L’EUROPE, DE L’ATLANTIQUE À LOURAL… ET AU-DELÀ

par le général Jean-René Bachelet

Le 27 août 2019, au lendemain de la clôture du sommet du G7 à Biarritz, le président de la République, Emmanuel Macron, intervenait, comme c’est l’usage, devant les ambassadeurs réunis pour leur conférence annuelle. Comme il l’avait fait quelques jours plus tôt à Brégançon où il recevait le président russe, Vladimir Poutine, il a développé les arguments qui militent en faveur d’un rapprochement avec la Russie ; il a ainsi, de fait, lancé les orientations d’une très nette inflexion politique pour la France, mais aussi pour l’Europe.

C’est dire si le thème des relations franco-russes et, au-delà, russo-européennes, est plus que jamais d’actualité.

Pourtant, les obstacles sur le chemin d’une réflexion sereine et rigoureuse sur ce sujet ne manquent pas, à commencer par le mot fameux :« La Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme ».

Voilà qui pourrait décourager l’observateur de se hasarder à pousser plus avant les recherches.

Il est vrai néanmoins que l’auteur de l’appréciation rappelée ci-dessus, Winston Churchill, est lui-même citoyen d’un pays dont l’étrangeté ne le cède en rien à celle dont il crédite le plus vaste Etat de la planète. Toute notre histoire commune en témoigne jusqu’à l’ultime épisode abracadabrantesque du « Brexit » en cours.

On conviendra que cette observation ne peut qu’encourager à ne pas se laisser intimider par la formule churchillienne et à persévérer dans le questionnement relatif à nos relations avec la Russie.

En effet, ne sommes-nous pas à l’heure où l’on nous ressuscite un ennemi russe, comme au bon vieux temps de l’URSS, du monde bipolaire et de la Guerre froide ?

De fait, les relations entre les nations d’Occident, auxquelles s’assimilent désormais la plupart des anciens « satellites » de la défunte URSS en Europe orientale, et la Russie de Vladimir Poutine, exhalent aujourd’hui de forts relents de « Guerre froide ».

Il est vrai que le retour russe à une politique de puissance après les humiliations qui ont suivi l’implosion du « bloc soviétique » ne laisse pas d’inquiéter.

Sur ce registre, l’annexion de la Crimée à la faveur de la crise ukrainienne a marqué un tournant.

D’exclusion du G8 en sanctions diverses et en mesures militaires gesticulatoires, tout se passe comme si la Russie était mise au ban des nations d’Occident dans le même temps où les rangs devraient se resserrer derrière le grand frère américain, conforté en garant de la sécurité des nations européennes face à une potentielle menace russe.

Or, tout cela survient en un temps qui marque une rupture avec le monde bipolaire d’antan.

Depuis la chute du mur de Berlin suivie de la disparition du « bloc soviétique », nous sommes entrés dans une ère nouvelle.

L’expression n’est pas surfaite si l’on veut bien considérer que ce temps est marqué par la conjugaison de phénomènes radicalement nouveaux en matière de géopolitique :

– Une interdépendance jamais égalée des nations dans un monde globalisé

– L’accession de l’immense Chine au rang des puissances majeures

– Le réveil convulsif d’une nébuleuse islamique génératrice de chaos dans sa variante fondamentaliste avec un terrorisme planétaire comme mode opératoire

– Des flux migratoires sans précédent sur fond de profondes disparités économiques et démographiques.

Dans le même temps nous vivons une révolution numérique dont nul ne perçoit les développements exponentiels et, simultanément, une mise en péril des équilibres naturels planétaires jusque-là inconnue sur une aussi courte période.

Dans ces conditions, comment les schémas géopolitiques et stratégiques du monde bipolaire de l’après Deuxième Guerre Mondiale pourraient-ils retrouver quelque pertinence ?

Or les postures euro-américaines à l’œuvre face à la Russie participent de ces schémas ; leur validité est donc pour le moins discutable. Il y a là comme une démarche somnambulique dont il urge de se dégager pour considérer les réalités du monde et de son avenir plus que jamais incertain.

A cela, il est des raisons positives : il n’y aura pas d’avenir pour une Europe maîtresse de son destin, donc pour la France, sans partenariat lucide et exigeant avec la Russie. Nous devons nous en convaincre.

Mais il faudra pour cela abattre le redoutable mur de défiance qui s’est reconstruit à peine le Rideau de fer avait-il été démantelé.

Il est aussi d’autres raisons plus dérangeantes : il est temps de prendre conscience du caractère délétère de l’emprise américaine pour cet avenir européen. Les initiatives du président américain pourraient faire douter de sa légitimité à exercer le leadership de ce que l’on appelait jadis le « monde libre » ; elles ont néanmoins le mérite d’être éclairantes sur ce point.

C’est donc à une révolution copernicienne que nous sommes invités, non pas à un renversement des alliances selon les schémas d’autrefois, mais à une émancipation de l’Europe dans le droit fil des géniales intuitions gaulliennes d’il y a un demi-siècle. Encore faudra-t-il surmonter de redoutables obstacles dont il importe de prendre la mesure.

Tel sera le cheminement de notre réflexion.

Europe et Russie : une symbiose dictée par la géographie et la culture

Au temps du monde bipolaire et de la Guerre Froide le général de Gaulle a pu évoquer à de multiples reprises « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » tout en prenant le parti de parler de « la Russie » s’agissant de l’URSS. Il voulait ainsi signifier qu’au-delà des aléas de l’histoire, en l’occurrence la révolution bolchevique, des réalités profondes et sous-jacentes demeuraient pérennes, les unes géographiques, les autres humaines et culturelles.

Les quelques esprits libres qui voulaient bien le suivre, à rebours des sarcasmes de ceux qui ne voyaient là que marotte d’un homme du passé, ont eu dans les trente dernières années l’éclatante démonstration de la justesse de cette vision.

Tout commence, comme souvent avec le général de Gaulle, par un truisme : l’Europe, telle qu’elle s’est définie à travers les siècles, s’étend de l’Atlantique à l’Oural et la Russie en fait bien partie.

Il est vrai que, vue de l’espace, cette Europe n’est qu’une sorte de péninsule occidentale d’un vaste continent eurasiatique ; d’ailleurs aucune limite géographique ne s’est opposée à l’expansion russe sur les immenses espaces sibériens jusqu’à l’Extrême-Orient, pour en faire le plus vaste Etat de la planète.

C’est dire si la géographie nous invite à ne désolidariser en rien l’Europe occidentale, non seulement de la Russie d’Europe, mais aussi de ses considérables extensions asiatiques.

Dans le monde fini qui est le nôtre, l’Europe a là, via la Russie, son « Far East ». Il n’est pas jusqu’au réchauffement climatique, au-delà de ses effets cataclysmiques, qui n’ouvre, au nord de ces immenses espaces, des perspectives nouvelles.

Comment ne pas voir que nos vieux pays, riches de savoir et de capacités mais pauvres en ressources naturelles, sont les partenaires naturels de la Russie pour la mise en valeur des espaces infinis de la Russie d’Asie ? Il y a là une opportunité historique féconde pour l’avenir. Nous n’avons que trop tardé pour la saisir.

La culture nous y invite non moins.

Lorsque nous évoquons Dostoïevski, Tolstoï, Gogol, Pouchkine, Tchekhov, Tourgueniev, Soloviev, jusqu’à de nos jours Soljenitsyne, ne les plaçons-nous pas de fait au rang des géants de la littérature européenne qui sont les piliers d’une culture commune ? Et que dire de Prokofiev, Stravinsky, Rimski-Korsakov ou bien encore Borodine pour la musique ? Et que seraient les sciences sans l’immense cohorte des mathématiciens et physiciens russes ?

De même, si, volens nolens, nous Européens de l’ouest sommes, sur le temps long, les héritiers de Rome et de l’Empire romain d’Occident, la Russie est la deuxième Rome, héritière quant à elle, de Byzance et de l’Empire romain d’Orient. Là sont nos racines profondes et elles sont communes dans la mesure ou l’un et l’autre empires sont frères jumeaux, ensemble nourris d’une pensée grecque qu’ils nous ont transmise, enrichie du message évangélique

Après sept décennies d’un régime totalitaire qui prétendait créer un homme nouveau au nom de l’utopie communiste dans sa variante bolchevique, quelle ne fut pas la surprise de beaucoup de voir ressurgir la Russie orthodoxe, sa foi et ses fastes ! Conformément à la vision gaullienne, cette Russie-là était demeurée, comme le feu sous la cendre. La voilà qui renait aujourd’hui.

Lorsqu’est tombé le « Rideau de fer » – encore une expression churchillienne – et qu’a implosé l’empire des soviets, voici trois décennies, l’ouverture l’un à l’autre des deux mondes était, sur ce registre, riche de promesses.

Malheureusement, les Occidentaux n’ont en rien conçu cette ouverture comme la possibilité désormais offerte d’échanges où chacun aurait eu autant à donner qu’à recevoir.

Tout à la divine surprise d’avoir « gagné la Guerre froide », on n’a eu, de la part de l’Occident, qu’arrogance et condescendance : la Russie devait faire table rase de son passé et il revenait aux « vainqueurs » de dispenser les ferments de la démocratie et du libéralisme sur les ruines du monde soviétique. Dans les faits, la Russie se trouva livrée au capitalisme le plus débridé et les échanges entre les deux mondes furent et restent, pour l’essentiel, marchands.

Il n’est pas jusqu’à l’Eglise catholique qui ne se soit inscrite dans ce mouvement : alors même que renaissait l’orthodoxie en Russie mais aussi dans tous les pays de même culture jusque-là soviétisés, les Uniates, ces chrétiens d’Orient restés fidèles à Rome, n’hésitaient pas à occuper un terrain qui n’était pas le leur. Le tragique démembrement de la Yougoslavie dont la résurgence de l’antagonisme séculaire entre Croates catholiques et Serbes orthodoxes fut l’une des composantes barbares vint alourdir le contentieux d’affrontements sanglants.

Voilà qui devait couper court à un rapprochement historique entre les deux grandes cultures chrétiennes séparées depuis un plus d’un millénaire.

Or, qui ne voit le caractère fécond qu’aurait pu revêtir se rapprochement, la pensée orthodoxe et la pensée occidentale latine s’enrichissant mutuellement tel qu’en rêvait Soloviev voici plus d’un siècle ?

Pour cette fécondation mutuelle de nos cultures, il n’est pas trop tard. On peut même penser qu’à l’heure où la domination planétaire de l’homme blanc est manifestement en reflux, se présente là une opportunité à ne pas manquer : celle d’une nouvelle Renaissance.

Voilà pour la géographie et pour la culture : au prisme de l’une comme de l’autre, s’impose entre les nations d’Europe et la Russie une symbiose étroite à organiser et à orchestrer. Dans notre monde désenchanté et face à un avenir lourd de menaces de toutes natures, une telle perspective trace un chemin de renouveau.

qui se heurte à un mur de défiance

Que l’on examine maintenant la question au regard de la situation géopolitique du monde et la symbiose n’apparaît plus seulement comme une invitation, c’est une nécessité historique.

En Europe même d’abord, la logique de confrontation avec le voisin russe qui s’est installée depuis les Pays Baltes jusqu’à la Géorgie en passant par la Pologne et l’Ukraine nous fait entrer dans l’avenir à reculons.

Elle hypothèque notre capacité commune à relever les grands défis de ce temps, que sont, bien plus prégnants qu’un hypothétique péril russe, l’hydre du terrorisme islamiste et les flux migratoires sur fond de profonds déséquilibres démographiques et économiques, sans omettre les changements climatiques lourds de bouleversements à venir, ou encore le rôle planétaire désormais joué par la Chine. Face à ces réalités du monde d’aujourd’hui et de demain, nul doute que les intérêts de la Russie et de l’Europe soient rigoureusement convergents.

Rien donc n’importe plus que de substituer à la funeste logique de confrontation une politique de confiance fondée sur nos intérêts mutuels.

Certes, il ne faut pas pécher par angélisme et chacun sait que les Russes sont de redoutables joueurs d’échec. Mais, prompts que nous sommes à identifier et stigmatiser comme seule responsable des tensions une politique russe qui, s’appuyant notamment sur ses minorités, fait peser sur les anciens vassaux de l’URSS en Europe orientale une menace de reprise de tutelle, nous éludons la responsabilité considérable de l’Occident dans les décennies qui ont suivi la dislocation du bloc soviétique.

On ne débattra pas ici du point de savoir si des engagements pris auprès de Michaël Gorbatchev par le représentant des Etats-Unis, notamment le secrétaire d’état James Baker en 1990, quant à un éventuel élargissement de l’OTAN, ont été trahis ou non.

Pour les Russes, cela ne fait pas débat : les Américains ont trahi leur parole.

En Occident, on estime généralement qu’aucun engagement n’avait été pris.

En fait, la réalité historique était sans doute que, côté russe, l’élargissement de l’OTAN était alors inimaginable et, côté occidental, la question était plutôt de savoir si cette OTAN avait encore quelque raison d’être…

Mieux vaut donc s’en tenir aux faits ; on ne peut alors que constater qu’à tout le moins des maladresses considérables ont été commises.

Dès lors qu’implose le bloc soviétique au début des années 90, tout se passe comme si l’interventionnisme de « l’hyperpuissance » américaine ne se connaissait plus de limites. S’ouvre alors une spirale de défiance qui ira crescendo.

A peine l’Allemagne est-elle réunifiée en 1990 et, de ce fait, la zone couverte par l’OTAN élargie vers l’Est jusqu’à la ligne Oder-Neisse, que l’Amérique prend la tête d’une « croisade » – le mot est de Georges Bush – contre l’Irak pour la première Guerre du Golfe.

L’apparente légitimité de cette guerre en riposte à l’invasion du Koweit par Saddam Hussein masque des réalités plus complexes qui sont interprétées à Moscou comme une démonstration de force d’un impérialisme américain cynique et sans retenue, s’engouffrant dans le vide laissé par l’effondrement de la puissance soviétique.

Suivent alors quelques années de tâtonnement où la question de la pérennité de l’OTAN se posait à coup sûr. Cette alliance défensive face au péril soviétique tel qu’il apparaissait au lendemain de la guerre avait perdu sa raison d’être.

C’était oublier le mot du général de Gaulle de janvier 1966 lors de la conférence de presse où il annonce le retrait de la France de l’OTAN en tant que structure militaire intégrée : il n’hésite pas à mettre en cause un « protectorat américain …organisé en Europe sous couvert de l’OTAN ».

L’OTAN instrument d’un « protectorat » ? L’expression n’a sans doute pas vieilli. Tout se passe alors comme s’il fallait lui trouver une nouvelle justification.

L’année 1995 marque pour cela un tournant. Saisissant l’opportunité procurée par l’impuissance européenne – essentiellement franco-allemande – à mettre un terme à l’embrasement de l’ex-Yougoslavie, l’intervention américaine en Bosnie via l’engagement de l’OTAN contribue à redonner à cette organisation la raison d’être qui lui faisait désormais défaut[1].

Un pas significatif vient d’être franchi : avec la Serbie désignée comme l’ennemi, nous sommes dans la zone d’intérêt russe. Pour autant, le rapport de force est tel que les Russes doivent se contenter d’un rôle de partenaire obligé qui n’a pas vraiment voix aux décisions.

1999 est véritablement l’année charnière : la guerre du Kosovo[2], à nouveau dans la zone d’intérêt russe, fait la démonstration que l’ « hyperpuissance » ne s’embarrasse ni des objections russes ni même d’un accord de l’ONU.

Concomitamment, l’adhésion à l’OTAN des ex-satellites que sont la République tchèque, la Hongrie et la Pologne ne peut pas ne pas être perçue en Russie comme la manifestation d’une posture dominatrice et potentiellement hostile.

Il est vrai que l’engagement, cette même année, de la Russie dans une impitoyable deuxième guerre de Tchétchénie, pouvait apparaître pour ces mêmes pays précédemment satellisés comme marquant la résurgence d’un impérialisme lourd de menaces pour eux.

Ils n’auront de cesse dès lors de réclamer la protection de l’OTAN, en fait de l’« hyperpuissance » américaine.

C’est tout particulièrement vrai des pays baltes, avec leurs importantes minorités russes ; en 2004, ils finissent par être admis eux aussi dans l’OTAN en même temps que la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie. Comment tout cela n’aurait-il pas été interprété à Moscou comme le parachèvement d’un investissement ?

Mais quand l’Ukraine est agitée de soubresauts qui peuvent augurer d’un même résultat, une ligne rouge est franchie pour le Kremlin ; plus que la présence d’une population russe majoritaire au Donetz, la position stratégique de la presqu’île de Crimée comme seule ouverture de la Russie sur la Méditerranée et base de sa flotte exige que soit mis un coup d’arrêt.

On connait la suite : appui russe à peine masqué aux sécessionnistes du Donetz, annexion de la Crimée[3], sanctions euro-américaines imposées à la Russie à titre de rétorsion.

Dans ce processus, côté occidental, aiguillonné par les ex satellites de l’URSS, il est clair qu’on a méconnu une donnée de base des relations internationales soucieuses de concorde et de paix: tout Etat, a fortiori une puissance – fût-elle en grandes difficultés- possède, au-delà de son territoire, des zones d’influence, au minimum d’intérêt. La sagesse veut, de la part d’un Etat tiers, qu’aucune action n’y soit conduite de nature à susciter l’inquiétude du grand voisin, a fortiori à le provoquer ou l’humilier.

C’est pourtant ce qui fut fait avec l’adhésion à l’OTAN d’Etats manifestement situés dans la zone d’intérêt russe.

Pour prendre la mesure de ces événements, souvenons-nous des réactions américaines à l’aventureuse mise en place de fusées à Cuba par l’URSS en 1962, autrement dit dans la zone d’intérêt américaine : on fut alors au bord du gouffre de l’apocalypse nucléaire et les répercussions n’ont pas cessé jusqu’à nos jours. La sagesse prévalut côté soviétique : Khrouchtchev fit marche arrière.

En l’occurrence, à partir de 1990, on a pour le moins manqué de sagesse et on a enclenché un processus de surenchère : en réponse à l’aventurisme occidental, dès que la Russie a pu stabiliser sa situation sous la férule de Vladimir Poutine, elle n’a eu de cesse de réaffirmer sa puissance.

Aujourd’hui, le mal est fait et un mur de défiance s’est édifié entre la Russie et l’Europe.

Pire encore peut-être, cette Europe s’est déconsidérée aux yeux des Russes, incapable de se poser en interlocuteur par sa sujétion de fait à la puissance américaine.

Dans cette impasse, la France doit retrouver le rôle qu’avait su, en son temps, jouer le général de Gaulle.

En 1966, en pleine Guerre Froide, il avait alors osé retirer la France des structures militaires intégrées de l’Alliance atlantique, autrement dit de l’OTAN et, simultanément, obtenu que soient évacuées du territoire national à la fois les structures de commandement de cette organisation et les nombreuses bases américaines installées depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale.

L’alliance demeurait, mais la France, dégagée de ce que le général de Gaulle désignait comme un « protectorat » de fait, retrouvait, par ce geste spectaculaire, son autonomie en matière de politique étrangère.

Aujourd’hui, dans une situation très différente, l’objectif doit être le même, tout particulièrement vis-à-vis de la Russie. Cependant, plus qu’hier, il ne peut se concevoir qu’élargi à l’Europe.

Pour s’en convaincre, les extravagances de l’actuel président américain devraient aider à porter un regard lucide sur les relations transatlantiques.

Les relations franco-américaines entre amitié proclamée et tutelle de fait.

 

L’image de l’Amérique est, pour les Européens, affectée d’un coefficient irrationnel et d’une dimension affective prononcés.

C’est vrai, pour des raisons différentes, à la fois des Français, de ses partenaires historiques de la première union européenne et des nouveaux venus anciennement sous tutelle soviétique.

Il en résulte, dans le monde tel qu’il est, a fortiori dans ce monde marchand triomphant, une sous-estimation de la seule réalité qui vaille au bout du compte et que les errements de la présidence Trump ont le mérite de nous rappeler : l’intérêt national. En l’occurrence, ces intérêts ne sont pas convergents, ils peuvent même se révéler parfaitement opposés.

Pour autant, perdure une surestimation : l’Amérique porte le flambeau de la Liberté, avec une majuscule.

Pour les Français, dans notre inconscient collectif, l’ancrage d’une image sublimée de la guerre d’indépendance américaine est profond ; avec les « pères fondateurs » de la démocratie américaine, nous avons en commun d’être les promoteurs de valeurs humanistes universelles issues du Siècle des Lumières, au premier rang desquelles la Liberté, que nous aurions, les uns et les autres, à faire rayonner à travers le monde.

Cette vocation commune trouve, au XXe siècle, trois occasions pour être puissamment réaffirmée :

A l’issue des quatre années d’hécatombes sans précédent de la Première Guerre mondiale, l’intervention tardive des « boys » joue un rôle déterminant dans la victoire sur l’impérialisme germanique.

Puis, vingt ans plus tard, vient la Seconde, où il revient à l’Amérique, dans un scénario apocalyptique, de mettre un terme à l’immense régression de civilisation entreprise par l’hydre nazie en Europe.

Et enfin, à peine celle-ci terrassée, la même Amérique devient le rempart de la Liberté, au cœur de l’Europe, face au péril que fait peser le messianisme soviétique dans sa variante stalinienne liberticide et meurtrière.

La vision d’une Amérique éclairant le monde du flambeau de la Liberté, véhiculée par une culture désormais universelle, celle du western, du cinéma dans son ensemble, des séries télévisées, de la musique -jazz, rock, country…-, et même du vocabulaire courant, est prégnante.

Elle fait passer aux profits et pertes des faits pourtant fortement contrastés avec cette image, qui s’inscrivent dans une remarquable continuité historique :

Il en fut ainsi, jadis, d’une société esclavagiste dont les rémanences se poursuivent jusqu’à nos jours, ou des guerres indiennes, génocidaires avant la lettre, ou encore de la terrible et méconnue conquête des Philippines.

Hier, dans le contexte de la Guerre froide, ce fut une entreprise systématique de mise en place de régimes dictatoriaux, en Grèce, au Chili, en Argentine, au Brésil, en Amérique Centrale, au Viet Nam.

Aujourd’hui, plus que jamais règne une raison d’état que rien ne tempère, dans une affirmation de la politique, le cas échéant guerrière et fût-ce en cache-sexe de la promotion d’intérêts économiques bien compris, qui serait celle du Bien, incarné par les Etats-Unis d’Amérique, contre le Mal, attribut dont l’adversaire est systématiquement le suppôt.

Le même cynisme s’applique à ce qu’il faut bien appeler la guerre économique proprement dite et ce, tout particulièrement à l’encontre des Européens.

Tout cela est bien connu, mais rien n’y fait : s’opposer à l’Amérique serait se ranger dans le camp des ennemis de la Liberté et, de surcroît, faire preuve d’une ingratitude coupable.

On l’a bien vu lorsque le président Jacques Chirac a eu l’audace de dire haut et fort, par la voix de son ministre des Affaires Etrangères, ce qu’il en était de la deuxième guerre d’Irak programmée par Georges Bush junior. La violence des réactions aux Etats-Unis a surpris et peiné nombre de nos compatriotes pour qui « l’amitié franco-américaine » relève d’un postulat qui ne se discute pas.

C’était méconnaitre le mot du général de Gaulle pour qui « Les Etats n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». Il avait pu le mesurer : les Etats-Unis avaient été parmi les derniers à reconnaître son gouvernement provisoire dans le même temps où, dans le sillage des troupes U.S. qui débarquent en Normandie en juin 44, l’AMGOT[4] se disposait à mettre notre territoire en coupe réglée et avait déjà préparé une monnaie d’occupation. Il faudra toute sa détermination pour y parer.

A qui interpréterait cela comme le fruit de l’antagonisme Roosevelt-de Gaulle, on rappellera quelques faits historiques pour le moins contrastés avec l’idée d’une amitié franco-américaine indéfectible.

En 1871, le premier télégramme de félicitation adressé à l’empereur Guillaume II au lendemain de sa victoire sur la France à laquelle il venait d’arracher l’Alsace-Lorraine était signé Ulysse Grant, président des Etats-Unis.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les Etats-Unis se retirent du délicat processus de restauration de la paix, abandonnant alors la France et l’Europe à un destin qui devait se révéler funeste.

A l’heure de la décolonisation, la France fait la douloureuse expérience, notamment en Algérie, de menées politiques qui ne sont pas vraiment amicales de la part de son grand allié.

En bref, les Etats-Unis d’Amérique sont nos amis pour autant que nos intérêts convergent et que nous ne contrarions pas les leurs.

Comment d’ailleurs pourrions-nous leur en faire grief ? Que dirions-nous d’une politique nationale ou européenne qui sacrifierait nos intérêts au nom d’on ne sait quelle amitié ?

Soyons donc conscients que l’Amérique n’a pas attendu Donald Trump pour faire présider le slogan « America first » à sa politique étrangère.

L’épisode de la deuxième Guerre du Golfe a illustré ce qu’il en coûte pour celui, fût-il réputé ami, qui ose exprimer des options divergentes de celles du grand allié.

Aujourd’hui, la guerre économique qui fait rage laisse peu de place à « l’amitié ».

Quant aux décisions unilatérales prises à Washington à l’encontre de l’Iran, les mesures de rétorsion prises à l’encontre de ceux qui ne s’alignent pas, quoi qu’ils en pensent, sont le révélateur d’une situation objective de sujétion.

Qu’en conclure sinon qu’il ne saurait exister de politique autonome pour la France sans se dégager de cette sujétion ?

Ce qui est vrai pour la France l’est tout autant, et plus encore, pour l’Europe.

Un « grand dessein » pour l’Europe.

On souligne souvent le contraste existant entre les exceptionnelles capacités de l’Europe dans la plupart des domaines qui fondent la puissance et son infirmité politique à en faire usage.

On avance pour cela des explications politiques et structurelles internes.

On peut ajouter le rôle constant, hérité de l’histoire, du Royaume Uni, pour conforter cette infirmité politique.

Mais qui ne voit, de surcroît, qu’une Europe unie et parlant d’une seule voix, aussi bien en matière économique que politique, devenant dès lors l’une des puissances majeures, ne saurait être acceptable, pour les Etats-Unis, qu’assujettie ?

Il en résulte que si l’Europe veut exister au monde en toute autonomie, il n’est pas d’autre voie pour elle, tout comme pour la France, que de s’affranchir de la tutelle américaine.

Non pas pour lui substituer on ne sait quelle tutelle russe, mais pour concevoir et conduire une politique étrangère commune conforme à nos intérêts et à notre vocation, ce qui implique une inflexion profonde de nos relations avec la Russie, avec l’instauration d’un véritable partenariat.

Nous devons en convaincre nos partenaires historiques, au premier rang desquels l’Allemagne et les pays latins.

Les initiatives d’une brutalité sans précédent de l’actuel président américain nous y aident pour ce qui concerne le champ économique.

En revanche, au plan stratégique, l’hypothèque reste lourde.

C’est évidemment vrai pour les nouveaux venus issus du monde soviétique.

Mais ce l’est aussi pour les membres historiques.

Outre que la qualité d’ancien Kgébiste du nouveau tsar qu’est Vladimir Poutine, s’y prête dans l’esprit de beaucoup, ce n’est pas impunément qu’un demi-siècle durant, l’empire des soviets a été pour les uns « l’ennemi probable », pour les autres le « grand frère » dont les Allemands de l’Est, les Hongrois, les Tchèques, les Baltes ou les Polonais avaient dû subir le joug implacable.

Il a cessé de l’être, comme par une sorte d’implosion que nul n’avait vu venir, voici trois décennies.

Nul doute pourtant que, chez les héritiers des divers « printemps » de Varsovie, de Budapest ou de Prague, la mémoire reste vive d’une sujétion à Moscou sur deux générations, jalonnée de répressions impitoyables… On peut comprendre que la patte de l’ours soviétique, l’URSS fût-elle  redevenue Russie, désormais privée des marches de son empire et de ses satellites, demeure redoutée. Il en résulte que, là où nous parlons de nous dégager de la tutelle américaine, nos partenaires orientaux y aspirent éperdument…

Le défi est de leur donner à comprendre que les garanties offertes par une Europe forte partenaire de la Russie ouvrent des perspectives infiniment plus productives.

Pour les nations d’Europe occidentale autoproclamées « monde libre », l’hypothèque est moins évidente. Elle est pourtant profonde, à la mesure du caractère structurant que, durant un demi-siècle, avait revêtu ce qu’il était convenu d’appeler « la menace » : ainsi les stratèges dénommaient-ils l’agression potentielle de l’immense armada du « Pacte de Varsovie », équivalent de l’OTAN côté « ennemi conventionnel ».

Il ne faut pas sous-estimer, dans les administrations et tout particulièrement dans les armées depuis le retour à l’OTAN pour ce qui concerne la France, le poids des habitudes et des procédures.

Seul un « grand dessein » pour l’Europe peut avoir raison de ces inerties structurelles.

Le temps est venu, à l’heure des redoutables défis qui se posent à l’humanité tout entière, de tracer les perspectives d’une nouvelle Europe.

Animée d’un esprit de Renaissance, cette Europe-là devra peser dans les affaires du monde à parité avec les Etats-Unis d’Amérique, la Russie, la Chine et les puissances émergentes : pour cela, elle ne saurait se concevoir sans un partenariat étroit avec le grand voisin russe.

Ce « grand dessein » trouvera sa source et son moteur dans ce qui reste le cœur d’une Europe qui offre au monde l’exemple de sa réconciliation au lendemain d’un XXe siècle de feu et de sang : une union franco-allemande revivifiée.

[1] Cf « Sarajevo 1995, mission impossible » par Jean-René Bachelet Ed Riveneuve

[2] A noter que l’indépendance du Kosovo, jusque-là province serbe, crée un précédent en matière de mise en cause des frontières héritées de la Deuxième Guerre mondiale, dont la Russie se réclamera pour l’annexion de la Crimée.

[3] Qu’un membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU enfreigne la règle admise depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale selon laquelle il y aurait intangibilité des frontières, est jugé inacceptable et justifie les sanctions alors sévères prises par les Occidentaux. Pourtant, ce n’est pas un précédent : la sécession et l’indépendance du Kosovo avaient ouvert cette voie par la force. De surcroît, il faut convenir que le rattachement administratif de la Crimée à l’Ukraine par Khrouchtchev en 1958 d’une région conquise et peuplée par les Russes au détriment des Tatars dès le XVIIe siècle fragilise les revendications ukrainiennes appuyées par les Occidentaux.

Quant au référendum organisé en préalable au retour dans le giron russe, il a donné une approbation massive, seuls les Tatars, minoritaires, s’y étant opposés.

[4] Allied Military Government of the Occupated Territories,

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