HUBERT GERMAIN, COMPAGNON DE LA LIBÉRATION : UN HOMME D’HONNEUR ET DE FIDÉLITÉ

par Hervé Gaymard
Président de la Fondation Charles de Gaulle

Hubert Germain est mort, le 12 octobre 2021, aux Invalides, et qu’on le veuille ou non, qu’il le veuille ou non, c’est plus que l’ancien lieutenant de la 13e Division blindée de Légion étrangère, le député de Paris pendant 11 ans, le ministre des Postes puis des relations avec le Parlement de Georges Pompidou qui nous quitte, c’est l’ordre des Compagnons de la Libération, fondé par le général de Gaulle dans les sombres heures de l’automne 1940, qui s’éteint avec lui.

Cet ordre, de Gaulle y voyait la chevalerie de la France Libre, mais aussi l’aiguillon du renouveau national à venir. Hubert Germain aura été le dernier d’entre eux : son destin personnel lui échappe donc, définitivement, pour personnifier celui de ses camarades de lutte, au nom desquels il reposera dans la crypte du Mont Valérien, comme le Soldat inconnu incarne et rappelle, sous l’Arc de Triomphe, ses millions de camarades morts au combat pour la France.

Hubert Germain n’était pas un inconnu, mais la comparaison avec ce soldat ne l’aurait sans doute pas offusqué, tant il a toujours renâclé à mettre en avant la somme de courage, de sacrifices, de douleurs que son engagement a mobilisé, pour magnifier en lieu et place l’effort collectif, l’abnégation, le sacrifice de soi qui a été la force agissante de la France Libre. Ce n’est que bien tardivement qu’il s’était décidé à témoigner, après avoir tant servi, plus souvent dans l’ombre que dans la lumière. Les Français le connaissaient peu : ils apprendront à le connaitre, comme gardien d’une aventure collective sans pareille, comme ultime témoin de cet élan, de ce réflexe patriotique qui a conduit quelques hommes à toutes les audaces, à tous les courages pour relever la France autour du général de Gaulle. Hubert Germain ne s’appartient plus, il appartient définitivement à cette mémoire fondatrice, dont notre pays a tant besoin, et qu’il avait nourrie de son « meilleur charbon ».

Le symbole ne doit pas écraser l’homme. Comme beaucoup de Français libres, Hubert Germain a été mu par un réflexe initial, viscéral, presque physique de refus de l’effondrement. Fils d’un Général proche de Pétain, adolescent cabochard et frondeur, il grandit dans les années 30 avec la prescience que faire la guerre sera la tâche de sa génération. Dans la tourmente, sa transgression est claire : le 14 juin 1940, passant le concours de l’Ecole navale, il se lève au bout d’une heure et rend sa copie, blanche. Il a mieux à faire, et part se battre, sans savoir alors comment ni avec qui, pour « faire la guerre que ses ainés ont perdue », selon la formule qu’il lance au Général Bührer. Fils de militaires, il entame une carrière pas même certaine par un acte magistral de désobéissance dont son père, héros de Verdun, ne se montrera pas capable.

Les mots de Romain Gary sur cet esprit propre aux premiers Français libres revient immanquablement à évoquer la Guerre d’Hubert Germain « Dès qu’on nous empêchait de nous battre – la seule justification de notre désertion- nous devenions ingouvernables ». Hubert Germain fut un combattant inflexible, courageux jusqu’à toutes les extrémités.

Il fut, aux côtés de Pierre Messmer, des moments légendaires de Bir Hakeim, dont la nouvelle fit venir des larmes, les seules qu’il confessa dans ses Mémoires de Guerre, aux yeux de De Gaulle lui-même. Décrivant la sortie de la nuit du 10 au 11 juin 1942, au milieu des mines et des balles allemandes, Hubert Germain se remémorait pourtant son « extraordinaire sérénité ». Il fut d’El Alamein. Il fut, enfin, du débarquement en Italie, des rudes combats de Monte Cassino, survivant là où tant de ses compagnons d’armes, comme Ferrières de Sauvaboeuf, furent saisis par la mort encore bien jeunes. Car l’Ordre de la Libération est fait de ceux qui ont survécu au conflit mondial, et de ceux qui ont donné leur vie à la libération du pays sans connaître la joie ou le soulagement de la victoire finale. De ceux-là aussi, surtout, peut-être, Hubert Germain est le symbole et la mémoire. 

Hubert Germain aimait évoquer la devise de la Légion étrangère, « Honneur et fidélité », qu’il fera sienne. Sa fidélité, son engagement sont fixés par des mots que de Gaulle lui donne dès son arrivée à Londres, le 24 juin 1940 : « Je vais avoir besoin de vous ».  Dès lors, il sera pour le Général « Pour vous, tout, partout, toujours ». Cette inconditionnalité fait sa vie, justifie son combat. Comme Christian Fouchet, Hubert Germain est un homme de certitudes, et ces certitudes nourrissent chez lui le désir d’action. De Gaulle, Pierre Messmer pourront ainsi compter sur son soutien et sur son dévouement, inconditionnels. On ne peut saisir son parcours dans son ensemble sans se référer à cette fidélité à l’égard de Pierre Messmer, conçue sous les drapeaux de la Légion étrangère, et sans doute définitivement fixée sous le feu subi en commun à Bir Hakeim. C’est en son nom qu’Hubert Germain officie lors du putsch des généraux d’avril 1961, puis entre en politique, se faisant élire député de Paris en 1962, qu’il accepte enfin un Ministère, en 1973, confessant ne trouver aucune satisfaction personnelle hormis celle de servir.

Seule coquetterie, il refuse alors le portefeuille des Anciens Combattants. A le lire, le combat pour relever la France est en effet loin d’être achevé. Les Français qu’il retrouve en 1944 sur le chemin de la Libération ne sont pas à la hauteur de sa haute exigence morale, nullement prêts à tout abandonner, à commencer par leur verre de pastis, pour suivre l’armée de Libération. Plus tard, sans doute éprouvera-t-il la mélancolie de Romain Gary s’adressant à ses morts : « Ce qui vous rendait différents des jeunes Français d’aujourd’hui, c’est que pour vous la France n’avait pas encore été démystifiée et que vous n’étiez pas capables de voir dans ce vieux pays, qui fut pendant si longtemps une façon d’être un homme, une simple structure sociologique. Vous apparteniez encore à une culture où l’on ne parlait pas d’un homme comme d’un cadre. Vous étiez plus proches de ce qui fut toujours, à travers les âges, une civilisation, parce que vous étiez le contenu réel et vivant de l’imaginaire et parce que seules les mythologies assumées et incarnées peuvent porter l’homme au-delà de lui-même et le créer peut-être un jour tel qu’il se rêve ».

Ce ne fut sans doute pas facile d’être un Français libre, fait compagnon de la Libération à 23 ans des mains du Général, dans les années d’après-guerre. Après avoir vécu sur un fil, il fallait vivre. Le sentiment d’avoir « brûlé son meilleur charbon » a sans doute pesé. Homme de rencontres, Hubert Germain confiait pourtant avoir retrouvé sans doute quelque chose de cette fraternité avec ses électeurs du  XIIIe arrondissement de Paris, dont il épouse les soucis et les joies, recueillant parfois leurs derniers mots : « Ils faisaient leurs adieux à la France ».

En 1945, à la veille d’accompagner Koenig à Baden-Baden, Hubert Germain reçut la visite de deux gendarmes, venus l’arrêter sous l’accusation de ne pas avoir répondu à l’appel sous les drapeaux en 1940. Les pauvres pouvaient difficilement plus être en tort : il y avait répondu, à sa manière, selon ses choix, selon l’idée qu’il se faisait de la France, de ce qu’elle se devait d’incarner. Il y avait répondu pleinement, sans réserve, sans prudence, sans crainte, avec un esprit de jeunesse, une ardeur qui définissait, plus que tout autre chose, un Français libre. Si sa disparition clôt cette aventure débutée il y a près de 80 ans, il incarnera désormais, et pour toujours, « quelque chose qui n’appartiendra jamais à l’ombre ».

En juin 1971, André Malraux improvisait cette oraison pour le dernier Compagnon mais aussi pour l’ensemble de l’Ordre de la Libération. A l’heure du départ d’Hubert Germain, il semble opportun de rappeler ses mots [1] :

Dans le silence, le dernier Compagnon retrouvera le premier Compagnon.

Le dernier cercueil du Mont-Valérien ne sera pas non plus un cercueil solitaire, on ne le fermera pas seulement sur le dernier Compagnon : on le fermera aussi sur le dernier combattant de la 1ère Division Française Libre ou de la 2e Division Blindée, sur le dernier pêcheur breton qui amena des Français clandestins en Angleterre, sur le dernier cheminot qui paralysa provisoirement les V2, sur les derniers maquisards grâce à qui les Panzer d’Aquitaine n’arrivèrent pas à temps en Normandie, sur la dernière couturière morte dans un camp d’extermination pour avoir pris chez elle un de nos postes émetteurs.

Comme les gisants de la chevalerie morte écoutaient crépiter le bûcher de Rouen, tous, ceux qui se sont réfugiés dans l’âme de la France écouteront le marteau sur les clous funèbres. Des archers d’Agnatel aux clochards d’Arcole, de la Garde impériale jusqu’aux 300 000 morts du Chemin des Dames, des cavaliers de Reims et de Patay aux Francs-Tireurs de 70, montera le silence séculaire de l’acharnement.

Avec la phosphorescence des yeux des morts, ceux que l’on ne verra plus jamais veilleront notre dernier Compagnon – non pour son courage, mais parce que l’ouvrier qui clouera le cercueil le clouera sur la confuse multitude de tous les morts qui auront tenté de soutenir à bout de bras les agonies successives de la France.

Alors, la croix de Lorraine de Colombey, l’avion écrasé de Leclerc, la grand-mère corse qui cachait tranquillement le revolver de Maillot dans la poche de son tablier, le dernier cheminot fusillé comme otage, la dernière dactylo morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres, confondrons leur ombre avec celle de notre dernier Compagnon. Et avant que l’éternelle histoire se mêle à l’éternel oubli, l’ombre étroite qui s’allongera lentement sur la France aura encore la forme d’une épée.

[1] André Malraux, texte transcrit par Michelle Michel, avec l’accord d’Albert Beuret (exécuteur testamentaire) d’après l’interview accordée à Madame Anglade, émission télévisée du 17 juin 1971.

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