COLLOQUE « UNE RELATION PARTICULIÈRE ?
LES CONVERGENCES FRANCO-POLONAISES DE LA MISSION MILITAIRE FRANÇAISE EN POLOGNE
À LA VISITE DE CHARLES DE GAULLE EN 1967″

Allocution d’ouverture d’Hervé Gaymard
Président de la Fondation Charles de Gaulle

 Varsovie, Palais sur l’Île, Musée du Palais Royal de Łazienki

Le 24 septembre 2021

Monsieur le Président,
Messieurs les Ambassadeurs,
Madame la Directrice,
Mesdames et Messieurs les Professeurs,
Mesdames et Messieurs, chers amis,

« Polonais, Français, nous nous ressemblons tant et tant ! C’est vrai pour l’économie, la culture, la science. C’est vrai aussi pour la politique. De siècle en siècle, il n’arriva jamais que nos deux peuples se soient combattus. Au contraire, le succès ou le malheur de l’un ont toujours été liés au succès ou au malheur de l’autre » s’exclamait le général de Gaulle lors de sa visite à Varsovie en septembre 1967. De fait, alors que nous célébrons cette année le 100e anniversaire de l’engagement de militaires français, dont le jeune capitaine de Gaulle, aux côtés, puis au sein de l’armée polonaise dans le cadre de la mission militaire française (1919-1921), l’occasion est offerte de replacer cet événement comme un jalon important d’une histoire commune à nos deux pays, certes entrecoupée, mais marquée par une profonde convergence au long cours. De Gaulle est un homme d’histoire vivante, un homme qui sait discerner ces continuités profondes sur lesquelles il s’appuie pour « voir par-delà la colline » les perspectives d’avenir.

Cette convergence profonde, c’est la destinée commune franco-polonaise sur la scène européenne, que Bismarck redoutait par-dessus tout au moment de réorganiser l’Europe à son profit. Dès le XVIe siècle et l’époque de Jean Sobieski, la France entame sa longue quête d’un partenaire de confiance en Europe centrale. Son choix se porte naturellement sur la Pologne, nation qui refuse la tutelle du Saint-Empire romain germanique en Europe, nation spontanément, culturellement, religieusement proche, également. Ce choix, qui se traduit par des liens dynastiques (le roi Henri III règnera sur la Pologne entre 1573 et 1575 avant de monter sur le trône de France, tandis que Louis XV épousera Marie Leszczynska en 1725) s’impose alors comme matrice de notre vision des équilibres européens. « Nous voulons une Pologne forte, d’abord parce que c’est la solution de justice », écrivait de Gaulle en 1919. Aujourd’hui encore, l’empereur Napoléon Ier, à l’origine de l’éphémère Duché de Varsovie (1807-1813), est cité dans votre hymne national, quand le nom du Maréchal d’Empire, Jozef Poniatowski, est gravé sur l’Arc de Triomphe. La si douloureuse répression de 1831, qui brise l’État sans dissoudre votre Nation, suscite en France un sentiment douloureux de solidarité, La Fayette déclarant à la Chambre, le 10 septembre : « Toute la France est polonaise, depuis le vétéran de la Grande Armée, qui parle de ses frères polonais, jusqu’aux enfants des écoles, qui nous envoient tous les jours le produit de leurs faibles épargnes ». Tout au long du XIXe siècle, la France, Paris, seront une terre d’accueil et d’empathie pour la Pologne en exil, peuple alors privé de souveraineté sur son territoire. C’est l’époque où « Vive la Pologne, monsieur ! » est le cri de ralliement des amis de la liberté. Voici une semaine, ouvrant précisément un colloque sur le thème de la Souveraineté à l’Institut, à Paris, je citais ces mots de De Gaulle au Shah d’Iran, en 1944 : « La souveraineté peut n’être plus qu’une flamme sous le boisseau ; pour peu qu’elle brûle, elle sera, tôt ou tard, ranimée. » Comment ne pas faire le lien entre cette résurrection de la souveraineté polonaise, dont de Gaulle est témoin en 1919, et cette espérance qui l’animera, vingt ans plus tard, dans l’effondrement de 1940 ?

La jeune capitaine de Gaulle qui, début 1919, à l’aube de la trentaine, demande avec insistance à s’engager auprès de la mission militaire française en Pologne dès son retour de captivité, espérant y trouver une « restauration militaire », est héritier et comptable de cette histoire. Il s’agit initialement d’encadrer, de former, de guider vers l’unité une armée polonaise naissante, forgée par Pilsudski à différentes sources, de l’Armée Haller engagée sur le front français à des unités ayant combattu sous divers drapeaux. Il s’agit surtout de favoriser l’émergence d’une âme commune, d’un langage partagé, de ce que les militaires appelleraient aujourd’hui une « interopérabilité ». Au service de cet objectif, l’histoire est d’ailleurs le meilleur allié de Charles de Gaulle : chargé de former la génération nouvelle d’officiers polonais, de Gaulle, comme toujours, part des fondements. Sa conférence donnée à Rembertow, « L’alliance franco-polonaise », dont l’écho se propage jusqu’à Varsovie, est une magistrale leçon d’histoire de la Pologne depuis le Xe siècle, quand « La Pologne entre effectivement dans l’Histoire ». Des Piasts et des Jagellons à la bataille de Grunwald, de Jean Sobieski à l’éphémère Duché de Varsovie, de Gaulle sait déjà qu’un pays, qu’une Nation s’appréhende par une compréhension profonde de son histoire sur le long terme, que cette histoire est garante de toutes les résurgences d’un insubmersible sentiment national. Il sait aussi que la France l’a, de longue date, compris, accepté, et encouragé « une Pologne forte et pour cela reconstituée dans le cadre de ses frontières historiques, pourvue d’une organisation militaire et économique solide ». A la fois parce que ses intérêts l’y poussent, et parce que ses sentiments l’y portent.

Il faut relire le carnet de campagne de la Vistule, publié anonymement dans l’Écho de Paris : de Gaulle y évoque la campagne militaire, mais plus encore, sonde l’âme polonaise, de l’ « ivresse » qui accueille les officiers français à « l’exaltation religieuse et triste » des cérémonies patriotiques, et recueille mille témoignages de la relation particulière qui se noue entre la Pologne et la France, l’une renaissante mais luttant contre « la résignation d’une nation séculairement malheureuse », l’autre éternelle. Cependant, il n’est pas question que de former, d’« être inactifs tandis que l’on se bat tout près, c’est tellement contraire à la tradition française » : face à l’offensive bolchévique, il s’agit bientôt de monter au front, de lutter, le bienvenu caractère flou et ondoyant des instructions militaires aidant, aux côtés des Polonais. C’est au combat que le lien se noue définitivement. Dans un élan si rare sous sa plume si maitrisée, de Gaulle donne ce dialogue avec une vieille femme, qui l’interpelle :

  • « Tant que les Français seront là, nous pouvons espérer. Mais ne partez pas.
  • « Eh ! Non ! Nous ne partirons pas ».   

Quand en septembre 1967 Charles de Gaulle est le premier chef d’État occidental à se rendre en Pologne pour une visite officielle, plus de 45 ans après son départ de Pologne, il s’agit pour lui de renouer le fil des temps. D’abord car une nostalgie que le Général ne prend pas le soin de masquer l’habite : « J’ai l’honneur de vous rendre visite, l’émotion de me retrouver, au soir de mon existence, dans ce cher et noble pays où j’ai servi dans ma jeunesse ». Peut-être pressent-il qu’avec ce voyage, c’est son dernier grand cycle d’initiatives sur la scène européenne et mondiale qui s’ouvre. Pourtant, en 1967, rien n’est là pour le pousser nécessairement vers les rives de la Vistule : les relations économiques entre les deux pays sont alors modestes, le projet de renforcement des échanges porté jusqu’en 1962 par l’Ambassadeur, Etienne Burin des Roziers, a fait long feu, le pouvoir à Varsovie est bien plus directement aligné sur Moscou qu’en Roumanie, par exemple, et de Gaulle a, dès novembre 1959, pris une position très ferme sur la question de la frontière Oder-Neisse. Mais il existe une raison, que de Gaulle donne au président Cyrankiewicz, en septembre 1965 : « Il n’y a pas un pays auquel la France soit plus sentimentalement attachée que la Pologne ». Après avoir, l’année précédente, pris le chemin de Moscou, c’est donc à la rencontre du peuple polonais qu’il part : si l’on en croit l’Ambassadeur Wapler, alors en charge, ses visites le confronteront directement à près de 3 millions de Polonais, quand 10 millions suivent ce voyage retransmis par la télévision d’État.

Plus encore, il faut reprendre cette formule du rapport d’Arnauld Wapler selon laquelle il s’agit de la première fois depuis 1944 que le peuple polonais peut exprimer ses sentiments avec le plein accord de autorités. De Gaulle rend cette expression possible, c’est là son succès, notamment par des formules aussi belles qu’habilement tournées, telle celle-ci : « Pour nous comme pour vous, il est essentiel que cette coopération en soit une, et non pas l’absorption dans quelque énorme appareil étranger. Pour nos deux peuples qui ont besoin d’agir ensemble, se rencontrer en esprit, c’est se réunir au sommet ». Si les résultats immédiats des discussions avec Gomulka et la nomenklatura polonaise restent modestes, si de Gaulle n’a à proprement parler franchi aucune « ligne rouge » propre à la Guerre Froide, il a su faire de ce voyage un moment de rencontre avec le peuple polonais par-delà le contrôle étatique, comme il a su mettre l’histoire au service du présent.

Voilà qui est précisément notre tâche aujourd’hui. Nous parlerons d’histoire, de ce que cette histoire dit des continuités profondes, chères à de Gaulle, entre nos deux Nations, de ce qu’elles ont en commun pour fonder le dialogue de demain. Il me reste l’agréable devoir de remercier ceux qui ont rendu cette journée possible, la direction du Palais Lazienki, et Mme Malgorzata Grabczewska, l’Ambassadeur Orlowski, cheville ouvrière de cette journée, en lien avec le conseil scientifique de la Fondation, enfin l’Ambassadeur Frédéric Billet et ses services. Plus encore, je veux saluer les historiens français et polonais qui vont nourrir ce dialogue, que j’espère fructueux, et utile, et qui vont faire perdurer ces « puissants liens de la pensée, des lettres, des arts et des sciences » entre nos deux pays que de Gaulle mentionnait en 1967.

Avant de laisser la parole aux brillants intervenants polonais et français qui vont nous éclairer et nous instruire, le Savoyard que je suis ne résiste pas à citer le deuxième couplet de notre hymne « national », Les Allobroges, créé en 1853 à Chambéry, sept ans avant que la Savoie ne devienne française :

Au cri d’appel des peuples en alarme
J’ai répondu par un cri de réveil.
Sourds à ma voix, ces esclaves sans armes
Restèrent tous dans un profond sommeil.
Relève-toi, Polonais héroïque,
Car pour t’aider, je m’avance à grands pas.
Secoue enfin ce sommeil léthargique
Et sois – en sûr,
Et sois – en sûr, tu ne périras pas.

 Je vous remercie.

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