LE GÉNÉRAL ET LES JUIFS : UN MAUVAIS PROCÈS

Par François Broche

Article paru dans Espoir n° 146, mars 2004

Pendant la guerre comme dans les Mémoires de Guerre, le général de Gaulle a bien condamné les « honteuses horreurs de la persécution juive ». Sa critique de la politique israélienne au moment de la guerre des Six Jours ne relevait ni de l’antisémitisme ni de l’antisionisme.

« Je ne connais pas d’hommes qui soit aussi peu antisémite que vous – ne serait-ce que parce que tous les hommes vous paraissent tous égaux, vous qui préférez les regarder à votre manière plutôt que de les observer au travers d’un télescope géant. »

Romain Gary, Ode à l’homme qui fut la France

Dans le grand jeu de massacre aux allures de déballage nauséeux auquel on assiste depuis quelques mois, on attendait, non sans inquiétude, le tour du général de Gaulle. Nous y voilà ! Dans Le Monde du 14 décembre, M. Bernard Poignant, député européen d’obédience socialiste, écrit que le Général n’a jamais exprimé sa compassion pour Auschwitz. Il est mal informé. Certes, le nom d’Auschwitz ne figure pas dans les Mémoires de guerre (alors que Buchenwald fait l’objet de trois mention et Ravensbrück d’une), mais M. Poignant oublie de citer les admirables lignes inscrites par de Gaulle sur le livre d’or du camp d’Auschwitz, le 8 septembre 1967 : « Quel dégoût ! Quelle tristesse ! Quelle pitié ! Et, malgré tous, quelle espérance humaine ! ». Jean d’Escrienne, témoin de la scène, raconte qu’il l’entendit ensuite expliquer à un Polonais de la suite officielle que « toute espérance n’était pas morte et avait fini par triompher à Auschwitz, puisque le cauchemar avait pris fin et que les responsables de tant de crimes avaient été vaincus » (De Gaulle de loin et de près).

On rappellera en outre que, dans le tome II des Mémoires de guerre, il est fait mention par trois fois de « la persécution des Juifs » (pp. 37 et 89) et des « honteuses horreurs de la persécution juive (p. 170) et que, d’autre part, toute son action depuis le 18 juin 1940 n’a cessé de témoigner d’une hostilité absolue à toute forme de racisme, au nom de « cette civilisation née dans l’occident de l’Europe », dont il parlait dans son discours d’Oxford, le 25 novembre 1941, et aussi des droits imprescriptibles de tout être humain à la dignité et à l’égalité dont il s’est régulièrement réclamé dans ses discours de guerre.

Mauvais procès également fait par M. Poignant à Michel Debré, qui a certes prêté serment à Pétain le 17 juin (et non le 17 juillet) 1942, formalité sans aucune valeur, alors qu’il avait depuis longtemps choisi la Résistance, où il déployait une activité qui lui vaudra d’être bientôt pourchassé par la police de Vichy (sur cet épisode, on se reportera à l’excellente biographie de Patrick Samuel, Michel Debré, l’architecte du Général, Arnaud Franel éditions, 1999, p. 48) ; à Maurice Couve de Murville, qualifié de « haut-fonctionnaire pétainiste », sans que l’on prenne la peine de rappeler qu’il n’a jamais donné le moindre gage au régime et qu’il a contribué très efficacement au redressement financier et diplomatique de la France à partir de 1943 ; à Antoine Pinay, qui fut nommé à son insu au Conseil national (un organisme créé par Pierre-Etienne Flandin et vite dissous par Darlan) mais n’y siégea jamais, faisant preuve, au contraire, d’une opposition irréductible au régime et à ses hommes et venant en aide aux persécutés de tous les bords (voir la biographie de Christine Rimbaud, Pinay, Perrin, 1990).

Reste le cas Papon, sur lequel on ne reviendra pas, sinon, pour regretter la formulation : «  Bien sûr, il (De Gaulle) garde Maurice Papon à la préfecture de police » – ce « bien sûr » pour le moins fâcheux laissant entendre que Papon est gardé parce que le Général approuvait tous les actes qui vaudront plus tard à l’ancien préfet et ancien ministre (de M. Giscard d’Estaing) d’être condamné à dix ans de réclusion, insinuation pour le moins hasardeuse.

« Il y a de quoi être au ban de l’histoire », remarque M. Poignant. On veut bien croire qu’il use là du second degré, mais on redoute qu’après lui, d’autres, reprenant à leur compte cette hâtive déduction, s’en tiennent, hélas, au premier degré… Il nous appartient donc, une fois encore, quitte à nous répéter, de remettre les pendules à l’heure. Et puisque procès il y a, de rappeler quelques pièces importantes du dossier, en réponse aux quatre principaux griefs récurrents sous la plume et dans la bouche des professionnels de l’antigaullisme de tous les bords.

Premier grief : son milieu social et sa formation intellectuelle prédisposaient Charles de Gaulle à l’antisémitisme

Le grief est fondé sur un constat : fils d’une famille catholique et conservatrice du XIXe siècle, le jeune Charles de Gaulle a subi la forte influence de Maurice Barrès et Charles Maurras. Le constat n’est pas entièrement faux, mais il est partiel, ce qui en diminue considérablement la portée.

Henri de Gaulle était certes d’opinion conservatrice et monarchiste, mais il était également dreyfusard – conviction partagée par son fils. Maurice Schumann raconte qu’entrant un jour dans le bureau du Général, à Londres, il avait croisé un officier qui en sortait : « Vous venez de voir un con, lui avait dit de Gaulle. Il croit que Dreyfus est coupable ! » (cité par Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde, 23 mai 1990). Plus tard, à l’Elysée, à l’un de ses Premiers ministres, qui lui signalait que la femme d’un diplomate qu’il était question de nommer ambassadeur dans un pays arabe était la petite-fille du capitaine Dreyfus, il répondra : « Eh bien, c’est la petite-fille d’un officier français » (cité par Pierre Lefranc, De Gaulle, un portrait, Flammarion, 1989).

Par ailleurs, si Charles de Gaulle a bien été influence par Barrès et s’il a sans aucun doute lu Maurras, il n’a jamais accordé de considération à leurs écrits antisémites, en raison même de la tradition judéo-chrétienne dont il n’a cessé de se réclamer, de « l’immense souvenir du Testament » dont il parlera dans sa conférence de presse du 27 novembre 1967. En outre, il a subi bien d’autres influences, à commencer par celles de Péguy et de Bergson, et aussi par celle d’un officier juif, le colonel Emile Mayer, dont il se voulait le disciple fervent, et qui le présentera à trois intellectuels juifs de premier plan : Léon Blum, Daniel Halévy et Robert Aron : « de Gaulle eût été de Gaulle à coup sûr, n’eût-il pas connu Emile Mayer, note Jean Lacouture. Mais peut-être pas tout à fait le même ». Il a également subi l’influence des catholiques sociaux et libéraux, groupés dans les années trente autour de Marc Sangnier, le fondateur du Sillon, et de Daniel-Rops, et adhéré à l’association « Les Amis du Temps présent, organe des « rouges chrétiens », fondée par Stanislas Fumet, François Mauriac et Jacques Maritain et engagé dans le combat antifasciste.

Cette appartenance situe évidemment Charles de Gaulle très loin de toute forme d’antisémitisme. Si de nombreux Français libres pouvaient apparaître « politiquement suspects », ils n’influencèrent en rien la ligne dont de Gaulle ne déviera jamais : « La France Libre avait nouée des relations très cordiales avec les organisations sionistes, rappelle Jean Lacouture. A Londres, de Gaulle avait reçu leurs porte-parole les plus autorisés. En Palestine, François Coulet, futur aide de camp, puis homme de confiance du Général à Alger, avait monté une station radiophonique « Levant-France  Libre » en commun avec des combattants de la Légion juive ; c’est à Jérusalem que se regroupaient ceux qui fuyaient le Levant vichyste pour rejoindre de Gaulle et c’est en luttant contre les troupes de Dentz aux côtés des Free French que Moshe Dayan avait perdu un œil en 1941 » (sur ce sujet, on consultera en particulier : De Gaulle, les gaullistes et Israël, de Samy Cohen, Editions Alain Moreau, 1974 et De Gaulle et Israël de Daniel Amson, PUF, 1991).

Deuxième grief : A Londres, dans la France Libre, en général, il y avait beaucoup de « fascistes », de « cagoulards » et autres antisémites déclarés

Le grief est fondé sur l’origine politique de nombreux gaullistes de la première heure : André Dewavrin (Passy), Gilbert Renault (Rémy), Pierre Fourcaud, Maurice Duclos (Saint-Jacques), Henri Frenay, Pierre de Bénouville, Leclerc, Honoré d’Estienne d’Orves, Charles Vallin… Tous se réclamaient de la droite catholique ou monarchiste.

A quoi il est très facile de répondre que, dès le début, de Gaulle a indiqué qu’il entendait rassembler les Français de toutes origines, de toutes opinions, sans aucune exclusive, sur les principes énoncés dans l’appel du 18 juin : refus de la défaite, poursuite de la lutte jusqu’à la victoire. A Jean-Pierre Lévy, le chef de Franc-Tireur, qui s’étonne de voir à ses côtés à la fois des Juifs et des cagoulards, il répond : « Que voulez-vous, je suis obligé de faire avec ce que j’ai et non avec ce que je voudrais. Je n’ai pas le choix. J’ai besoin du concours de tous sans exception » (Mémoires d’un franc-tireur). Mais jamais, il ne se laissera dicter sa position par quiconque n’acceptait pas ces principes, et c’est sur eux qu’il sera rejoint par des hommes venant aussi bien de l’extrême-droite que de l’extrême-gauche.

Parmi ses plus proches compagnons, figureront des Juifs éminents : René Cassin, André Weil-Curiel, Georges Boris, sans oublier le docteur André Lichtwitz, et bien d’autres encore – tous des Français qui ne demandaient qu’à continuer le combat. C’est pourquoi la propagande de Vichy et de Paris le qualifieront de « porte-parole de la juiverie internationale » : C’est pourquoi, à l’automne 1941, l’Institut d’études des questions juives éditera une affiche montrant « le vrai visage de la France Libre » – De Gaulle derrière son micro, entouré de riches hommes d’affaires juifs, avec  cette légende en gros caractères : « Le Général Micro fourrier des Juifs ».

C’est à un intellectuel juif réputé, le grand romancier et biographe André Maurois, qu’il proposera en 1940 le poste de porte-parole de la France – proposition  déclinée par l’intéressé, qui choisira de gagner les Etats-Unis. Il souhaitait également le ralliement de René Mayer, conseiller d’Etat, administrateur d’Air France, qui préférera regagner la France pour partager le sort de ses coreligionnaires – il entrera au CFLN trois ans plus tard. A Alger, en 1943, le Général aura dans son entourage immédiat quatre Juifs de très haut niveau : René Cassin, président du Comité juridique, René Mayer, commissaire aux Communications, Pierre Mendès France, commissaire aux Finances, Pierre Bloch, délégué général adjoint au commissaire à l’Intérieur.

« J’attendais la France des cathédrales, aurait-il un jour confié. J’ai vu arriver la France des synagogues ». Mot sûrement apocryphe, mais conforme à l’humour souvent grinçant du Général. Plus sérieusement, il confiera à Pierre-Louis Blanc : « Qu’avais-je comme Français autour de moi ? Des Juifs lucides, une poignée d’aristocrates, tous les braves pécheurs de l’Ile de Sein » (De Gaulle au soir de sa vie). « Il n’y avait pour lui que des Français » assure Pierre Bloch. « Je tiens à signaler, témoigne de son côté René Cassin, que, dans cette affreuse période d’intolérance, le général de Gaulle donna la preuve de sa sérénité et de sa hauteur de vues. Non seulement, il accepta les engagements de Français, d’origine ou étrangers de religion juive – pas uniquement dans les unités militaires – mais encore, il proclama publiquement qu’à ses yeux, tous les citoyens français décidés à participer à la libération de la France étaient égaux » (Les hommes partis de rien).

Troisième grief : Entre 1940 et 1944, il n’a jamais pris position ni sur les persécutions antisémites ni sur la Shoah

Le grief est fondé sur un silence présumé, qui témoigne d’un mélange d’ignorance et de mauvaise foi. Ces deux points doivent donc être sérieusement pris en compte – et vigoureusement réfutés.

Premier point : les persécutions antisémites

De Gaulle a pris position contre les persécutions antisémites à trois reprises, au moins, rappelées par Georges Broussine, chef du premier réseau d’évasion français (le réseau « Bourgogne »), auteur de L’Evadé de la France Libre (éditions Taillandier, 2001), dans un important dossier publié par Le Point du 20 juin 1998.

1°) Le 22 août 1940, dans une lettre adressée à l’écrivain Albert Cohen, alors représentant du Congrès juif mondial à Londres, il fait part des « sentiments de sympathie «  qu’il éprouve à l’égard des Juifs persécutés par les régimes totalitaires et ajoute : « Le jour de la victoire, à laquelle je crois fermement, la France libérée ne peut manquer d’avoir à cœur de veiller à ce qu’il soit fait justice des torts portés aux collectivités victimes de la domination hitlérienne et, entre autres, aux communautés juives, qui, dans les pays momentanément soumis à l’Allemagne, sont malheureusement en butte à l’intolérance et aux persécutions ».

2°) Le 15 novembre 1940, le Congrès juif américain organise au Carnegie Hall de New York un grand meeting de protestation contre le statut des Juifs promulgué par Vichy le 3 octobre précédent. De Libreville, où il vient d’arriver, de Gaulle adresse un message de soutien aux participants, qui est lu par Albert Simard, vice-président de France Forever, le mouvement pro-France Libre fondé par l’ingénieur Eugène Houdry : « Soyez assuré, déclare-t-il, que comme nous avons rejeté tout ce qui a été faussement fait au nom de la France après le 23 juin, le décret cruel dirigé contre les Juifs français ne peut avoir et n’aura aucune validité. Ces mesures n’en sont pas moins un coup porté à l’honneur de la France, ainsi qu’une injustice contre ses citoyens juifs ».

3°) Le 4 octobre 1941, à l’occasion du 150e anniversaire de l’émancipation des Juifs de France, il adresse un message au rabbin Stephen Wise, président du Congrès juif américain. Il y récuse la politique du « soi-disant gouvernement de Vichy », contraire à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, au décret du 27 septembre 1791 et aux lois françaises, avant de conclure : « La France Libre, qui respecte partout où elle exerce le pouvoir la Constitution et les lois de la République, est résolue à rétablir, après la victoire, l’égalité en dignité comme en devoirs, de tous les citoyens sur tout le territoire français » (phrase reproduite en ces termes sur la fameuse affiche « Le Général Micro fourrier des Juifs ! » : « Je prends l’engagement de réinstaller après la guerre les Israélites dans tous leurs droits et situations en France »).

A ceux qui se demandent pourquoi le Général n’a pas fait état de cette correspondance dans le premier volume des Mémoires de guerre, Georges Broussine répondait d’une part que l’histoire de ses relations avec les Juifs n’était pas capitale dans le contexte de l’époque, d’autre part qu’il ne disposait pas de ces lettres (dispersées entre les archives nationales et celles du ministère des Affaires étrangères) au moment où il écrivait. Elles attestent en tout cas que, comme le veut une légende persistante, de Gaulle ne s’est pas rallié à la démocratie et là la République sous la pression de la Résistance intérieure : « Dans ces domaines, comme dans ceux qui concernent les droits des Juifs, écrivait Georges Broussine, les positions du général étaient, d’entrée de jeu, d’une éclatante netteté. Il avait plusieurs longueurs d’avance. Ne serait-ce pas pour cela qu’elles ont été si longtemps oubliées ? »

Ajoutons à ces révélations parues dans Le Point diverses déclarations d’orateurs français libres sur les ondes de la BBC :

  • Le 12 avril 1941, dans un « Message aux Israélites de France », René Cassin rappelle les campagnes déclenchées contre les Juifs par les nazis dès 1933 et dénonce les « méthodes impitoyables de persécution » mises en œuvre par Vichy ;
  • Le 12 juin 1942, Jacques Duchesne s’en prend aux nazis « persécuteurs de Juifs » et à « l’oppression allemande qui veut salir la France en l’entraînant dans des persécutions raciales » ;
  • Le 1er juillet 1942, Jean Marin commente une note du gouvernement polonais sur les 700 000 Juifs de Pologne massacrés depuis le début de l’occupation allemande : « Ces 700 000 êtres ont été abattus pour une seule raison, c’est qu’ils étaient Juifs. On se trouve donc amené à considérer ces assassinats collectifs comme la solution adoptée par le Reich pour résoudre le problème de l’antisémitisme. (…) Les Allemands utilisent des chambres à gaz qu’on appelle même en Allemagne les « chambres d’Hitler », montées sur roues. Les condamnés d’un village, d’une ville sont séparés par groupes de 80 à 90 et chaque groupe, à son tour, est enfourné dans la chambre roulante. (…) Voilà une image de « l’ordre nouveau » qu’on voudrait imposer à l’Europe ».
  • Le 16 juillet 1944, enfin, alors que la libération de la France a commencé, André Gillois s’interroge sur le sort de tous ceux que l’on a vu partir dans des wagons plombés et « dont les cris déchirants étaient couverts par les vivats des brigades d’acclamation chargées d’escorter le Maréchal aux yeux bleus » : « Vers quels bagnes, vers quels abîmes de douleur, Nous ne le savons que trop et les techniciens allemands sur qui Goebbels compte pour gagner la guerre, ont prouvé en effet, dans la découverte de tortures nouvelles, qu’ils n’étaient pas à court d’imagination. (…) Les portes des prisons et des camps de concentration doivent s’ouvrir. Le pire n’est peut-être pas encore venu ; et, dans leur rage impuissante, les hitlériens s’acharneront, n’en doutez pas, sur les plus faibles, sur les otages que constituent tous ceux qui sont détenus, hommes, femmes, enfants… ».
  • Ces citations, tirées de l’ouvrage fondamental de Jean-Louis Crémieux-Brilhac en cinq volumes, Les voix de la liberté, Ici Londres (La Documentation française) disent assez bien que si de « honteuses horreurs » étaient bien subodorées, à aucun moment et jusqu’au bout, on ne pouvait imaginer l’ampleur de la Shoah.

Deuxième point : La Shoah

Récurrente, l’accusation repose sur un sophisme : de Gaulle n’a jamais évoqué le génocide, donc il ne l’a jamais condamné. Reprise par les avocats des parties civiles lors du procès Papon, à Bordeaux, elle a été fermement réfutée par Claude Bouchinet-Serreules, qui a été l’aide de camp du Général, avant de devenir l’adjoint de Passy au BCRA, puis le successeur intérimaire de Jean Moulin à la Délégation générale en France (avec Jacques Bingen) : « Si de Gaulle avait eu connaissance de l’extermination des Juifs, a-t-il notamment déclaré, il ne serait pas resté silencieux ». Cette ignorance est confirmée par Alain Peyrefitte : « Je peux affirmer, d’après ses propres confidences, que le Général, qui n’affabulait jamais sur ce genre d’affaire, n’était-il pas informé de l’existence des camps d’extermination », témoigne-t-il (Le Point, 27 juin 1998).

Sur cette ignorance partagée par tous les milieux de l’émigration londonienne, il faut citer également le témoignage de Raymond Aron (qui, à propos d’Israël, prendra sévèrement à partie de Gaulle en 1967) : « Le génocide, qu’en savions-nous à Londres ? Au niveau de la conscience claire, ma perception était à peu près la suivante : les camps de concentration étaient cruels, dirigés par des gardes-chiourme recrutés non parmi les politiques mais parmi les criminels de droit commun ; la mortalité y était forte, mais les chambres à gaz, l’assassinat industriel d’êtres humains, non, je l’avoue, je ne les ai pas sus » (Mémoires, 1984).

Selon certaines sources récentes, Roosevelt et Churchill étaient au courant de la « solution finale », annoncée par Heydrich lors de la conférence de Wansee, en janvier 1942 (Rappelons que cette conférence, qui réunissait les représentants SS des divers services de sécurité et des ministères concernés, demeura rigoureusement secrète et que ces décisions ne furent pas rendues publiques). Pourquoi les deux grands alliés se sont-ils tus ? C’est une autre histoire… De Gaulle, en tout cas, ne fut à aucun moment mis dans le secret. Comment croire une seconde que l’homme qui dénonçait les persécutions antisémites, dès août 1940, se serait ensuite abstenu de condamner l’extermination des Juifs ?

Quatrième grief : En 1967, ses propos sur « le peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » relevaient de l’antisémitisme.

Le grief est fondé sur un propos qui a bien été tenu au cours de la conférence de presse du 27 novembre 1967, mais qui, isolé de son contexte, a vu son sens totalement déformé.

Ces mots ont pu, c’est un fait, être mal interprétés, notamment par Raymond Aron qui, dans un essai très critique De Gaulle, Israël et les Juifs, Plon, 1968) annonçait l’ouverture d’une « nouvelle période de l’histoire juive et peut-être de l’antisémitisme » : « Tout devient possible, tout recommence », annonçait, non sans grandiloquence, ce grand esprit momentanément privé de mesure et de lucidité (fort heureusement, il reconnaîtra plus tard, dans Le Spectateur engagé que « de Gaulle n’était pas antisémite »).

Il faut d’abord rappeler qu’au cours de cette fameuse conférence de presse, le Général évoquait également « les abominables persécutions qu’ils (les Juifs) avaient subies pendant la Deuxième Guerre mondiale » et « la commisération qu’inspirait leur antique malheur ». En ce qui concerne la formule incriminée, il suffit de la replacer dans la phrase d’où elle est tirée pour en supprimer toute connotation polémique. De Gaulle y évoquait les appréhensions suscitées par la création de l’Etat d’Israël au milieu de peuples qui lui étaient foncièrement hostiles : « Certains même redoutaient que les Juifs, jusqu’alors dispersés mais qui étaient restés ce qu’ils avaient été de tout temps, c’est-à-dire une peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur, n’en viennent une fois rassemblé dans le site de leur ancienne grandeur, à changer en ambition ardente et conquérante les souhaits très émouvants qu’ils formaient depuis dix-neuf siècles » (Discours et Messages, V).

A l’ancien ministre Léo Hamon, qui avait manifesté son « trouble » et sa « peine », le Général expliqua qu’il avait eu seulement l’intention de prendre position contre la politique expansionniste de l’Etat d’Israël « ce qui était exactement de son devoir de responsable de la politique française à ce moment-là et n’avait rien à voir avec l’antisémitisme, ni même avec l’antisionisme ». Léo Hamon  ne pouvait que le reconnaître : « L’entreprise, l’aventure de l’Etat d’Israël, écrit-il emportait sa considération, sa sympathie et même quelque admiration, mais il craignait que sa force même lui inspire une volonté d’expansion qui obstruerait les chemins de la paix nécessaire » (Le Nouvel Observateur, collections Portraits, n° 1, juin 1990). Près de quarante ans après, qui pourrait affirmer que les craintes du Général n’étaient pas justifiées ?

Il s’en expliqua dans une longue lettre, datée du 30 novembre 1967, à David Ben Gourion, fondateur de l’Etat d’Israël, retiré depuis 1963 au kibboutz de Sdeh Boker. Après avoir rappelé que la France et lui-même n’avaient jamais ménagé leur sympathie à l’égard de la création d’Israël et qu’ils se seraient résolument opposés à toute entreprise d’anéantissement de cet « Etat ami et allié » (selon une expression que le Général avait employée lors d’une de ses rencontres avec l’ancien chef du gouvernement israélien), il poursuit : « Je demeure convaincu qu’en passant outre aux avertissements donnés, en temps voulu, à votre gouvernement par celui de la République française, en entamant les hostilités, en prenant par la force des armes possession de Jérusalem et de maints territoires jordaniens, égyptiens et syriens, en y pratiquant la répression et les expulsions qui sont inévitablement les conséquences d’une occupation dont tout indique qu’elle tend à l’annexion, en affirmant devant le monde que le règlement du conflit ne peut être réalisé que sur la base des conquêtes acquises et non pas à condition que celles-ci soient évacuées, Israël dépasse les bornes de la modération nécessaire »(Lettres, Notes et Carnets, XI).

A propos de la petite phrase qui avait soulevé tant d’émotion (et d’indignation) parmi les Juifs de France et d’Israël, il écrit : « Il ne saurait y avoir rien de désobligeant à souligner le caractère grâce auquel ce peuple fort a pu survivre et rester lui-même après dix-neuf siècles passés dans des conditions inouïes. Mais quoi ? Voici qu’Israël, au lieu de promener partout dans l’univers son exil émouvant et bimillénaire, est devenu, bel et bien, un Etat parmi les autres et dont, suivant la loi commune, la vie et la durée dépendent de sa politique. Or celle-ci (…) ne vaut qu’à la condition d’être adaptée à la réalité ».

Dès lors, discuter, condamner la politique israélienne, cela n’avait rien à voir avec une forme quelconque d’antisémitisme. Lors du colloque de l’Unesco, en novembre 1990, l’ancien ministre des Affaires étrangères, compagnon de la Libération et ancien chef de Libération-Nord, Christian Pineau l’expliquera très clairement : « L’État d’Israël n’est pas seulement un Etat juif, c’est un Etat politique, il fait partie de la politique mondiale, il a des relations avec d’autres pays, il prend des positions sur lesquelles nous pouvons ne pas être d’accord, sans pour autant critiquer le judaïsme et sans pour autant nous séparer de nos amis juifs : c’est ainsi qu’il faut comprendre l’intervention du général de Gaulle (De Gaulle en son siècle, I, Plon, La Documentation française, 1991).

Ces rappels suffiront-ils à dissiper l’infâme rumeur ? On peut, hélas, en douter : » Les dénégations de De Gaulle, l’absence de preuves n’ont rien changé à ce réquisitoire », remarquait déjà Max Gallo, au moment de la publication des documents révélés par Georges Broussine. »C’est de Gaulle qui reste enveloppé, calomnié par ce « soupçon ». Que toute sa vie plaide en sa faveur importe peu à ceux dont l’antigaullisme trouve là une « bonne raison » » (Le Point, 27 juin 1998). La vraie question, observait de son côté Alain Peyrefitte, c’est de savoir pourquoi ces documents ainsi que tous les éléments ruinant l’accusation d’antisémitisme demeuraient obstinément occultés » : « Qui, et pourquoi, a intérêt à faire croire que de Gaulle était indifférent aux souffrances du peuple juif, voire antisémite ? » (Le Point, 27 juin 1998)

Huit ans après, la question se pose toujours.

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