DE GAULLE VU PAR LES JUIFS

Par Dominique Schnapper

 

Étudier l’attitude des juifs à l’égard du général de Gaulle pose le problème de la définition des juifs. Faut-il entendre les juifs définis selon la religion, selon le statut des juifs promulgué par le régime vichyste, ceux qui sont organisés dans les institutions officielles ? Faut-il comprendre parmi eux ceux qui, d’origine juive, ne veulent se reconnaître que comme citoyens français ? S’il n’y a pas de réponse formelle à ce genre de questions, on s’efforcera de préciser au cours de cette étude la position des « juifs », dont les opinions sont analysées. Les juifs ne forment en effet à aucun point de vue une unité, il n’y pas de position juive officielle.

Jusqu’à la guerre des Six Jours en 1967, il est clair que tous les juifs voient d’abord dans Charles de Gaulle l’homme du 18 juin, l’homme de la Résistance. Quelles que soient leurs opinions à l’égard du président de la Ve République, en tant que victimes de la guerre et du statut des juifs, ils sont naturellement « gaullistes » au sens de 1940, ou, en tous cas, ils ne se posent aucune question à ce sujet. De plus, depuis son retour au pouvoir, le Général a reçu deux fois Ben Gourion à l’Elysée. Le 7 juin 1961, il a levé son verre « à Israël, notre ami, notre allié ». Ce qu’ils perçoivent comme un revirement du général de Gaulle pendant la guerre des Six Jours, puis lors de la conférence de presse du 27 novembre 1967 apparaît comme un brutal coup de tonnerre dans un ciel bleu.

Que sait-on de l’attitude de Charles de Gaulle avant 1967 ?

Son père, professeur au collège Stanislas, de famille traditionnellement, monarchiste et catholique, fut dreyfusard. « Le jour de la dégradation de Dreyfus, il entra dans la classe, pâle comme un mort et regarda longuement ses élèves : « Messieurs, leur dit-il, levez-vous. Je vous prie d’observer une minute de silence. » Les élèves, absolument stupéfaits, ne comprirent pas la prière, presque l’ordre de leur professeur. Lorsque la minute de silence fut écoulée, il déclara : « Asseyez-vous. La France vient aujourd’hui de se couvrir de honte : elle a condamné un innocent. » Henri de Gaulle rentra chez lui à l’heure du déjeuner, s’assit normalement à la table de famille et raconta à ses fils ce qui s’était passé. Le général de Gaulle, à Londres, disait souvent : « Je n’ai jamais oublié ce geste [1]. »

Abonné très tôt à l’Action française, Henri de Gaulle cessa de la lire après la condamnation du Vatican en 1927 [2]. Charles de Gaulle, qui fut toujours convaincu de l’innocence du capitaine Dreyfus [3], fréquente régu­lièrement, dans les années trente, un colonel juif, Emile Mayer, grand spécialiste des problèmes militaires, longtemps rejeté par ses pairs, et son gendre, Paul Grunebaum-Ballin [4]. Dans les Lettres, Notes et Carnets, rédi­gés par Charles de Gaulle entre 1905 et 1918, la préoccupation du judaïsme n’apparaît jamais. En 1940, Charles de Gaulle déplore l’effet de l’Affaire sur « la force » et la « cohésion » de l’armée [5].

Lorsqu’il édita les lettres de son père, l’amiral Philippe de Gaulle crut nécessaire de mettre des crochets à la place du mot « juifs » dans une lettre que Charles de Gaulle expédia de Pologne à sa mère, le 28 mai 1919 : « Et au milieu de tout cela d’innombrables (..), détestés à mort de toutes les classes de la société, tous enrichis par la guerre dont ils ont profité sur le dos des Russes, des Boches et des Polonais, et assez disposés à une révolu­tion sociale où ils recueilleraient beaucoup d’argent en échange de quelques mauvais coups » [6]. Charles de Gaulle se contentait alors de reproduire, tels qu’il les entendait, les propos antisémites, « naturels » en Pologne. Dans un milieu catholique de province avant la guerre de 1914, il en avait certaine­ment entendu fréquemment, si l’on en croit les témoignages de François Mauriac ou de Philippe Ariès. Rien ne permet de dire qu’il partageait les sentiments qui les inspiraient.

Au cours de la guerre, le problème juif est très peu évoqué par Charles de Gaulle ou par la radio de Londres. Le 20 octobre 1940, Maurice Schumann dénonce dans les statuts des juifs « une législation raciste, contraire à toutes les traditions nationales et condamnée par l’Eglise » [7]. René Cassin, un de ses collaborateurs de la première heure, est l’auteur de la protestation de la France libre sur la question juive, le 6 mars 1941 [8]. La seule intervention personnelle de Charles de Gaulle fut une lettre de la fin du mois de mai 1942 à Monseigneur Saliège, archevêque de Toulouse, dans laquelle il exprime son inquiétude devant la position de l’Eglise et les « conséquences » que son attitude de « solidarité » avec les vichystes pour­rait avoir « pour la situation du clergé et peut-être même de la religion en France après la Libération » [9]. Il ne traite pas directement des juifs. Selon Anne Grynberg, dans les allocutions de Londres, les souffrances des juifs persécutés ne sont guère abordées qu’au détour d’une phrase sur « les camps de concentration français » ; le 8 août, André Labarthe en appelle à la solidarité avec les victimes des premières déportations ; Roger Chevrier donne lecture du texte de protestation de messeigneurs Saliège et Théas [10]. La question juive n’est donc pas abordée par la France libre à Londres.

Il ne faut pas porter de jugement rétrospectif, mais plutôt souligner que le chef de la France libre se conduit, en cela, comme tous les combattants alliés. On ne fait pas la guerre pour défendre les juifs. La Résistance en France prend tardivement conscience de la gravité et de la spécificité du danger encouru par les juifs : « étant donné l’état de l’opinion », les résistants ne pouvaient courir le risque de se voir accuser de « faire la guerre pour les juifs » [11]. Ni Churchill, ni Roosevelt ne dirent les mots, ni ne prirent les décisions qui auraient peut-être permis de sauver des millions de vies humaines.

Charles de Gaulle fut rejoint à Londres par Pierre Mendès France, qu’il accueillit personnellement dès son arrivée [12], et surtout par René Cassin, qui joua un rôle capital auprès de lui. « Quelques-uns (…) furent tout de suite à mes côtés et apportèrent aux devoirs qu’ils assumaient à l’improviste une ardeur et une activité grâce auxquelles, en dépit de tout, le navire prit et tint la mer. Le professeur Cassin était mon collaborateur — combien précieux ! — pour tous les actes et documents sur lesquels s’établissait à partir de rien, notre structure intérieure et extérieure [13]. » De son côté, René Cassin, qui était parti à Londres dès le 20 juin 1940, confirme : « De fait, quand je l’ai rejoint, j’ai été moi, le  » démocrate et champion des droits de l’homme « , que de Gaulle a reconnu dans ses Mémoires, en accord immédiat avec lui sur tous les points capitaux [14]. »

Dans le Comité national français créé le 24 septembre 1941, René Cassin a la charge des lois, de la justice et de la défense de la langue française. En septembre 1943, il préside le comité juridique, il est ensuite élu membre de l’Assemblée consultative et président de sa commission des lois. Il représentait la France auprès des organismes internationaux de préparation de la paix. En 1942, il fut ministre de l’Education. Il fut en même temps nommé président de l’Alliance israélite, afin que le rôle de cette dernière puisse continuer en « Orient ». En août 1944, il préside le comité juridique siégeant à Matignon pour préparer les lois. Il participe à la réorganisation du pays et aux grandes réformes de la Libération [15].

La suppression de la législation contre les juifs se fit sans solennité. Maître de la situation en Algérie, Charles de Gaulle attendit le 20 octobre 1943 pour rendre aux juifs leurs droits de citoyens en abrogeant l’ordonnance Giraud, ce qui rétablissait ipso facto le décret Crémieux. Ce délai a été diversement apprécié, nous n’avons aucun élément nouveau pour l’interpréter, sinon le fait que tous les combattants alliés craignaient d’avoir l’air de faire la guerre « pour défendre les juifs ». En 1945, le statut des juifs fut aboli avec l’ensemble de la législation vichyste, sans que les juifs soient officiellement restaurés dans leurs droits de citoyens. On a pu s’interroger sur l’effet politique qu’aurait eu la reconnaissance solennelle du retour des juifs à la citoyenneté et l’occasion ainsi offerte de réaffirmer les principes républicains [16]. Mais la décision prise peut être justifiée par la seule volonté gaullienne de rétablir la légitimité républicaine, en niant l’existence même de l’épisode vichyste et l’ensemble de ses décisions « illégitimes ». Tout indique que Charles de Gaulle a l’attitude républicaine à l’égard des juifs [17].

En ce qui concerne l’Etat d’Israël, il sut apprécier le sens historique de la création de l’Etat israélien et il reconnut en Ben Gourion une personnalité d’exception. La naissance du nouvel Etat en 1947 préoccupa peu les gaullistes comme d’ailleurs la majorité des Français : c’était le moment de la fondation du RPF. De Gaulle était favorable à la création de l’Etat à la fois par sentiment humanitaire, par souci de protéger des minorités qui puissent contrebalancer les ambitions du panarabisme, par désir de voir s’affaiblir l’influence de la Grande-Bretagne dans cette région du monde [18]. Mais, en même temps, il restait sensible à la nécessité de maintenir la présence française au Levant. En 1956, les gaullistes appuyèrent la politique de Guy Mollet. Soustelle et Debré furent parmi les partisans de la transformation de l’alliance de fait entre la France et Israël en alliance de droit [19]. Les gaullistes constituèrent les trois quarts du comité directeur de l’Alliance France-Israël. Tous les témoignages concordent pour dire que, dans les visites privées de Colombey, le Général se déclarait partisan de la fermeté envers l’Egypte et manifestait sa sympathie à l’égard d’Israël [20].

Le « malentendu » de 1967 [21]

Mais il est clair que son nationalisme fondamental ne pouvait laisser de place à ses sympathies ou à son estime pour telle personne ou telle nation, s’il considérait que la place de la France était en jeu. Or, entre 1962 et 1966, la situation politique, de ce point de vue, change complètement. D’abord, en arrivant au pouvoir, le Général avait découvert au ministère de la Défense des liens étroits entre les responsables militaires et des services secrets israéliens et français, auxquels il mit fin. « Je mets un terme à d’abusives pratiques de collaboration établies sur le plan militaire, depuis l’expédition de Suez, entre Tel-Aviv et Paris et qui introduisent en permanence des Israéliens à tous les échelons des états-majors et des services français. Ainsi cesse, en particulier, le concours prêté par nous à un début, près de Bersheba, d’une usine de transformation d’uranium en plutonium, d’où un beau jour, pourraient sortir des bombes atomiques [22].

Mais, surtout, la fin de la guerre d’Algérie transforme la politique française. Le chef de l’Etat veut faire « de sa politique de coopération avec l’Algérie une sorte de modèle des relations entre une nation avancée et un pays pauvre » [23]. Les Français avaient été alliés d’Israël, alors qu’ils étaient en conflit avec les Arabes, ils ont désormais une politique de rapprochement avec le monde arabe et, plus généralement, avec le Tiers Monde. Dans son « grand dessein », la France de Charles de Gaulle doit devenir la protectrice du Tiers Monde et affirmer son indépendance à l’égard des « Anglo-Saxons ». Jacques Soustelle cite ce propos du Général, formulé dès 1959 : « Je sais quels sont vos sentiments envers I ‘Etat d’Israël : mais ces sentiments ne doivent pas interférer avec la politique de la France [24]. »

Le Général voit désormais dans l’alliance étroite avec l’Etat d’Israël une gêne à sa politique mondiale. Pour expliquer le « malentendu » entre le Général et les juifs en 1967, l’interprétation de la politique étrangère paraît, à tous points de vue, plus conforme aux idées et à la politique gaullistes que l’hypothèse d’une hostilité constante à Israël, que soutient Jean Ferniot [25], ou de l’antisémitisme, que lui prête Christian Pineau [26].

On ne reviendra pas sur les événements de mai-juin 1967 et l’attitude du Général bien connus de tous, sinon pour rappeler que le chef de l’Etat était convaincu de la supériorité militaire d’Israël et qu’il craignait que ce conflit local ne débouche sur une troisième guerre mondiale. On se contentera de souligner les deux éléments qui sont à la source du « malentendu ».

Les juifs eurent le sentiment que de Gaulle avait été ulcéré par la « désobéissance » d’Israël, d’autant qu’elle manifestait combien les possibilités d’intervention française dans la politique mondiale restaient limitées. Ils jugèrent qu’il avait créé par ses déclarations les conditions d’une «   mise en accusation anticipée d’Israël » [27]. Le Général, au cours de la visite que lui rendit Abba Eban, ministre des Affaires étrangères, venu sonder le chef de l’Etat sur la position de la France le 24 mai, avait en effet déconseillé à Israël d’attaquer. Le 7 juin, il avait suspendu toute livraison d’armes à Israël, afin d’empêcher la guerre d’éclater. Le lendemain, il avait renouvelé à Walter Eytan, ambassadeur d’Israël, son avertissement, condamnant à l’avance celui qui « tirerait le premier ». La condamnation vint le 21 juin. Les témoignages concordent pour montrer l’irritation du président de la République devant ce qu’il analyse ensuite comme une « désobéissance » d’Israël [28]. C’est d’ailleurs ce qu’il formule lui-même, le 30 décembre 1967 dans une réponse à une lettre de David Ben Gourion du 6 décembre 1967 :

« Mais je demeure convaincu qu’en passant outre aux avertissements donnés, en temps voulu, à votre gouvernement par celui de la République française, en entamant les hostilités, en prenant par la force des armes possession de Jérusalem et de maints territoires jordaniens, égyptiens et syriens, en y pratiquant la répression et les expulsions qui sont inévitablement les conséquences d’une occupation dont tout indique qu’elle tend à l’annexion, en affirmant devant le monde que le règlement du conflit ne peut être réalisé que sur la base des conquêtes acquises et non pas à condition que celles-ci soient évacuées, Israël dépasse les bornes de la modération nécessaire [29]. »

Les juifs pensent, d’autre part, que la « désobéissance » d’Israël est d’autant plus amèrement ressentie par le président de la République que son attitude est condamnée par l’opinion française majoritaire. L’opinion et la presse françaises sont massivement favorables à la cause israélienne, et choquées parce qu’elles jugent comme une rupture par la France de ses engagements, au moment où se joue l’existence même du petit Etat. Selon les sondages, entre juin et août 1967, le pourcentage de Français qui approuvent la politique du chef de l’Etat au Proche-Orient passe de 54 % à 36 %, en décembre, il est de 30 % [30]. La politique à l’égard d’Israël a divisé même les gaullistes. Le Général voit dans cette attitude le résultat d’une manipulation de la presse par la propagande israélienne. Un communiqué de son ministre de l’Information, Joël Le Theule, a affirmé que : « Il est remarquable et il a été remarqué que les influences israéliennes se font sentir d’une certaine façon dans les proches milieux de l’information [31]. » Le thème de l’influence juive sur la presse est d’autant plus sensible aux juifs qu’elle fait écho à toute la littérature antisémite des années 1880 et 1930 qui en faisait un de ses thèmes privilégiés.

C’est alors que la conférence de presse du 27 novembre intervient, dont un tiers environ concerne la crise du Moyen-Orient avec la phrase, devenue si célèbre, sur le « peuple d’élite, sûr de lui et dominateur » [32]. On n’analysera pas ici la conférence de presse. Un autre article serait nécessaire et il ne s’agit pas ici d’ajouter une autre interprétation à toutes celles qui ont déjà été proposées. L’étude portera sur les réactions des juifs eux-mêmes, telles qu’elles s’exprimèrent à l’époque et dans les années qui suivirent.

On se contentera de noter que le général de Gaulle croit à « la nature » des peuples ou des nations. On sait qu’il parlait de « la Russie » plutôt que de l’URSS. On peut citer les propos tenus devant le journaliste américain Sulzberger. En 1956 : « Qu’est-ce que les Arabes ? Les Arabes sont un peuple qui, depuis les jours de Mahomet, n’ont jamais réussi à constituer un Etat. Mahomet a créé un Etat à cause de l’Islam. Après lui, il n’y a eu que l’anarchie (…) Avez-vous vu une digue construite par les Arabes ? Nulle part. Cela n’existe pas. Les Arabes disent qu’ils ont inventé l’algèbre et construit d’énormes mosquées. Mais ce fut entièrement l’œuvre des esclaves chrétiens qu’ils avaient capturés (…) Nous autres, Français, avons essayé de faire beaucoup avec eux. Et les Russes l’ont essayé avant nous. Ils ne peuvent rien faire seuls [33]. » Et le 20 janvier 1962 : « Quand on parle des Arabes, on ne sait jamais de quoi l’on parle. On ne peut jamais être sûr de ce que l’on dit. Ils sont toujours bouillonnants, toujours imprévisibles. C’est la nature de l’Arabe. Ce sont des nomades. Ils sont anarchiques. (..) Ils se noient dans leurs propres rivalités. Nasser a essayé de créer une union arabe au Moyen-Orient. Il n’a pas pu. Et il ne pourra jamais réussir [34]. »

Dans un entretien avec Jacob Tsur, il avait évoqué : « Les talents des juifs, leur pensée claire et logique, leur énergie [35]. » Dans le célèbre passage des Mémoires d’Espoir où il présente Ben Gourion, il avait souligné : « La grandeur d’une entreprise, qui consiste à replacer un peuple juif disposant de lui-même sur une terre marquée par sa fabuleuse histoire [36]. »

Il aurait dit, en parlant des Algériens, « les Arabes, les Kabyles, les Moabites, les juifs, ces gens-là ne font pas partie de notre peuple » [37].

Que signifie donc pour lui le « peuple juif » ? On peut d’autant plus se le demander qu’à la veille des négociations d’Evian Guy Mollet, reproduisant les termes d’une conversation avec le général de Gaulle, avait lancé, en février 1960, l’idée d’un régime fédératif « où seraient assurés et garantis pour l’avenir les droits des communautés kabyle, arabe, chaouia, mozabite, juive et française » [38], « oubliant » ainsi que les juifs étaient en Algérie citoyens français depuis 1870, à l’exception de la période vichyste.

Pour les juifs français qui, pour les plus réticents d’entre eux, ont été des fervents, en tous cas, de l’homme du 18 juin 1940, les décisions de mai-juin 1967 et, plus encore, la conférence de presse du 27 novembre provoquent stupeur, inquiétude ou scandale. L’analyse politique de la crise était faite dans des termes qui leur paraissaient injustes, puisqu’elle leur donnait le sentiment que la France épousait totalement le point de vue des pays arabes. D’autre part, la nécessité de remettre en question la politique étrangère de la France impliquait de parler du « peuple juif » dans des termes dans lesquels, pour les juifs, résonnaient les souvenirs des discours antisémites d’avant la Seconde Guerre mondiale. L’enthousiasme avec lequel les Arabes avaient accueilli la conférence de presse montrait d’ailleurs à quel point cette « lecture, » des propos du Général n’était pas le propre des juifs.

Les témoignages concordent pour montrer que tous, quelles que furent leurs opinions précédentes, s’interrogèrent et furent émus. René Cassin, François Jacob, gaullistes historiques de juin 1940, partagèrent l’émotion commune. Presque toute la presse s’indigna. Malgré tout, les juifs s’efforcèrent de faire la différence entre un changement de politique à l’égard des Arabes, que pourraient justifier la Realpolitik et l’intérêt de la France, et l’ambiguïté du terme employé : « le peuple juif ». S’agissait-il des Israéliens ou des Français juifs, ou encore des Israéliens et des Français juifs, unis en un même peuple et, dans ce cas, les Français juifs étaient-ils des citoyens comme les autres ? Cette interrogation renvoyait ainsi à toute la propagande antisémite, encore présente à la conscience des juifs vingt-deux ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le fait que ces mots aient été prononcés par l’homme du 18 juin rendait l’interrogation plus douloureuse. Mais les réponses n’en dépendaient pas moins à la fois de l’expérience juive et des opinions politiques.

L’expérience juive de la guerre des Six jours

Alors que les juifs français avaient accueilli sans enthousiasme particulier la création de l’Etat d’Israël, la crise précédant la guerre des Six Jours avait provoqué parmi eux une émotion à laquelle personne ne s’attendait. Nous avons sur ce sujet le témoignage de Jacob Tsur, qui fut ambassadeur d’Israël à Paris. A son arrivée en 1952, il avait noté « la réserve froide, distante dans le ton et les discours » des responsables du Consistoire qui l’accueillaient [39]. Lors de sa première visite à Strasbourg, il remarqua l’insistance des notables de la communauté à établir la distinction entre eux-mêmes, citoyens français, et lui, ambassadeur d’un pays étranger [40]. Mais, dans une communauté où les conséquences matérielles de la guerre étaient surmontées, où les rapatriés d’Afrique du Nord, nombreux, actifs, organisés en communautés conscientes de leur judaïsme, avait créé depuis le début des années soixante un nouveau climat, le danger, auquel Israël avait été confronté pendant les mois de mai et juin 1967, avait redonné à presque tous, même à ceux qui étaient les plus éloignés du judaïsme, un sentiment de communauté, une sorte d’« attachement mystique », selon l’expression d’Alain de Rothschild, alors président du Consistoire de Paris, chargé de l’intérim de la présidence du Consistoire central [41]. Parmi les innombrables témoignages sur ce point, on peut retenir, par exemple, la déclaration de Georges Friedmann, juif français « déjudaïsé » : « La guerre des Six Jours a été pour moi comme pour beaucoup d’autres juifs éloignés, un révélateur [42]. »

Même les intellectuels de gauche, plus ou moins sympathisants du Parti communiste, pour lequel le sionisme était un fait colonial et Israël une base avancée de l’impérialisme, furent bouleversés à l’idée que l’Etat d’Israël puisse être détruit. Dans une lettre adressée à Notre République, Léo Hamon, ancien résistant et, alors, gaulliste de gauche, se désolidarisait de ce journal et de la politique du président de la République [43]. »

Mais cette unité de pensée et d’émotion avait été éphémère. Après la victoire éclair, chacun avait adopté, entre juin et novembre, une attitude différente en fonction de ses opinions politiques et de son attitude envers la citoyenneté, comme en témoignent les réactions passionnées à la lettre adressée le 16 juin par Edmond de Rothschild aux juifs français, au nom du Comité national de Coordination des Organisations juives de France. « Vous avez sans doute déjà apporté votre contribution à Israël. Mais avez-vous assez donné ? La contribution qui est exigée de chacun de nous ne constitue pas un acte de charité, c’est un impôt, c’est le prix de notre dignité, de notre fierté, de notre solidarité [44]. » En employant le terme d’« impôt », le responsable communautaire impliquait l’idée de citoyenneté juive. Les protestations des juifs, qui se conçoivent d’abord comme citoyens français et veulent, avant tout, conserver les sens des valeurs universelles, furent nombreuses. La plus représentative et la plus nette fut formulée par Madame Jacqueline Hadémard, sous forme d’une réponse à Edmond de Rothschild, publiée par Le Monde des 9-10 juillet 1967 : « J’ai été élevée dans l’atmosphère de bataille de l’affaire Dreyfus, c’est-à-dire dans l’esprit de lutte contre l’injustice et le racisme. (…) Non, je n’appartiens pas au  » peuple  » juif. Comme la plupart des juifs français, j’appartiens au peuple français qui a donné au monde la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen, la liberté aux esclaves, le statut de citoyen aux juifs en 1791 et le J’accuse de Zola. C’est là ma dignité. Non, je ne  » dois aucun  » impôt  » comme prix de ma solidarité. Celle-ci va aux opprimés, aux persécutés, aux victimes israéliennes et aux innombrables victimes arabes (…). Le pro-sémite qui se considère comme appartenant à un  » peuple élu  » est aussi raciste que l’antisémite (…). Et c’est pour protester contre cela que je m’adresse à mes compatriotes juifs en les invitant à repousser son appel et à proclamer qu’ils sont français et non – de France  » comme il l’écrit. »

Par ailleurs, une pétition pour la paix au Moyen-Orient, lancée par Pierre Vidal-Naquet et Richard Marienstras, qui prônait de concilier les justes revendications des Palestiniens et le droit à l’existence d’Israël, recueillait de nombreuses signatures parmi les intellectuels de gauche, alors habitués des pétitions.

Le communiqué du ministre de l’Information, puis la conférence de presse redonnèrent vie au sentiment de communauté, qui s’était déjà manifesté en mai-juin et rapprochèrent des personnalités politiquement aussi opposées que Raymond Aron et Pierre Vidal-Naquet.

Le judaïsme organisé

Le grand rabbin Jacob Kaplan publie dans Le Monde du ler décembre une lettre contre les propos tenus lors de la conférence de presse protestant à la fois contre la politique suivie à l’égard d’Israël et contre les qualificatifs utilisés pour définir le peuple juif. « En imputant au peuple juif des prédispositions séculaires à la domination pour mieux étayer sa dénonciation d’Israël comme l’agresseur, le général de Gaulle ne prend-il pas le risque d’ouvrir dangereusement la voie et de donner la plus haute des cautions à des campagnes de discrimination ? Le judaïsme français, face aux épreuves d’Israël dans sa lutte pour son existence et sa sécurité, se déclare solidaire avec lui et le soutient dans ses efforts pour une paix juste et durable [45]. »

Cette lettre souleva parmi les juifs plusieurs débats : était-ce le grand rabbin, c’est-à-dire l’autorité « religieuse », qui devait présenter les réactions des juifs ? La protestation contre les termes utilisés, qui impliquaient à la fois l’existence d’un peuple juif et d’un peuple « d’élite, sûr de lui et dominateur », devait-elle être liée à la protestation contre la politique française à l’égard d’Israël ? Si l’immense majorité des juifs avaient, en effet, ressenti les propos du Général comme antisémites, tous ne portaient pas le même jugement sur la politique israélienne. Le fait que le grand rabbin ait lié les deux était critiqué en particulier par beaucoup de juifs de gauche, pour lesquels la défense de l’existence d’Israël se combinait avec la solidarité avec les Arabes.

L’opinion, dans son ensemble, fit la même analyse. Le 1er décembre, un éditorial de « Sirius », un article de Jean Lecanuet, dans Le Monde, par exemple, relèvent des « relents d’antisémitisme » dans les propos du Général. Un membre du conseil national de l’UNR, Claude-Gérard Marcus, juif lui-même, explique son « émotion » et sa « perplexité », qui est celle « des innombrables Français de confession juive qui n’ont cessé d’apporter depuis de longues années leur total soutien au chef de l’Etat, à la Ve République et aux élus gaullistes ». La LICA, qui comptait parmi ses membres Jacques Chaban-Delmas, André Malraux et Maurice Schumann s’associe aux protestations.

Dans les Cahiers du cercle Bernard Lazare, organe des sionistes de gauche, adversaires politiques du président de la République, le docteur Ginsbourg et Daniel Mayer, « ancien ministre, président de la Ligue des droits de l’homme », s’interrogent sur l’héritage maurrassien de Charles de Gaulle. « Réaction d’un catholique à la persistance insolite du peuple juif, inquiétude du croyant devant la renaissance aberrante du peuple maudit par l’Eglise. Et c’est ainsi que, malgré lui, le vocabulaire de Drumont, transmis par Maurras, affleure à sa conscience [46]. » « Dans la leçon que Charles de Gaulle a tirée de l’enseignement de Charles Maurras, le nationalisme ne serait-il pas seul ? Un certain mépris à l’égard du peuple réputé déicide jusqu’alors et proclamé dominateur aujourd’hui n’y aurait-il pas aussi sa part ? N’y aurait-il pas là une sorte d’antisémitisme inconscient ? J’espère que non, même s’il s’agit, hélas ! hélas ! hélas ! d’une caution qui est quand même donnée à l’antisémitisme. J’espère que la lente descente vers le tombeau de celui qui incarna il y a vingt-sept ans tant d’espérance, ne lui laissera pas le temps de souiller sa propre image [47] !»

Sur le même thème, les journalistes de L’Arche, organe du Fonds social juif unifié (FSJU), sont plus modérés : « Parler de l’antisémitisme de De Gaulle est absurde. Il n’est pas antisémite. Ni plus ni moins qu’un Français moyen. Il est simplement nationaliste comme on l’était dans sa jeunesse [48]. »

Ils retrouvent à peu près les conclusions de Jean Daniel : « De Gaulle est-il antisémite ? Non. Pas spécialement. S’il estime que cela peut servir un jour l’idée qu’il se fait de lui-même et de la France, il sera un jour anti-arabe ou anti-arménien ou anti-n’importe quoi. C’est cela le nationalisme [49]. »

Par trois démarches, le Général corrige ou précise (selon l’interprétation qu’on donne de sa phrase sur le « peuple juif ») le sens de ses propos. Le grand rabbin est reçu au cours d’une première visite en décembre. Puis dans la réponse à Ben Gourion du 30 décembre 1967, déjà citée plus haut, le Général écrit : « Il en est de même de l’émotion apparemment soulevée chez tels ou tels d’entre eux par le fait que j’ai dit de leur peuple qu’il était « un peuple d’élite, sûr de lui et dominateur », jugement que certains affectent de tenir pour péjoratif alors qu’il ne saurait y avoir rien de désobligeant à souligner le caractère grâce auquel ce peuple fort a pu  survivre et rester lui-même après dix-neuf siècles passés dans des conditions inouïes [50]. »

Enfin, après les vœux du 1er janvier, le président de la République a une conversation particulière avec le grand rabbin, à la suite de laquelle ce dernier publie la déclaration suivante : « Le président de la République s’est déclaré surpris de l’émotion provoquée par sa déclaration sur le peuple juif. Selon lui, elle a été mal interprétée. Dans son esprit, c’était un éloge justifié de la valeur des juifs. De mon côté, j’ai eu à cœur de préciser que notre prise de position en faveur d’Israël ne devait pas être interprétée comme un acte de double allégeance. Les juifs français, en s’intéressant à Israël, n’en sont pas moins résolument français. Je suis heureux de dire que le président de la République en a convenu et qu’il n’y a pas, pour lui, de problème sur cette question. »

A la suite de cette déclaration, du côté des organisations, l’incident est clos. On ne trouve plus d’allusions dans la presse juive à la conférence de presse [51]. Deux gaullistes « historiques » oublient le « malentendu ». René Cassin, dans ses Mémoires publiées en 1972, ne parle pas des événements de 1967. Léo Hamon, reçu par le Général quelques semaines après le grand rabbin, est convaincu par ses explications : dix-huit ans après, il déclara que « compte tenu des éclaircissements qu’il nous a donnés, le comportement du Général en 1967 peut être considéré comme irréprochable » [52].

Il est regrettable que nous ne disposions pas du passage des Mémoires du Général, où il aurait pu expliciter l’interprétation flatteuse de sa phrase. Faut-il voir le dernier état de sa réflexion dans ces propos : « J’ai dit du peuple juif non pas qu’il était un peuple « dominateur », mais qu’il était un « peuple d’élite, sûr de lui et dominateur » : il y a tout de même une sérieuse nuance ! Dans un sens, c’est même un compliment que j’ai fait aux juifs ; j’aurais mieux compris leur réaction indignée si j’avais dit, par exemple, qu’ils étaient outrecuidants, ce qu’ils sont cependant, en effet, bien souvent [53] ! »

Pour en revenir à l’attitude des juifs, à la mort du général de Gaulle, deux ans après, les allusions à 1967 sont discrètes et les juifs réaffirment leur fidélité au souvenir du résistant. Rappelant le « malaise », la « confusion » et l’« amertume » de 1967, évoquant le fait que « les traces qu’ils ont laissées dans la mémoire ne sont certainement pas effacées », Jacques Sabbath conclut que : « Il est hors de doute que les sentiments qui nous submergent restent d’admiration et de respect [54]. » En cela, ils se conforment au courant majoritaire de l’opinion, qui oublie les combats politiques de la Ve République et ne veut se souvenir que du héros solitaire et mythique de 1940.

Ce n’est pas à la seule prudence politique qu’il faut attribuer la réserve des institutions juives. Toute leur conscience, toute leur sensibilité, toute leur activité sont alors dominées par le souvenir encore proche de la guerre : le général de Gaulle reste d’abord pour eux l’homme du 18 juin. Dans l’ensemble des déclarations d’Alain de Rothschild, on sent la présence toujours vivante de la guerre, comme en témoigne cet extrait, choisi parmi tant d’autres : « Heureusement pour l’honneur de notre patrie, à cette France des collaborateurs s’opposa la France des résistants à laquelle je rends un vibrant hommage et l’expression de notre reconnaissance. Pour la paix des esprits et pour écarter toute idée de vengeance, aujourd’hui, c’est à celle-là seule, à la France des Droits de l’homme, à la France profonde que nous voulons penser [55]. »

Le « malaise », la « confusion » et l’« amertume » de 1967, pour reprendre les termes de L’Arche, qui nous paraissent justes, sont refoulés par la mémoire, issue des épreuves de la Seconde Guerre mondiale, dans laquelle le général de Gaulle joue le rôle du héros.

Le débat des intellectuels

Parmi les intellectuels, la réflexion se poursuit en particulier sur la notion de « peuple » et l’organisation d’une communauté juive en France. Le débat entre Raymond Aron, Robert Misrahi et Emile Touati dans L’Arche illustre les discussions qui se déroulent alors. Le premier insiste sur l’impossibilité de créer une représentation politique des juifs, même s’il peut être utile que les juifs, que tout sépare, puissent se rencontrer autour de problèmes communs. Il importe de rappeler que le « citoyen français a le droit de revendiquer d’être à la fois pleinement citoyen français et juif en même temps », mais qu’« il ne peut accepter deux allégeances politiques ».

Pour Robert Misrahi, sioniste convaincu : « Il appartient aux Français juifs de soutenir inconditionnellement l’existence d’un Etat juif dans le monde, afin que la liberté de choix des juifs soit totale (…) c’est pourquoi le devoir des juifs français me paraît tout simple : soutenir tous les éléments de la politique israélienne qui se rapportent à son existence (…) et à son indépendance (qui implique des négociations sur les frontières et nullement une politique annexionniste que nous condamnons)… ».

Pour Emile Touati enfin, « on doit reconnaître une conscience de groupe fondée non sur l’économie mais sur l’histoire, la tradition, etc. Si elle n’est pas une réalité juridique, la communauté juive n’en est pas moins une réalité sociologique (…). Nous devons élaborer et faire accepter une nouvelle forme de communauté juive, un nouveau statut social et psychologique du judaïsme français [56].

Emmanuel Levinas, en 1970, donnera le sens métaphysique du lien spécifique entre les juifs français et Israël, qui explique que, selon ses termes, « le sionisme ne peut pas séparer le juif français de la France », parce qu’il est « expérience spirituelle ». « Dès lors, se sentir concerné par la création et l’existence menacée de l’Etat d’Israël, par la guerre des Six Jours et par cette victoire sans paix — ce n’est pas changer d’allégeance — c’est reconnaître l’alliance scellée à Auschwitz dans le sang et les larmes avec toutes les générations et toute la dispersion d’Israël, jusqu’aux  » juifs du silence  » de communion — avec toute l’humanité qui souffre [57]. »

Deux protestations

A la réserve du judaïsme organisé s’opposèrent deux hommes, s’exprimant à titre personnel.

Tim, ancien déporté, publia dans Le Monde du 4 décembre (parce que L’Express, dont il était alors le collaborateur régulier, l’avait refusé), le plus célèbre de ses dessins, montrant un déporté en tenue rayée, le pied fièrement planté sur un rang de barbelés. Sous le dessin, la simple citation « peuple d’élite, sûr de lui et dominateur ».

Raymond Aron publia en février 1968 De Gaulle, Israël et les juifs. Dans ce livre passionné, exceptionnel dans l’œuvre, deux grands thèmes se mêlent : le droit pour un citoyen français de maintenir avec l’Etat d’Israël un lien qui ne remet pas en question la citoyenneté française ; la nouvelle caution que le général de Gaulle avait donnée à l’antisémitisme. « Quel degré de sympathie nous est permis sans que s’élève l’accusation de double allégeance (…). Va-t-on imputer à crime aux juifs de France, aux croyants d’abord et ensuite aux autres, la sympathie que la plupart d’entre eux ressentent à l’égard de l’Etat d’Israël ? Va-t-on exiger d’eux, comme le suggèrent certains exégètes de la pensée élyséenne non pas seulement un choix qu’ils ont déjà fait mais un choix total ? Aucun Etat n’accepte la double allégeance (bien que les lois françaises aient permis à nombre de juifs de devenir israéliens sans perdre la nationalité française), seul l’Etat totalitaire impose une allégeance exclusive de tout autre attachement [58]. »

« La conférence de presse autorisait solennellement un nouvel antisémitisme, les derniers propos du chef de l’Etat suspendent, pour ainsi dire, cette autorisation (…). » La sympathie pour Israël « ne suffirait même pas à relancer l’antisémitisme toujours latent si le général de Gaulle, par une demi-douzaine de mots, chargés de résonance, ne l’avait solennellement réhabilité » [59].

Le livre fut publié peu de temps avant l’explosion de mai 1968. Il eut peu d’écho dans la grande presse, moins encore parmi les juifs, les uns parce qu’ils voulaient croire, comme le grand rabbin Kaplan, que le général de Gaulle avait été effectivement mal compris, les autres parce qu’ils pensaient que la sagesse politique devait conduire à minimiser l’événement. Du « malaise » de 1967, devait subsister dans la mémoire des Français, juifs ou non, le dessin de Tim.

Il ne s’agit pas de trancher entre les interprétations de la politique et des propos du général de Gaulle en 1967, même si cette étude nous a conduit à formuler des hypothèses. Il s’agissait de présenter, de la manière la plus objective possible, les éléments d’un dossier, encore brûlant, sur le « malentendu » de 1967 : « Combien de juifs en France et au-dehors, après la conférence de presse ont pleuré, non parce qu’ils redoutaient les persécutions mais parce qu’ils perdaient leur héros ! Combien espèrent encore retrouver ce qu’ils ont perdu [60] ! »

[1] Témoignage de Charles Oulmont, cité par Dr B. Ginsbourg, “De Gaulle et les juifs”, Cahiers Bernard Lazare, décembre 1967, p. 1. Voir aussi Samy Cohen, De Gaulle, les gaullistes et Israël, Alain Moreau, 1974, p. 152.

[2] Jean Lacouture, De Gaulle, I, Le Seuil, 1984, p. 15.

[3] Nous disposons sur ce sujet du témoignage de Maurice Schumann à Londres : le Général parlant d’un officier : « Vous venez de voir un con, il croit que Dreyfus est coupable ! »

[4] Ces relations sont citées par Pierre Bloch, Charles de Gaulle premier ouvrier de France. Fasquelle, 1945. p. 24 Georges Cattaui, Charles de Gaulle l’Homme et son destin, Arthème Fayard, 1960, p. 45 ; S. Cohen, op. cit., p. 151.

[5] Charles de Gaulle. La France et son Armée (1938), Plon, 1985, pp. 215-216.

[6] Ch. de Gaulle, Lettres, Notes et Carnets, 1919-juin 1940. Plon, 1980. p. 28.

[7] Jean-Louis Crémieux-Brilhac, « René Cassin et la France libre » Les droits de l’Homme, tradition et devenir, Actes du colloque de I ‘Alliance israélite universelle, supplément au n° 92 des Nouveaux Cahiers. 1988, pp. 11-20.

[8] Ibid.

[9] Cité dans La France et la question juive, Centre de Documentation juive contemporaine et Sylvie Messinger, 1981, p. 339.

[10] A. Grynberg. Les internés juifs des camps du Sud de la France 1939-1942, Thèse de doctorat sous la direction de Guy Pedroncini, Paris 1-Panthéon-Sorbonne, 1989, pp. 650-651.

[11] Ibid., pp. 653 et sq.

[12] C. L. Sulzberger. Les derniers des géants, Mémoires, Albin Michel, 1972, p. 133.

[13] Ch. de Gaulle, Mémoires de Guerre, Plon, 1954, p. 84.

[14] R. Cassin, La pensée et l’action, Editions F. Lalou, 1972, p. 89.

[15] Ibid., en particulier p. 213.

[16] Voir à ce sujet Raymond Aron, Le spectateur engagé, entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, Julliard, 1981, p. 111.

[17] On cite la réponse qu’il fit à la remarque que la femme d’un ambassadeur de France au Liban était la petite-fille de Dreyfus et que des réserves pourraient être faites par le gouvernement libanais à la nomination de son mari : « Pourquoi donc ? Dreyfus était un officier français. » Cf. M. Ferro, « De Gaulle et Israël », Etudes gaulliennes, 19-20, juillet-décembre 1977, p. 62. Pierre Vidal-Naquet nous a rapporté un « mot » du Général qui aurait dit : « J’attendais des politiques et je n’ai reçu que des juifs et des socialistes », il a fait allusion, sans les prendre à son compte, à des récits d’attitudes hostiles à l’égard des juifs dans l’armée de la France Libre. Nous n’avons pas pu confirmer ces informations. Dans ses Mémoires, Raymond Aron écrit : « En dépit des rumeurs qui circulent sur l’antisémitisme de certains milieux gaullistes, je n’ai jamais perçu le moindre indice d’un antisémitisme venant d’en haut ».

[18] S. Cohen. op. cit., pp. 42 et sq.

[19] Ibid., p. 72.

[20] Ibid., pp. 70-73.

[21] Cette expression modérée est empruntée à S. Cohen, op. cit.

[22] Ch. de Gaulle, Mémoires d’Espoir. I, Paris, Plon, 1970, p. 279.

[23] Stanley Hoffmann, cité par S. Cohen, op. cit., p. 138.

[24] J. Soustelle, Vingt-huit ans de gaullisme, La Table ronde, 1968, p. 353.

[25] J. Ferniot, 8 h 15 de De Gaulle à Pompidou. Paris, Plon, 1972, p. 93.

[26] P. Wajsman et R. F. Teissedre. Nos politiciens face au conflit israélo-arabe, Fayard, 1969, p. 140.

[27] L’expression est de Raymond Aron, De Gaulle, Israël, et les juifs (1968), réédition dans les Essais sur la condition juive contemporaine, Editions de Fallois, 1989, p. 56.

[28] Pierre Viansson-Ponté, Jean-Claude Servan-Schreiber, Georges Gorse, cités par S. Cohen, op. cit., p. 145. Egalement Jean d’Escrienne, Le Général m’a dit…, Paris, Plon, 1973, p. 148.

[29] LNC, juillet 1966-avril 1969, Paris, Plon, 1987, p. 171 (souligné par nous).

[30] J. Charlot, Les Français et de Gaulle, Paris, Plon, 1971, p. 88.

[31] S. Cohen, op. cit., p. 151.

[32] On trouvera le texte complet de la conférence de presse dans Ch. de Gaulle, DM, V, pp. 232-235.

[33] C.-L. Sulzberger, op. cit., p. 106.

[34] Ibid., p. 109. Souligné par nous.

[35] J. Tsur, Prélude à Suez, Presses de la Cité, 1968, p. 200

[36] ME, I, p. 3.

[37] J.-R. Tournoux, La tragédie du Général, Plon, 1967, cité par Dr Ginsbourg, loc. cit., p. 2.278.

[38] Démocratie française, 18 février 1960, cité par M. Abitol, « Du décret Crémieux à la guerre d’Algérie », in P. Birnbaum (dir.), Histoire politique des juifs de France, Presses de la FNSP, 1990, p. 215

[39] J. Tsur, op. cit., p. 21.

[40] Ibid., p. 67.

[41] A. de Rothschild, Le juif dans la cité, 1984, p. 217.

[42] G. Friedmann, entretien, L’Arche. 26 novembre-25 décembre 1970, p. 56.

[43] Notre République, 23 juin 1967.

[44] Citée par Ph. de Saint Robert, Le jeu de la France en Méditerranée, Julliard, 1970, p. 177.

[45] J. Kaplan, Annexe au Bulletin d’information et de liaison, n° 16 du Comité de Coordination des

Organisations juives en France, publié dans Le Monde du 1er décembre 1967, cité par S. Cohen, op. cit.

[46] Dr Ginsbourg, loc. cit., p. 2.

[47] D. Mayer « Réponse à de Gaulle », ibid., p. 1. C’est aussi l’interprétation avancée dans The Herald Tribune du 4 décembre 1967.

[48] J. Derogy et G. Suffert, « La vieillesse d’un chef », L’Arche, n° 130, 26 décembre 1967-25 janvier 1968, p. 28

[49] Le Nouvel Observateur, 6 décembre 1967.

[50] LNC, juillet 1966-avril 1969, p. 172.

[51] Une allusion d’Arnold Mandel, toutefois, dans l’entretien avec Georges Friedmann (loc. cit., 57), « relent d’antisémitisme en Europe occidentale, comme celui qui s’est manifesté en France, de provenance hautement officielle ».

[52] J. Lacouture, op. cit., III, p. 505.

[53] J. d’Escrienne, Le Général m’a dit… 1966-1970, Paris, Plon, 1973, pp. 147-148.

[54] J. Sabbath, « Après la mort du général », L’Arche, n° 165, 25 novembre-25 décembre 1970, p. 19.

[55] A. de Rothschild, op. cit., p. 171.

[56] « De Gaulle, les juifs et Israël, un débat avec la participation de R. Aron, R. Misrahi, E. Touati », L’Arche, 26 décembre 1967-25 janvier 1968, n° 130, pp. 34-37.

[57] E. Levinas, « Séparation des biens », L’Arche, 26 septembre-25 octobre 1970, n » 162-163, p. 101

[58] R. Aron, op cit., pp. 69 et 71.

[59] Ibid., p. 72.

[60] Ibid., p. 73.

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