amateur d’art et dessinateur de talent. Curieusement, c’est ce second aspect de la personnalité de Jean Moulin, qui influe d’abord, et durant plusieurs décennies, sur les lectures du jeune homme, qui, dès le lendemain de la guerre, se lance dans la constitution d’une vaste collection de livres d’art. Entrent en effet, dans la bibliothèque, les grands classiques de l’histoire de l’art : la précieuse édition originale dédicacée des Peintres cubistes de Guillaume Apollinaire, les œuvres d’André Chastel (9 titres), d’Elie Faure (6), d’H. Focillon (9), de P. Francastel (4), d’E. Fromentin, d’E. Gombrich, des Goncourt, René Huygue (7), E. Mâle, E. Panofsky, Taine, Wöfflin, et une histoire de la peinture contemporaine de Christian Zervos dont Jean Moulin, en mai 1943, le soir de la fondation du CNR, offre un exemplaire à son fidèle secrétaire… Sont également acquis par Daniel Cordier, les écrits des grands artistes sur leur propre création – entre autres Brassaï, Delacroix, Jean Dubuffet (6 titres), Marcel Duchamp (2), Dürer, Gauguin, Klee (3), Léonard de Vinci (3), André Lhote (8), Henri Michaux (10, dédicacés), Michel-Ange, Poussin, Réquichot, Rouault, Rubens, Signac, Van Gogh, Vasari, Vollard –, ainsi qu’un nombre très important de monographies sur différents artistes ; les inventaires des  principaux musées d’Europe et des Etats-Unis et les catalogues des grandes ventes internationales complètent cette impressionnante documentation du galeriste qu’il est devenu et du collectionneur qui ne cessera de « chiner » jusque vers 2016, à l’âge de 96 ans.

C’est à partir de 1977 seulement que Daniel Cordier, désireux de défendre la mémoire de Jean Moulin contre les allégations formulées par d’anciens responsables du mouvement Combat et par quelques auteurs, choisit de faire lui-même œuvre d’historien. Il réunit un monumental ensemble d’imprimés, d’une part, et, d’autre part, de documents dactylographiés ou manuscrits (parmi lesquels des doubles des archives des Services secrets de la France Libre qui rejoindront plus tard les Archives nationales). La bibliothèque s’enrichit alors des ouvrages majeurs publiées par les historiens français et étrangers de la Résistance ; elle acquiert également les écrits des acteurs de premier plan (parmi lesquels évidemment les Mémoires de guerre  de Charles de Gaulle et le Premier combat de Jean Moulin, comportant de très nombreuses annotations manuscrites) et les témoignages des « patrons » des principaux mouvements de Résistance, qu’ils soient d’inspiration gaulliste, démocrate-chrétienne, socialiste, communiste voire nationaliste. Appartiennent aussi à cet ensemble les souvenirs d’acteurs étrangers (comme Hugh Verity, E. Piquet-Wicks, Roland de Pury, Jorge Semprun) et d’hommes qui, ayant rompu progressivement avec Vichy, se sont placés sous l’autorité des Anglais ou des Américains, comme Georges Groussard ou Louis Rougier. Quelques personnalités émergent, pour qui le lieutenant Cordier a éprouvé sympathie, admiration ou réaction passionnelle, comme Raymond Aubrac, Jean Ayral, Pierre Brossolette, Pascal Copeau, Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Yves Farge, Stéphane Hessel, le colonel Passy ; il y a, au tout premier plan, Jacques Bingen, si fascinant par son courage et son sentiment esthétique de la vie, et, bien entendu, Jean Moulin, le « patron », tant aimé depuis la rencontre de juillet 1942 jusqu’aux derniers mois de 2020 et qui inspirera plus tard le biographe de L’Inconnu du Panthéon et l’écrivain talentueux de La République des catacombes et de Caracalla.

Mais la bibliothèque de Daniel Cordier n’est pas seulement celle d’un amateur d’art et d’un Compagnon de la Libération devenu historien et mémorialiste : c’est aussi celle d’un esprit heureux, avide de connaître la pensée et la spiritualité de l’Egypte pharaonique, de la Grèce antique, de l’Extrême-Orient. La bibliothèque révèle en effet un lecteur explorant avec passion et dilettantisme la littérature universelle : roman russe, théâtre élisabéthain, Goethe, Poe, Strindberg, Joyce, Musil, Virginia Woolf, Moravia. Daniel Cordier a gardé, de ses études (et de son appartenance à l’Action Française ?), un goût très vif pour les grands écrivains des XVIIe et XVIIIe siècles français (Molière, Racine, Saint-Simon, Diderot, Voltaire, Rousseau ; l’agnostique impénitent lit aussi François de Sales, Bossuet, Fénelon et surtout Pascal, aimé depuis l’adolescence), alors qu’il s’intéresse assez peu au XIXe siècle, Chateaubriand, Stendhal, Balzac et Flaubert exceptés (deux titres seulement de Hugo, La Légende des Siècles et le Journal 1830-1848 !) Bien entendu, les grands écrivains contemporains occupent une place de choix dans la bibliothèque : Alain (17 titres), Aragon (6), Artaud (6), Bernanos (6), Breton (6), Camus (6), Claudel (6 dont un exemplaire dédicacé), Cocteau (20), Gide (32), Malraux (15), Roger Martin du Gard (9), Mauriac (9), Henri Michaux (29, la plupart dédicacés mais pas toujours lus), Montherlant (11), Proust (22), Sartre (15), Valéry (13). Les critiques, essayistes et penseurs contemporains sont très présents, avec, notamment, Raymond Aron (12 titres), R. Barthes (4), J. Benda (10), E. Berl (8), M. Blanchot (6), Roger Caillois (5), Régis Debray (8, dédicacés), Etiemble (6), Luc Ferry (5), Michel Foucault (5), Albert Thibaudet (8).

Ayant atteint la cinquantaine et soucieux de combler les lacunes d’une éducation naguère sacrifiée à des passions qui n’ont pas été seulement politiques, Daniel Cordier s’efforce, méthodiquement, d’étudier l’histoire (grâce aux maîtres du XIXe siècle comme Michelet, Renan, Taine, Burckhardt, et grâce aux contemporains comme Braudel, Duby, Febvre, Furet, Le Goff, Nora, Toynbee…) ; il étudie la psychologie et la psychanalyse (Adler, Bachelard, Bouthoul, Freud, Jung, Piaget…), et surtout la philosophie  : le galeriste, devenu chartiste par fidélité à son « patron », ne recule alors pas devant la difficulté qu’offre la lecture de Kant, Heidegger, Wittgenstein ; on voit même l’ancien militant de l’Action Française s’initier à l’astrophysique, à la pensée de Darwin, de Nietzsche, de Proudhon, de Sorel, et découvrir le matérialisme historique d’Engels, Marx, Trotski, Daniel Guérin, soulignant, en marge ou dans le texte, ce qui lui apparaît digne d’être retenu dans les réflexions de Staline sur le léninisme !

Durant les dernières années de sa vie, Daniel Cordier, jamais las de voir et de découvrir, parcourt le monde avec ses proches, ses petites-filles Candice et Sorn en particulier, parfois pour des périples qui durent de longs mois : à diverses reprises, il descend le Nil ; l’été, il se rend en Angleterre à la Tate Gallery ou en Russie au Musée de L’Ermitage ; il va admirer, sur place, les paysages qu’ont représentés les peintres de l’Inde, de la Chine, du Japon ; ces voyages sont préparés ou prolongés par la lecture d’ouvrages spécialisés (une trentaine de Guides Bleus, une cinquantaine de National Geographic). Enfin, tandis que l’éternel adolescent voit s’approcher le départ pour un au-delà sur lequel il ne s’interroge plus, il revient à ce qui a été une des préoccupations majeures de son existence : la réflexion sur l’âme humaine, sur ce « moi » qu’il sent chaque jour à la fois se muer et perdurer, sur ce corps qu’animent ou tourmentent sensations, passions, maladies. Il puise alors, dans la bibliothèque, parmi la centaine de mémoires, journaux intimes, écrits autobiographiques qu’il a rassemblés depuis toujours (entre autres : Montaigne, Pascal, le libertin J.J. Bouchard, Voltaire, Rousseau, Chateaubriand, Maine de Biran, Stendhal, Amiel, Tolstoï, Kierkegaard, Colette, Gide, Kafka, Vaillant et surtout Proust dont il possède 6 éditions différentes qu’il a annotées de sa main). Il relit aussi ses carnets d’adolescence et de jeunesse dont il nourrit les meilleures pages de Caracalla, des Feux de Saint-Elme et de La victoire en pleurant.

Après le départ de Daniel Cordier, en automne 2020, se pose le problème de l’avenir de la bibliothèque, couvrant les murs du vaste appartement qui domine le port de Cannes. Tout se décide en quelques heures. En effet, un matin de février 2021, Candice et Sorn Sivalax Cordier prennent l’heureuse décision de confier la plus grande partie des livres de leur Grand-Père bien-aimé à un fonds public auquel les chercheurs auront accès ; immédiatement, le maire de Callas, dans le Var, un fidèle de Daniel Cordier, se mobilise afin que, dans l’urgence mais dans les meilleures conditions, soient assurés l’enlèvement puis l’inventaire des quelque 3 500 volumes,  tandis que le maire de Béziers, ville natale de Jean Moulin, accepte avec enthousiasme d’installer la précieuse collection dans les beaux locaux de sa Médiathèque, et que des responsables de l’Association nationale des Amis de Jean Moulin et de la Fondation Charles de Gaulle prêtent leur concours ; le jour même, dans l’après-midi, les décisions prises sont mises à exécution… Cette fidélité à Daniel Cordier, à Jean Moulin et à la Résistance vaut aujourd’hui, à tous ceux que passionne encore un des grands moments de notre histoire, le bonheur d’avoir accès à la Bibliothèque désormais magnifiquement présentée à la Médiathèque André Malraux de Béziers.

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