« Oui, je viens d’assister à des évènements d’un grand intérêt et d’une immense portée… »

Varsovie, 3 septembre 1920, signé capitaine Charles de Gaulle

par Jan-Roman Potocki

Le 18 avril 2020

  1. La lettre du 3 septembre 1920

Le point de départ de cet article est une lettre que le capitaine de Gaulle adresse au commandant Henri Carré, que j’ai découverte dans les archives polonaises dans le cadre de mes recherches sur le livre « Frères d’Armes » publié en 2020 [1]. Cette lettre n’est pas inconnue car elle est comprise dans les compléments aux Lettres, Notes et Carnets du général de Gaulle parus en 1988 [2], mais elle n’a jamais été exploitée à ce jour, ce qu’a confirmé M. Fogacci de la Fondation Charles de Gaulle, que je remercie ici pour son aide. J’ai eu l’honneur de présenter une version abrégée de cette étude lors d’un colloque sur de Gaulle et la Pologne qui s’est tenu à Varsovie le 24 septembre dernier.

L’original de cette lettre se trouve dans la collection de feu Tomasz Niewodniczański (reproduite ci-après), déposée par ce dernier au Château Royal de Varsovie. Né à Wilno en 1933, physicien nucléaire de formation, émigré en Allemagne au début des années 1970, disposant de moyens financiers importants, Niewodniczański a constitué en 40 ans une collection unique au monde de cartes anciennes et de documents divers relatifs à l’histoire de la Pologne du XVIe siècle jusqu’à nos jours. Ces cartes illustrent le théâtre et l’enjeu des nombreuses guerres menées par les Polonais contre leurs puissants voisins, de la Baltique à la Mer Noire. Le capitaine de Gaulle a été le témoin privilégié de l’une d’elle. La bataille de la Vistule d’août 1920 a abouti, avec l’aide de la France, a un statu quo fragile permettant à la Pologne renaissante de recouvrer une partie de ses provinces orientales. En soutenant la Pologne alliée, la France garantissait la paix de Versailles contre une Allemagne restée invaincue à l’Est et une Russie bolchevique révolutionnaire.

De mai à novembre 1919, Charles de Gaulle enseigne puis dirige les cours dispensés aux officiers polonais à l’école d’infanterie de Rembertów, dans la banlieue de Varsovie. En décembre, il est promu directeur du cours des officiers supérieurs. Après un bref séjour en France au printemps, il revient en Pologne en juin 1920. Fin juillet, il accompagne le général Bernard, ancien commandant de la 1ère division d’infanterie de l’éphémère Armée Haller, détaché auprès du général Rydz-Śmigły. En août, ce dernier est désigné par le maréchal Piłsudski pour commander le groupe de manœuvre qui doit exécuter le plan de contre-attaque de flanc des armées bolcheviques marchant sur Varsovie. De Gaulle demeure en Pologne jusqu’en janvier 1921, affecté au cabinet du général Niessel, successeur du général Henrys, à la tête de la Mission militaire française (MMF).

Le témoignage que de Gaulle a laissé de sa participation à la bataille de Vistule s’inscrit tout d’abord dans la formulation de la politique de la France vis-à-vis de la Pologne dans l’immédiat après-guerre. Ensuite, l’expérience de la guerre dans les vastes confins de l’Europe orientale, influence la conception qu’il se forge des puissances militaires allemande et russe.  Enfin le conflit de 1919-1920, annonçant celui de 1939-1940, appelle à la comparaison de leurs conséquences politiques sur le destin de la Pologne, de la France et de leurs chefs.

  1. Henri Carré et le contexte politique

De toute évidence de Gaulle répond à une sollicitation préalable du commandant Carré : « Mon Commandant » commence-t-il, « Oui, je viens d’assister à des évènements d’un grand intérêt et d’une immense portée », ce sur quoi il ne se trompe pas, car la prise de Varsovie par l’Armée rouge en 1920 aurait certainement changé le cours de l’Histoire.

De Gaulle continue « Il m’a été donné d’assister à la Bataille de la Vistule du point le plus intéressant. J’étais attaché au général Bernard […], accrédité comme conseiller technique auprès du Commandant du groupe de manœuvre. C’est ce groupe qui, remontant du sud au nord, a tourné et ramassé les quatre armées rouges occupées à attaquer Varsovie. J’ai su et vu de la sorte pas mal de choses…Je me ferai un très grand honneur de les écrire pour La Revue de Paris ». De Gaulle y publiera effectivement ses impressions dans un article longtemps resté anonyme du numéro de novembre 1920 « La Bataille de la Vistule – Carnet de campagne d’un officier français » [3]. La lettre et l’article doivent donc être considérés comme un ensemble.

Les deux hommes se connaissaient déjà. Henri Carré (1874-1956), diplômé de Saint-Cyr en 1895, est promu capitaine au 33e régiment d’infanterie à Arras en 1910 commandé par le colonel Philippe Pétain. Il y côtoie le lieutenant Charles de Gaulle. Licencié en droit, doué de qualités littéraires, Carré met assez vite sa plume au profit de l’Armée.  Son « Manuel d’Éducation Guerrière » [4] est publié en 1913 et reçoit le prix Edmond Fréville de l’Institut [5] en 1916. Blessé à la main droite en Champagne en février 1915, il passe le reste de la guerre aux affaires civiles du Cabinet du ministre de la Guerre. En juillet 1919 il rejoint la Section historique de l’état-major de l’Armée, à laquelle l’avait déjà recommandé Pétain sans succès au printemps 1914 [6]. Il y restera jusqu’à la fin de sa carrière militaire conclue avec le grade de lieutenant-colonel en 1926, et aura collaboré à la rédaction de plusieurs volumes du monumental ouvrage « Les Armées françaises dans la Grande Guerre ». Il publiera jusqu’à sa mort de nombreux livres sur l’histoire militaire de l’Ancien Régime, ainsi qu’un hommage posthume à son ancien chef, intitulé « Les Grandes Heures du général Pétain, 1917 et la crise du moral ». [7]

Le capitaine de Gaulle conclut sur un ton personnel qui reste courtois et respectueux : « J’espère que vous voudrez bien, mon Commandant, vous faire auprès de Madame Carré, l’interprète de mes plus respectueux hommages, et accepter pour vous-même l’assurance de mon très profond dévouement ».

Il est probable que de Gaulle, qui pense déjà à sa prochaine affectation en France, tienne à se ménager les bonnes grâces de son interlocuteur, et à se faire connaitre dans le milieu politico-littéraire parisien. Alors que L’Écho de Paris est le journal préféré de la société militaire de l’époque, La Revue de Paris, s’adresse plutôt à l’élite intellectuelle et politique parisienne, à l’instar de La Revue des Deux Mondes. Henri Carré y publie au même moment une recension sur la bataille de la Marne analysée par un historien allemand [8]. Ce tournant « miraculeux » dans le cours de la guerre à l’Ouest sera souvent comparé aux évènements, non moins « providentiels », dont Charles de Gaulle avait été le témoin récent en Pologne.

Alors que la guerre en France touchait à sa fin, Carré publiait « La Haine nécessaire » [9] un pamphlet d’une grande violence, trahissant la crainte partagée par le corps des officiers de voir la victoire si chèrement payée contre l’Allemagne, mise en péril par le pacifisme qui s’annonce. Il peut être résumé par ces quelques extraits : « La Haine est une arme, la Haine est une Force. […]  Considérée comme un élément moral de la victoire, la haine allemande a été organisée selon la rigoureuse méthode germanique […]. Aucune Société des Nations […] si rigoureuses les garanties prises contre les Empires de proie, ne saurait par des clauses écrites imposer à la haine allemande de désarmer. S’ils nous ont détestés tant qu’ils se crurent vainqueurs, de quelle exécration, vaincus, ne nous envelopperont-ils pas ? ».

Il conclut son ouvrage ainsi : « L’Allemagne veut la paix, mais la paix courte, simple trêve entre deux conflits sanglants, le temps de s’organiser pour de nouveaux crimes, et tout comme leurs chefs militaires préparant dès aujourd’hui des plans de nouvelles guerres, leurs hommes politiques se créent des moyens de la faire éclater… ». Depuis la Pologne, de Gaulle reprend avec moins d’emphase la même préoccupation dans une lettre à sa mère envoyée en août 1919 : « … la certitude se précise ici que l’Allemagne remettra en question et par les armes les résultats de la guerre en ce qui concerne la France et la Pologne dès que les circonstances lui paraitront favorables. Je suis d’assez près l’opinion allemande pour pouvoir déclarer qu’il s’annonce dans l’âme des vaincus une haine formidable […] contre nous » [10].

La paix de Versailles, n’offrant pas les garanties stratégiques préconisées par Foch, inquiète l’état-major et justifie les opérations que la France continue de mener pour encercler l’Allemagne, sans oublier son action dans les Balkans et au Proche-Orient. Pour les officiers de la MMF en Pologne, l’offensive bolchevique a été moins inquiétante que les conséquences d’un rapprochement germano-russe en cas de victoire de l’Armée rouge. Ils sont de plus agacés par le peu de cas que leurs hôtes font de l’assistance française.

Carré est donc probablement chargé de faire valoir le soutien militaire que la France apporte à la Pologne, décrié dans l’Hexagone par les partis de gauche, et officiellement tu vis-à-vis d’un nouvel allié auquel Paris ne veut pas porter ombrage. C’est ce que semble confirmer cette formule dans la lettre que lui adresse de Gaulle : « En tout cas je vous suis fort reconnaissant, mon Commandant, d’avoir pensé à moi pour cet utile travail. Tout ce qui peut contribuer à faire connaitre à l’opinion de chez nous les réalités polonaises est, à mon modeste avis, d’une grande importance générale. »

Lettre du capitaine Charles de Gaulle au chef de bataillon Henri Carré, Varsovie 3 septembre 1920, reproduite avec l’autorisation de la Deutsch-Polnische Stiftung Kulturpflege und Denkmalschutz (Görlitz). Collection du Dr. Tomasz Niewodniczański (cote 14414) déposée au Musée du Château Royal de Varsovie

  1. La pensée stratégique de De Gaulle à travers deux témoignages d’un même évènement

Une annotation en marge de l’original de la lettre nous renseigne sur son contexte : « Attendre Bidou Ordonner impressions ».

Né en 1873 dans les Ardennes, saint-cyrien de formation, Henry Bidou a renoncé à sa carrière militaire à la suite d’un accident de cheval qui lui a coûté une jambe. Il se tourne alors vers l’enseignement et le journalisme doublé de critique littéraire. Passionné de géographie, polyglotte, il enseigne à l’Institut catholique de Paris et réalise de nombreux voyages, y compris en Pologne où il s’intéresse à son théâtre. À partir de 1914, il écrit une chronique militaire remarquée pour Le Journal, l’un des principaux quotidiens parisiens d’orientation conservatrice. Ses analyses, appuyées sur sa compréhension de la topographie des champs de bataille et sa connaissance de l’histoire militaire, se distinguent par leur perspicacité et leur cohérence. Elles lui valent l’admiration de Marcel Proust qui s’en inspire pour ses romans du temps de guerre [11]. Il publie une Histoire de la Grande Guerre en 1922.

Bidou poursuit son activité de correspondant pour Le Journal sur les nombreux fronts où la France mène des opérations après 1918. Il y commente les développements de la campagne de 1920, depuis la prise de Kiev en mai jusqu’à la retraite désordonnée de juillet. Il est dépêché en Pologne autour du 10 août, d’où il décrit la bataille de Varsovie, puis s’y attarde jusqu’aux premiers jours de septembre 1920 pour mettre en évidence la collusion entre les milieux conservateurs allemands et les Bolcheviques. La somme de ces observations parait dans La Revue de Paris sous le titre « La Bataille de Varsovie et la Pologne » dans le numéro [12] précédant celui comprenant l’article de Charles de Gaulle. Bidou sera décoré de la croix de commandeur de la Polonia Restituta et publiera en 1925 une biographie de Chopin. Il enseignera plus tard la géographie à l ‘École de Guerre à Paris.

Dans ce long compte rendu, Bidou fait écho aux préoccupations de son commanditaire. Il présente d’emblée le succès de le participation française au conflit contre la Russie bolchevique comme une consolidation de la victoire de la France contre l’Allemagne : « Les peuples qui veulent détruire l’œuvre de Versailles cherchent à ruiner d’abord la Pologne. Où l’on croit voir d’abord une affaire entre Polonais et Russes, on découvre bientôt les Allemands […] C’est le traité de Versailles, et par conséquent la sécurité de la France que le général Weygand est allé défendre sur les rives de la Vistule ». Puis il ajoute : « J’ai entendu, chez nos alliés comme chez nous, le regret que le public français ne fut entièrement instruit des questions qui, liées à tout l’ouvrage de la paix, sont si graves pour l’un et l’autre peuple ».

Ces deux témoignages du même évènement, parus sous des titres pratiquement identiques, se complètent. Leurs sous-titres respectifs nous renseignent mieux sur les intentions de leurs auteurs : « La Pologne » pour Bidou et « Carnet de Campagne d’un officier français » pour de Gaulle. Le premier raconte la renaissance d’un pays qu’il connait et qu’il aime. De Gaulle n’y voit, au-delà d’une description assez superficielle des opérations militaires qui ne l’ont pas impressionnées, que la France et la puissance du sentiment national, qu’il juge universel. Tous deux cependant remplissent la mission qui leur a été assignée, l’un le fait ouvertement sans nommer ses sources, l’autre de façon anonyme en pratiquant une critique voilée que lui impose son statut de militaire.

Les deux auteurs soulignent les manquements de l’encadrement polonais, le mérite des officiers de la MMF et la valeur de la troupe polonaise. De Gaulle explique dans sa lettre à Carré que « [Les évènements] ont bien tourné grâce à la lumineuse intelligence de notre Weygand qui est parvenu à faire adopter in extremis la belle manœuvre que vous savez, et aussi à l’inépuisable bonne volonté du soldat polonais qui est excellent. Je ne vous dirai rien du Commandement polonais… » Il s’engage à honorer sa commande « …nettement, et de manière à n’offenser personne, tout en marquant la vérité ! Et je ne dissimule point que j’y trouverai quelque difficulté ! ». Les points d’exclamation en fin de chacune de ces phrases sont absents de la retranscription.

Dans son article il souligne comment l’application de l’« Organisation » et de la « Méthode » française permet à l’armée polonaise de se ressaisir…

5 août : « Un plan de défense a été dressé auquel nos officiers ont collaboré. Sous leur direction, des tranchées ont été construites, des liaisons établies. Les troupes remaniées par une discipline nouvelle sont capables à présent de s’accrocher au terrain [..] »

…puis de contre-attaquer.

14 août : « L’offensive générale est résolue. Un plan d’opérations pour la première fois simple et net a été conçu […]. Du même coup, il semble que tout s’éclaircit jusqu’au détail.  La fidèle troupe polonaise, dont un encadrement sérieux ferait l’une des premières du monde, a éprouvé aussitôt qu’une volonté logique et ferme prétendait coordonner ses efforts. […] Nous connaissons bien les deux grands chefs qui représentent à Varsovie l’expérience française : […] le calme profond, la lucidité attentive d’un Henrys, l’imagination précise et vigoureuse d’un Weygand ».

Bidou reprend les mêmes thèmes avec moins d’ambages : « Le soldat polonais est excellent. Mais en Pologne […] tout le monde reconnait la nécessité d’une réforme du corps des officiers. Les uns sont improvisés. Un général, qui commande un groupe d’armées, était peintre il y a trois ans. Les autres ont importé les détestables habitudes de l’armée autrichienne, la pléthore de bureaux, le nombre encombrant d’officiers de haut rang. » La cible particulière de ces critiques est le général Rydz-Śmigły, que Piłsudski avait nommé à la tête de l’armée qui investit Kiev en mai 1920 puis du groupe de manœuvre qui doit surprendre les arrières bolcheviques en août. De Gaulle, entre les lignes, dit la même chose du chef de l’état-major auquel il a été affecté avant la bataille décisive : « un jeune homme de 32 ans qui avant la guerre commençait à se faire un nom dans la peinture. L’un des premiers lieutenants de Piłsudski, il recueille les fruits de sa fidélité. »

De Gaulle ne se prive pas d’observations plus personnelles qui trahissent un certain mépris pour cette guerre d’amateurs : « La défensive, au sens où nous l’entendions sur notre front franco-allemand, personne n’y songe ici […] Pas de positions organisées, pas de réserves. Et chez l’ennemi c’est la même chose. L’adversaire qui se porte en avant trouve toujours […] des trous immenses par où il passe. […] Voilà le secret des allées et venues surprenantes des bolchevistes, des Polonais, de Koltchak, Denikin, Youdenitch, Wrangel et Petlioura. Elles se déroulent à la manière des romans russes, qui paraissent sans cesse sur le point de finir et qui recommencent toujours. »

Le jeune capitaine fait par la même occasion une critique oblique – et clairvoyante – de l’action de son propre gouvernement qui s’obstine à soutenir les Russes blancs refugiés en Crimée, reconnaissant le 10 août 1920 l’éphémère Gouvernement de Russie méridionale dirigé par le général Wrangel. Bidou se contente de saluer la ligne officielle qui est « de ne pas traiter avec les Soviets ». Dans cette guerre désordonnée, la seule puissance militaire qui compte pour de Gaulle est allemande. Il ajoute plus loin : « Les Allemands seuls ont su tenir ce front gigantesque avec des moyens réduits. […] Les Allemands savaient faire la guerre… ».

On retrouve les mêmes idées chez le général de Gaulle dans le contexte du conflit germano-soviétique qui sera engagé le 22 juin 1941 avec le déclenchement de l’opération Barbarossa. La première déclaration publique du général de Gaulle, diffusée le 11 juillet 1941 par la radio de Brazzaville, reprendra la même allégorie littéraire : « cette campagne dont l’ennemi s’imaginait qu’elle serait facile et rapide, prend au contraire l’allure d’un de ces romans russes qu’on croit à chaque chapitre sur le point de finir et qui recommencent toujours ». Son biographe qualifie l’expression de « bizarre« , n’en connaissant pas l’origine [13]. Nous avons ici la démonstration que la participation de De Gaulle au conflit polono-bolchevique a laissé une empreinte forte et durable. Il en retient l’immensité de la plaine slave, où seule l’Allemagne a su mener des opérations militaires d’envergure. Le général de Gaulle y fera encore allusion en décembre 1944, lors d’un arrêt à Mozdok sur les contreforts du Caucase, en transit en train entre Bakou et Moscou : « N’oublions jamais que les Allemands sont venus jusqu’ici – Et voyez comme ils se battent maintenant [ndlr : dans les Ardennes]. C’est un grand peuple, un très grand peuple » [14].

De Gaulle laisse aussi pointer ses convictions personnelles quand il dénonce sans retenue les querelles politiques qui entravent l’action militaire…

« On a revu à Varsovie le général Haller [15]. L’âpreté des querelles politiques, l’amertume des jalousies l’en écartait depuis des mois. Pour un moment, l’étendue du péril les a fait taire ».

…. et paralysent la volonté de la nation. Il décrit le recueillement de la troupe composée de volontaires lors d’une messe à Varsovie :

« Le chœur s’élève vers le ciel, poussé par des voix empreintes de cette exaltation religieuse et triste […] Oui, l’âme de la Pologne, la voilà : pour la découvrir, il faut voir et entendre ces masses d’hommes simples. Tragique destinée de ces peuples, où l’énergie et le caractère des élites n’ont jamais été à la hauteur des vertus et de la bonne volonté d’en bas ».

Mais de Gaulle voit avant tout la gloire de la France. Début juillet, au moment où l’ennemi menace le territoire national, il s’exclame : « Être inactifs, tandis que l’on se bat tout près c’est tellement contraire à la tradition française ! ». Fin août, la victoire acquise, de retour à Varsovie, il conclut son « Carnet de campagne » de la sorte : « La France ! Ah nous ne l’avons pas oubliée. Mais de l’entendre acclamer ici, nous la sentons tout à coup présente. La France ! Elle était ici avec nous, ardente, sage et résolue. Nous nous regardons du même regard. Et soudain, chacun des Français qui sont là, frissonnant d’un enthousiasme sacré, sent battre contre son cœur d’homme qui passe, le cœur éternel de la Patrie ».

Peut-on déjà deviner, dans ces quelques extraits mis bout à bout dénonçant l’impéritie des élites, soulignant le caractère sacré de la nation, l’homme du 18 juin 1940 ?

  1. Piłsudski en 1920 et de Gaulle en 1940

L’analogie est d’autant plus intéressante que de Gaulle ne fait aucune référence, même voilée, dans son article au principal grief que porte en 1920 l’état-major français au maréchal Piłsudski, qui est celui de cumuler les fonctions de chef de l’État et de généralissime. Le long portrait qu’en fait Bidou dans son article mérite d’être cité car il exprime l’opinion qu’on a de lui à Paris. En se replaçant dans le contexte du conflit suivant, on pourrait juxtaposer ces critiques avec les reproches qui seront faits par le président Roosevelt au général de Gaulle, se trouvant à partir de 1942 dans un contexte de dépendance stratégique comparable à celui de Piłsudski vis-à-vis de la France en 1920.

En remplaçant Pologne par France Libre, Russie par Allemagne, conspiration par insoumission, socialiste par militaire, gloire militaire par légitimité nationale, Est par Afrique, amitié française par alliés anglo-saxons, on retrouve la silhouette gaullienne telle qu’elle était perçue à Washington :

« La Pologne est en fait gouvernée autocratiquement par un homme dont on ne peut méconnaitre ni l’intelligence, ni la volonté, Joseph Pilsudski. Conspirateur, […] Pilsudski a dans l’intrigue et dans le maniement des hommes une singulière habileté […] Le fond de son caractère est une immense ambition, cachée sous une apparence de simplicité. Persuadé qu’il est pour la Pologne l’homme du destin, il confond avec son patriotisme son désir de demeurer au pouvoir. Socialiste, il se sert de son propre parti comme d’un épouvantail pour dominer ses adversaires de droite. Il réduit les résistances en les menaçant de déchainer la révolution […] On a dit que Pilsudski est germanophile, il n’y a pas à ma connaissance de raison sérieuse de le penser. Il semble beaucoup plus exact de dire qu’il est xénophobe, et qu’il déteste les étrangers d’où qu’ils viennent. Entouré d’une camarille qu’il s’est créé, il supporte aussi impatiemment les conseils de l’amitié française que le succès de ses rivaux. Particulièrement avide de gloire militaire, il pense la conquérir du côté de l’Est. […] Il est partisan d’une Russie affaiblie et divisée […] C’est lui qui a lancé ses compatriotes dans cette dangereuse expédition de Kiew. Comme il veut être partout, il a prétendu conduire à la fois le gouvernement et l’armée ».

C’est précisément cet amalgame indissociable des rôles qu’ont en commun les deux hommes, les rendant en cela suspects aux praticiens exclusifs de chacun des deux arts. Piłsudski est avant tout un homme d’État qui est arrivé au pouvoir par les armes. « L’épée est l’axe du monde et la grandeur ne se divise pas » écrira de Gaulle dans son manifeste [16]. Il appliquera cette maxime dès qu’il aura pris le destin de la France entre ses mains. Il est significatif que l’une des rares mentions que le général de Gaulle fera de la Pologne dans ses Mémoires de Guerre, évoque le cumul des fonctions civile et militaire exercées par le général Sikorski, exilé à Londres à partir de juin 1940 : « Cet homme de grand caractère répondait en personne du destin de son pays […] il se trouvait depuis le désastre, investi de tout le pouvoir dont puisse disposer un État en exil » [17].

À la fois acteurs et auteurs de leur propre mythe, Piłsudski et de Gaulle ont laissé un héritage fondateur, qui détermine, jusqu’à aujourd’hui et dans une large mesure, le particularisme national polonais et français. Doit-on y voir une défiance historique marquée par la défaillance de l’alliance en 1939-1940 ou plutôt une similitude de culture politique ? « Les deux mon général ! »

  1. Constitution et conciliation des mythes nationaux ?

Je voudrais poursuivre cette analogie hardie en reprenant la dernière phrase du portrait accusateur que Bidou fait de Piłsudski : « De la victoire même de Varsovie, il a très adroitement cueilli les lauriers […] et il a subtilement profité de l’effacement discret du général Weygand ».

Il y a dans ce jugement péremptoire, une part de vérité.  L’idée que la victoire de 1920 soit due avant tout à l’engagement de officiers de la MMF est fausse. Néanmoins, si la Pologne a pu vaincre l’Armée rouge c’est qu’elle a bénéficié du plein soutien de la France. Il est aussi juste de dire que Weygand a eu la sagesse de s’effacer dès la fin du mois d’août 1920 pour ne pas faire d’ombre à Piłsudski dans le jeu politique qui a suivi.

En 1920, à la compétence du soldat Maxime Weygand, Bidou et de Gaulle opposent l’inexpérience du peintre de formation Edward Rydz-Śmigły. L’ironie du sort fera que ce dernier sera maréchal commandant-en-chef des armées polonaises à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Son homologue français, le général Maurice Gamelin, déléguera à Varsovie, fin août 1939, le général Louis Faury avec comme seule instruction : « Il faut que la Pologne dure », sans pour autant se donner les moyens d’exploiter ce mot d’ordre pour intervenir sur le Rhin. En abandonnant la Pologne à son sort en 1939, la France scelle le sien en 1940.  Face à la « haine allemande », il suffira d’une seule semaine pour que Rydz-Śmigły évacue la capitale [18] et que Gamelin soit démissionné [19]. Maxime Weygand, alors âgé de 73 ans, sera rappelé en France in extremis depuis le Levant où l’a envoyé Gamelin, pour redresser une situation militaire précaire. Cette fois, incapable de stopper l’ennemi, abandonné par les Britanniques, il préconise un armistice conditionnel s’il permet de préserver l’Empire et la flotte.

La victoire inattendue de la Pologne en 1920 confirme la destinée politique de Piłsudski, la défaite surprenante de la France en 1940 fonde celle de De Gaulle. Dans les deux cas, Weygand remplit son devoir de soldat. Confronté aux enjeux extrêmes du moment, la personnalité du général agit comme un catalyseur. Intransigeant, manifestant une franche aversion à la chose politique, Weygand met à nu la confusion des objectifs pour imposer une solution strictement militaire, même si elle a pour conséquence, en 1940, la déchéance de la IIIe République.

Piłsudski, poursuivant un but avant tout politique en marchant sur Kiev fin avril 1920, est rattrapé par l’impréparation de son plan et l’inexpérience de son armée fraîchement assemblée. Weygand, qui le rencontre pour la première fois à la fin du mois de juillet 1920, fait part de son impression dans une lettre à Foch : « Bien qu’il tienne à passer pour tel ce n’est pas un soldat, c’est un politicien, il conduit des affaires militaires en combinaison avec des affaires politiques […] L’Armée est plutôt pour lui un instrument de sa politique personnelle » [20]. Sans l’action énergique de Weygand pour tenir la Vistule et défendre Varsovie, la contre-attaque audacieuse, conçue et menée par Piłsudski, n’aurait servi à rien. La capitale reconnaissante nomme alors le général français citoyen d’honneur.

De Gaulle, désigné sous-secrétaire d’État à la Défense le 5 juin 1940 par Reynaud, préconise à son chef des solutions militaires improbables [21] dont le but, avant tout politique, est de préserver la continuité de l’État. En janvier 1943, alors que les Anglo-Américains préparent à Casablanca leurs opérations contre l’Allemagne nazie en Europe, Roosevelt et de Gaulle font connaissance. À l’issue de l’entrevue, le président américain confie à son fils : « De Gaulle cherche à imposer sa dictature en France, il n’y a pas d’homme en qui j’aie moins confiance » [22].

Dans les deux cas c’est sur le général Weygand, considéré compétent et dénué d’ambition politique, que se porte le premier choix des alliés. En août 1920, sous la pression de Paris et de Londres, le gouvernement polonais propose à Weygand de prendre le commandement des opérations contre les Bolcheviques, ce qu’il refuse [23]. En septembre 1940, quittant le poste de ministre de la Défense dans le gouvernement du maréchal Pétain, Weygand s’installe à Alger en tant que délégué général en Afrique du Nord. Nonobstant son adhésion au programme de « Révolution nationale » instaurée par Vichy, il pose en 14 mois les bases humaines et matérielles de l’Armée d’Afrique en vue d’une reconquête ultérieure du territoire national, qu’il croit possible à condition de l’entrée en guerre des États-Unis. Son attitude foncièrement anti-allemande gêne le régime de Vichy qui l’assigne à résidence dans le sud de la France en novembre 1941. Il est alors sollicité par Washington pour prendre le commandement des forces françaises dans les opérations qui se préparent. Weygand s’y refuse à nouveau. Arrêté par la Gestapo en novembre 1942 à la suite du débarquement américain en Afrique du Nord, il est définitivement écarté. En prenant le contrôle de cette armée française, largement organisée par Weygand et équipée par les États-Unis, de Gaulle dispose enfin de « l’épée » qui lui manquait jusqu’alors cruellement. La France Libre pourra participer aux côtés des alliés au débarquement en Italie en 1943, à la libération du territoire national en 1944, à la capitulation de l’Allemagne l’année suivante, et son chef entrer dans l’Histoire.

Où nous mène cette analyse comparative des deux pères de la nation et de leur relation au soldat Weygand ? Elle permet d’illustrer la force et la fragilité des mythes fondateurs de la Pologne de Piłsudski et de la France gaullienne. La puissance du narratif d’une nation libérée par ses propres forces d’une occupation humiliante ne tolère aucune contradiction, qu’elle soit de 4 ans (1940-44) pour la France ou de 123 ans (1795-1918) pour la Pologne.

En 1920 Piłsudski prend congé de Weygand avec une désinvolture qu’adoucit le geste de reconnaissance du général Haller [24]. À partir de 1926, son gouvernement lui gardera une rancune persistante. En 1940, le divorce entre de Gaulle et Weygand est aussi inévitable que brutal. Opposant en apparence deux officiers, l’un subordonné à l’autre, il confronte en réalité deux chefs, l’un politique l’autre militaire. Le général de Gaulle fut condamné à mort par contumace en 1940 pour trahison et désertion par un tribunal militaire, dont la juridiction était, de fait, devenue caduque. Le général Weygand fut jugé à partir de 1944 par la Haute Cour pour atteinte à la sécurité intérieure et extérieure de l’État, en vain car les chefs d’accusation étaient fondamentalement politiques.

Le mythe fonde aussi le particularisme exclusif du roman national, qui s’accommode mal d’alliances et d’interdépendance stratégique, pourtant dictées par la constante contrainte géographique. La Pologne de Piłsudski, forte de sa victoire contre les Bolcheviques, a mené à ses dépends une politique extérieure ambitieuse, basée sur une appréciation exagérée de sa puissance militaire. La Ve République sous de Gaulle a su fonder et préserver l’autonomie stratégique de la France dans un contexte de guerre froide, mais sera-t-elle adaptée et viable pour défendre le territoire national, et plus encore l’Europe au cours du XXIe siècle ? Les destins croisés de la France et de la Pologne en 1920 et en 1939-1940 illustrent à quel point, dans les moments de crise, des puissances de taille subcontinentale ne sont fortes ou faibles que de l’efficacité de leurs alliances. Les mythes nationaux les en écartent, la fraternité d’armes les en rapproche, à l’instar du général Weygand qui a su servir loyalement la France mais aussi la Pologne, ses deux patries d’adoption. L’une par naturalisation, l’autre par mariage [25].

Le projet européen exige une « certaine idée de l’Europe » qui doit pouvoir dépasser les mythes anciens pour en construire de nouveaux. L’histoire du vieux continent est assez riche pour que l’on y retrouve des références adaptées aux époques nouvelles. La géographie impose une réflexion concertée et une ambition partagée dépassant les enjeux strictement nationaux, tout comme ont cherché à le faire, posant les bases de l’alliance franco-polonaise de 1921 à 1924, les protagonistes « des évènements d’un grand intérêt et d’une immense portée » que décrivait le capitaine de Gaulle en 1920.

[1] Frères d’Armes : Le Soutien militaire de la France à la Pologne 1917-1924, J.-R. Potocki, F. Guelton, M. Grąbczewska, Editions J.-R. Potocki & Musée Royal de Łazienki, Varsovie 2020. L’ouvrage est disponible auprès de la Librairie Polonaise à Paris ou sur commande à freresdarmes1920@hotmail.com

[2] Lettres, Notes et Carnets : compléments de 1908 à 1968, Plon, 1988, p.227

[3] La Revue de Paris, 1er novembre 1920, p. 35-52

[4] Manuel d’éducation guerrière, Paris 1913, Charles-Lavauzelle

[5] Académie des Sciences Morales et Politiques

[6] « Philippe Pétain en taille-douce, Portrait d’un homme par ses correspondants (1914-1921) » Violaine Challéat, Emmanuel Pénicaut, Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2006/2 (no 90), p.187-196

[7] Editions du Conquistador, 1952.

[8] « La Bataille de la Marne vue du côté allemand », La Revue de Paris, 1 septembre 1920, p. 151-173

[9] La Haine Nécessaire, Préface de Jean Richepin, Maréchal éditeur, 1918.

[10] 30 août 1919, in Lettres, Notes et Carnets, 1919-Juin 1940, Plon 1980, p.42

[11] Luc Fraisse « Proust lecteur de Henry Bidou », Bulletin d’informations proustiennes no 45, Agrégation 2016, pp. 91-110.

[12] « La Bataille de Varsovie et la Pologne », La Revue de Paris, 15 octobre 1920, no 37, p.673-701

[13] De Gaulle Le Rebelle 1890-1944, Jean Lacouture, Ed. du Seuil 1984, p. 507-508

[14] Jean Laloy qui était son interprète, « Entre Staline et de Gaulle, décembre 1944 », Revue des études slaves, t. 54, fasc. 1-2, 1982 p. 140

[15] Nommé le 30 juillet 1920, à la suggestion de la MMF, commandant du groupe d’armées Nord.

[16] Vers l’Armée de Métier 1934.

[17] Mémoires de Guerre Plon 1954, p. 213.

[18] 7 septembre 1939. Il passe en Roumanie le 18 septembre, un jour après le déclenchement de l’invasion soviétique.

[19] 18 mai 1940, 8 jours après le déclenchement de la Campagne de France.

[20] Frères d’Armes, op. cit. p. 180

[21] L’idée d’un réduit breton fut une chimère, alors que l’évacuation des forces armées en Afrique du Nord était impraticable à ce stade de la guerre sans le tonnage britannique.

[22] Elliott Roosevelt, As He Saw It, New York, Duell, Sloan and Pearce, 1946 p.73

[23] Frères d’Armes, op. cit. p. 193

[24] Le jour du départ, sur le quai de la gare, Haller agrafe sur la tunique de Weygand, sa propre croix de l’ordre de la Virtuti Militari.

[25] Né à Bruxelles de parents inconnus, Maxime Weygand épouse Renée de Forsanz, dont la mère Jadwiga Ciechanowiecka, était polonaise.

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