LES CONFIDENCES D’HUBERT GERMAIN, DERNIER COMPAGNON DE LA LIBÉRATION

par Étienne de Montety

Le Figaro, 8 janvier 2021

Reproduit avec l’aimable autorisation de la direction de la rédaction du Figaro.

Il réside dans une petite chambre de l’Institution des Invalides, qui, depuis Louis XIV, accueille et prend soin des vieux soldats qui ont servi la France. S’il en est un qui répond à cette qualité, c’est bien lui, Hubert Germain, ancien officier de la 13 DBLE. L’homme a aujourd’hui 100 ans bien sonnés, et la mort du secrétaire de Jean Moulin, Daniel Cordier, le 20 novembre 2020, a eu pour conséquence de lui ouvrir un destin singulier : conformément aux statuts de l’ordre de la Libération, à sa mort il sera inhumé au Mont-Valérien, dans la crypte du Mémorial, caveau n 9. S’il n’en reste qu’un…

Quand le gouverneur des Invalides, le général de Saint Chamas, se plante à l’entrée de sa chambre et lance un « bonjour mon lieutenant », Germain savoure. À tout, à « monsieur le ministre », ou « monsieur le président », il préfère ce grade de jeune homme, gagné en Syrie et justifié en Libye, puis en Italie et en Alsace. « Mon lieutenant », c’est le salut fraternel d’un cadet qui a commandé la Légion étrangère à un ancien qui a combattu dans ses rangs.

Le lieutenant a franchi le cap du siècle mais il a belle allure encore. Évidemment, le grand chef de section efflanqué, le colosse entré en politique (il sera député de Paris), s’est tassé au fil des ans, mais il est encore bien présent, au milieu de photos, de dessins d’enfants et de souvenirs. Il en a autant que s’il avait mille ans. Longtemps, Hubert Germain a été sinon le plus jeune, du moins parmi les plus jeunes : engagé de la France libre à 19 ans, chevalier de la Légion d’honneur à 21, compagnon de la Libération à 23.

Aurait-il parié sur pareil destin, lui le lycéen turbulent à qui son père, le général Maxime Germain, brillant sujet de la méritocratie française, passé d’une ferme du Dauphiné à l’École polytechnique, membre du cabinet du ministre de la Guerre en 1934, un certain maréchal Pétain, disait pour le convaincre de travailler : « N’oublie pas que tu devras faire la guerre » ?

« Ceux qui ont réfléchi n’ont pas bougé »

Il la fera. En juin 1940, Hubert passe les concours des grandes écoles. École de l’air ou navale, il hésite… Nous sommes le 14 juin, les Allemands sont à Paris, alors les tergiversations ne sont plus de mise. L’élève Germain se lève au bout de quelques minutes, et rend copie blanche. Serait-ce qu’il sèche devant le sujet ? « Tout ça, c’est inutile, je pars faire la guerre. » Il gagne Saint-Jean-de-Luz et embarque sur un bateau avec des troupes polonaises en route pour l’Angleterre. L’aventure commence.

Quatre-vingts ans plus tard, Hubert Germain est assis dans son fauteuil, droit, regardant devant lui, comme si le film des événements passait sous ses yeux. Sa mémoire est impeccable. Il en a confié la substance, au fil des mots, à Marc Leroy dans un petit livre [1], qui vient d’être récompensé par le prix Erwan-Bergot de l’armée de terre. On y entend sa voix, intacte.

« C’est un conteur, disent Catherine Bon et Guillemette de Sairigné, les filles du colonel de Sairigné, qui le visitent régulièrement. À l’Assemblée nationale, il paraît que ses prises de parole étaient mémorables. Même ses adversaires politiques en convenaient. »

En septembre 1941, Germain sort de l’école d’officiers de Damas (Syrie) et choisit la Légion étrangère. Cinq mois plus tard, il rejoint un bataillon de la 13e DBLE. Il aime être à l’avant, en pointe. Avec cette unité auréolée du prestige de Narvik, il combattra à El Himeimat, El Alamein, et bien sûr Bir Hakeim. Il sera de la célèbre sortie du camp retranché à travers les champs de mines, dans la nuit du 10 au 11 juin 1942, à la tête de ses légionnaires qui lui décerneront la plus belle des citations : « Nous apercevions votre grande silhouette, il n’y avait qu’à vous suivre. » « Bir Hakeim n’était évidemment pas Austerlitz, ceux qui s’y sont battus ont pourtant été des témoins », dira le général de Gaulle à Malraux (Les Chênes qu’on abat).

Pendant la guerre, la trajectoire fulgurante de Germain croise celle de son père, emporté par le cours de la politique suivie par le gouvernement de Vichy. Tandis que le fils gagnait Londres, le général Germain était envoyé à Djibouti pour s’assurer de la loyauté des troupes françaises des côtes des Somalies. Il sera ensuite inspecteur général des troupes coloniales, avant d’être mis à la retraite en 1942 puis déporté en juin 1944. Un exemple classique d’officier fidèle au vainqueur de Verdun, Pétain, celui que Malraux qualifiera d’« émouvant protecteur des ruines ». Maxime Germain, patriote et loyaliste, ne se remettra jamais des cas de conscience que la guerre engendra.

Aujourd’hui, Hubert Germain ne juge pas son père à qui il voue une affection pudique. Il regrette de ne jamais avoir pris le temps de lui parler. D’expliquer son attitude réfractaire (« ceux qui ont réfléchi n’ont pas bougé », lance-t-il), de comprendre la fidélité paternelle au Maréchal. À son retour de déportation, Hubert ira chercher Maxime à la gare de Cannes. Il ne sera pas seul, emmenant sa compagnie de légionnaires, et le jeune lieutenant FFL fera présenter les armes au vieil homme déchu, flottant dans son costume. Émouvant hommage d’une génération à une autre, celle de Bir Hakeim à celle de Verdun.

Reconnaissance aux aumôniers militaires

Dans le récit qu’il fait de sa guerre, Germain n’oublie pas ses hommes, le légionnaire Heizel, ancien soldat de la Reichwehr tué en Italie en mai 1944, le vieux sergent-chef Struzyna, un Polonais qui disait au jeune officier, dans un style poétique et touchant : « Mon lieutenant vous serez toujours pour nous comme la neige sur ces montagnes. »

Mais la reconnaissance de ce chrétien à la fois fidèle et hanté va aussi aux aumôniers militaires, à ces hommes de Dieu plongés dans l’enfer avec pour mission d’encourager les vivants et de tenir la main des mourants : ainsi le père Hirlemann, qu’il retrouva dans les années 1960 vivant misérablement. Il l’emmena à Messmer qui lui assura une retraite décente, et une place au carré des légionnaires au cimetière de Puyloubier. Ainsi le père Starky, fait compagnon avec lui le 30 juin 1944, et qui lui confiera : « À Bir Hakeim, nous avons brûlé notre meilleur charbon. »

On le comprend. Ils étaient des « hommes partis de rien » (le mot est de Cassin), tendus vers le plus beau des objectifs, la libération de leur pays. Tels les soldats d’Hugo, ils avaient le sentiment d’avoir « vaincu toute la terre, chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin, et leur âme chantait dans les clairons d’airain ! ». Mais la paix revenue… Va-t-il rester sous les drapeaux ?

« Je me suis engagé pour faire la guerre, pas des réceptions »

Germain a gardé son franc-parler pour juger ses supérieurs : de Gaulle, « un deuxième père » ; Legentilhomme, un seigneur ; Koenig, dont il fut l’aide de camp, et avec qui les relations furent houleuses : « Il n’avait pas la classe d’un De Lattre. » C’est à cause de lui qu’il claquera la porte de l’armée en 1946. Alors que le vainqueur de Bir-Hakeim, devenu commandant des forces françaises en Allemagne, demande à son jeune subordonné d’organiser un cocktail, celui-ci songe : « Je me suis engagé pour faire la guerre, pas des réceptions. » Koenig est mécontent de sa prestation : « Germain, par qui avez-vous été élevé ?

– Par un officier général, mon général. »

Le voici libre, et perdu. La guerre est finie. Une nouvelle ère s’ouvre. Sur le curriculum vitae d’Hubert Germain on trouve quelques expériences dans le privé : chez Cinzano, alcools et spiritueux, chez Geigy, une entreprise suisse de l’industrie chimique, à la Société française de télédistribution (qu’il dirigea). Drôles de points de chute, en vérité, quand on a été décoré des mains du chef de la France libre, en pleine campagne d’Italie.

Après la Libération, les compagnons ont formé une phalange présente dans toutes les strates de la société. De Gaulle, dit Germain, l’avait voulue pour reconstruire la France : les hommes des petites heures de Carlton Gardens, les héros des « trois glorieuses » d’août 1940 et de la Résistance intérieure seront chefs d’entreprise, hauts fonctionnaires, écrivains, chercheurs, marchands d’art. Et même ministres : pendant la IVe et la Ve République, on trouvera dans les divers cabinets les Schumann, Bidault, Pleven, Malraux.

C’est donc naturellement que Germain entre au gouvernement quand Messmer en devient le chef. Celui-ci lui avait d’abord proposé le portefeuille des Anciens combattants. Il refusa théâtralement – on imagine que c’est le mot « ancien » qui le gênait. Il ne l’envoya pas dire à son ami : « Qu’est-ce que j’en ai à foutre des anciens combattants ? » Insistance du premier ministre. Nouveau refus. « Nomme-moi et tu te paieras un communiqué à l’AFP disant qu’Hubert Germain refuse le poste. »

Il sera ministre des PTT. Avec une pensée pour son père quand, à la première réunion de ministère, il se retrouve entouré de polytechniciens. Mais d’embarras devant ces esprits affûtés, point.

« Pour être ministre, il faut d’abord une bonne santé », assure-t-il goguenard.

Dans le silence d’une nuit d’hiver tôt venue, Hubert Germain se raconte, avec un mélange de fierté et de morosité

Encore un mot de soldat, qui dit l’humour intact du vieux lutteur. Toujours badin, il cite les instruments selon lui nécessaires pour exercer le pouvoir : une balance pour évaluer la situation, un stylo pour signer les bonnes décisions… et un fouet pour les faire appliquer.

On sourit devant ce management simple et tout d’exécution. Il date d’une époque où le président Pompidou donnait au gouvernement des directives simples : « Vous tenez votre légitimité du peuple. C’est à lui que vous rendrez des comptes. »

Dans le silence d’une nuit d’hiver tôt venue, Hubert Germain se raconte, avec un mélange de fierté et de morosité. Il parle du colonel de Sairigné qu’il vénère, de son vieil ami l’aviateur Pierre Clostermann, de Pierre Simonet, qu’il a connu au lycée de Hanoï, retrouvé à Londres, et qui fut, comme lui, engagé à Bir Hakeim, et comme lui fait compagnon de la Libération. Simonet s’est éteint le 12 novembre dernier. C’est la première fois qu’il le laissait faire cavalier seul. Huit jours après, le 20 novembre, c’était Daniel Cordier…

Ses parents sont morts en 1953, à trois semaines d’intervalle. Puis ses sœurs. Et en 2007, sa femme Simone, épousée en 1945, sur un coup de foudre. Quand il parle d’elle Hubert Germain cite ce que son ami l’acteur Paul Meurisse lui a dit un jour : « Le vrai moment de l’amour, c’est quand on est là pour fermer les yeux de l’autre. »

Et le vieil homme, qui attend sereinement son heure, de conclure sobrement : « J’ai passé ma vie à fermer les yeux des miens. »

[1] Espérer pour la France, Les Belles Lettres, 90 p., 17 €.

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