ALLOCUTION PRONONCÉE AU COLLOQUE « DE GAULLE EN SON SIÈCLE »

Par Shimon Peres
Ancien Premier ministre d’Israël

Novembre 1990

Monsieur le Président, Excellence, Mesdames et Messieurs, Charles de Gaulle a été la synthèse de traits apparemment contradictoires. Homme de principes et visionnaire, ignorant le doute, il a été animé par une volonté inflexible, une intégrité morale, une fermeté de caractère qui lui ont permis de se consacrer à sa tâche et à la réalisation de sa vision. Il avait un sens politique capable de cerner les nuances, saisir les détails et tirer les ensei­gnements des faits, et de cristalliser les espoirs et les aspirations de ses concitoyens.

Il a fallu un homme d’Etat de cette trempe pour obtenir l’allégeance inconditionnelle de ceux qui l’ont suivi. Il a compris leurs besoins et leurs élans et a pu façonner les faits pour qu’ils correspondent aux principes.

Un tel homme ne redoute pas l’avenir. Sa vision globale de l’histoire lui a permis d’en retirer les éléments essentiels : solidité, équilibre, sens de la synthèse. Sa dimension quasi mythique émane de son pouvoir de percer les ténèbres et de ne pas être aveuglé par la lumière.

J’ai rencontré de Gaulle à plusieurs reprises et j’ai été chaque fois surpris par sa stature physique parce que, justement, elle correspond assez bien à sa stature intellectuelle. Ce sont deux notions que la Bible évoque par les mêmes mots. Grâce à lui, je ressentis la présence authentique de l’histoire de son pays, la France de 1789, mais aussi celle de Jeanne d’Arc, d’Henri IV, des Lumières. Il a lui-même défini cette perception historique : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France (…) Ce qu’il y a, en moi, d’affectif imagine naturellement la France telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. »

Sa pensée était structurée, dynamique et en même temps pleine de résonances venant du passé. Cela lui permettait de modeler la langue, tel un compositeur sa musique sur un rythme équilibré, sobre, non exempt de métaphore et tout à fait identifiable.

Ses discours évoquaient ceux de Démosthène. Loin des incertitudes d’une réflexion égocentrique, il s’est adressé au monde entier et c’est pourquoi il a fini par être écouté par le monde entier. Bien que totalement conséquent avec lui-même, ignorant le doute, entièrement tendu vers une idée, et transporté par sa propre vision de l’avenir, il pouvait faire preuve en même temps de souplesse et de fermeté. C’est ce qui nous permet de comprendre comment ce conservateur, ce soldat, ce catholique, ce monarchiste par tempérament, a su être un réformateur et un innovateur. Cela explique aussi qu’il n’ait jamais nourri de haine envers l’Allemagne. Elle était, pour lui, un grand pays, issu de l’histoire et elle occupait une place privilégiée dans la concep­tion philosophique et politique qu’il se faisait de l’Europe de demain. Celui qui fut le premier Français à combattre Hitler avec l’acharnement que l’on sait, ne jeta pas pour autant l’anathème sur l’Allemagne et engagea, dès les premières années de son gouvernement, une relation privilégiée avec Adenauer. De même, il considérait que la réussite de l’Europe était une évidence qui lui donnait le droit de participer à la reconstruction des autres continents, ce qui la différenciait des Etats-Unis. Il a su prévoir le processus de décolonisation en Afrique, tout en préservant la nature spéci­fique des relations franco-africaines.

Par ses premières déclarations, il sauva l’honneur bafoué de la France en offrant aux Français la vision d’une alliance pour la révolte et la liberté et il stimula l’espoir en l’avenir. Son appel aux Français émanait d’une vision globale, voire planétaire des événements à venir.

Il nous a laissé une conception du monde tel qu’il le voyait, où le peuple français, et plus généralement l’Europe, joue un rôle central. Rôle qui, par la force des choses, signifiait également un lourd fardeau dont il était pleinement conscient.

Israël était pour de Gaulle un phénomène unique, digne d’attention, un pays courageux, combatif, indépendant, ayant des liens étroits avec la France. Sa connaissance des juifs était certes limitée. Il nous voyait comme un peuple errant, privé de ses terres, et dont la grandeur était ternie par l’exil. Pour lui il était inconcevable que sans foyer national, sans armée, un peuple put conserver une identité nationale. Je me souviens de ce qu’il m’avait dit lors de notre première rencontre : « Je sais que les Israéliens sont d’excellents soldats et des fermiers remarquables ». J’en conclus que son attitude à l’égard d’Israël n’était pas inspirée par l’histoire du peuple juif, mais qu’elle avait comme point de départ la proclamation de notre indépendance.

Pour lui l’Etat d’Israël ne s’inscrit donc pas dans la continuité de l’histoire juive, mais plutôt comme une rupture de cette histoire, ce qui explique la surprise réelle qu’il manifesta à David Ben Gourion lorsqu’ils se rencontrèrent en 1960. Je me rappelle bien cet après-midi dans le jardin de l’Elysée. « Dites-moi », demanda-t-il à notre Premier ministre, « quelles sont vos aspirations concernant les frontières d’Israël. Dites-le-moi, cela restera entre nous. Je sais que vous ne disposez que d’une faible superficie. Voulez-vous les montagnes à l’Est ou le désert du Sud ? » Ben Gourion répondit que les questions de l’immigration et de Ia paix le préoccupaient plus que le territoire : « Pourvu que nous puissions obtenir la paix et faire venir davantage de juifs, je suis prêt à me contenter des frontières ac­tuelles. »

« Et d’où viendront-ils ? », demanda de Gaulle, qui sembla réelle­ment surpris. Ben Gourion avait vu juste et les juifs sont arrivés massivement d’Afrique du Nord, d’Europe, d’Amérique et aujourd’hui d’Union soviétique.

C’est dans ce contexte que sa déclaration à propos du peuple juif dominateur provoqua un tel choc en Israël et inspira la lettre détaillée que lui écrivit Ben Gourion, qui n’était plus à l’époque qu’un simple citoyen. De Gaulle lui répondit en s’excusant et en expliquant que son intention n’avait pas été de critiquer le peuple juif, et que sa définition n’était pas nécessairement négative.

En tout état de cause, même lorsqu’il s’est trompé ou a échoué, de Gaulle est resté un acteur majeur de l’histoire, le dernier de sa génération. Sa vie est un drame flamboyant et épique, sa parole et ses écrits ont été le moyen par lequel il a témoigné de lui-même et de son époque sur un registre mythique et quasi surhumain. Israël, jamais, n’a oublié la compréhension, l’amitié que la France a montré envers nous et je dirai que si le Moyen-Orient a un certain passé européen, j’espère qu’il aura aussi un avenir européen commun, auquel le général de Gaulle aura contribué.

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