DE GAULLE ET ISRAËL : HIER ET AUJOURD’HUI

Par Samy Cohen

 

 *Directeur de recherche émérite, Sciences Po/CERI. Auteur de De Gaulle, les gaullistes et Israël, Paris, Alain Moreau, 1974

Il n’est pas de bonne recherche sans passion pour son sujet. La mienne, à l’aube de ma carrière de recherche, fut la relation entre de Gaulle et Israël. Y consacrer une thèse s’imposait.

Cette recherche tentait de comprendre pourquoi de Gaulle, qui fut dès la création de l’État d’Israël un soutien fidèle de l’État sioniste, modifia son attitude en juin 1967, à la veille de la guerre de Six jours. Quel crédit accorder à la thèse de la préméditation, d’une stratégie élaborée de longue date ? La guerre de Six jours ne fut-elle que le prétexte pour mettre en œuvre une « grande politique arabe », conçue dès la fin de la guerre d’Algérie ? Que représentait Israël pour les gaullistes ?

Je dois avouer que je m’y engageais avec un a priori anti gaullien. Il faut se resituer dans le climat de la fin des années 1960. Jeune étudiant israélien à Paris, j’avais été surpris, comme beaucoup d’autres, par l’attitude de l’homme du 18 juin, sa condamnation sévère d’Israël en juin 1967, l’embargo décrété sur les armes vendues à l’État juif et surtout sa conférence de presse du 27 novembre 1967, où il fustigea non seulement Israël mais les Juifs de manière indiscriminée, parlant de « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur ». En Israël, l’opinion publique vécut ces condamnations successives comme un choc. De Gaulle était considéré jusque-là comme un allié indéfectible. N’avait-il pas reçu chaleureusement David Ben Gourion à Paris par deux fois, en 1960 et 1961 et n’avait-il pas qualifié Israël de « notre ami et notre allié » ? Les Mirage français contribuaient à assurer la sécurité d’Israël. La parole d’un chef d’État ami n’avait-elle donc aucune valeur ?

Plusieurs plaisanteries circulaient en Israël dont celle-ci qui me revient en mémoire, comme si on me l’avait racontée hier : de Gaulle veut se faire confectionner un costume. Il s’adresse d’abord à un tailleur français qui lui répond : « C’est impossible ! Je n’ai pas assez de tissu pour quelqu’un d’aussi grand que vous ». Il se tourne vers un tailleur italien qui lui donne la même réponse. Finalement, il sollicite un tailleur israélien qui lui répond : « Oui bien sûr, sans problème ». Surpris, le Général lui demande comment fera-t-il alors que les autres tailleurs avaient tous répondu ne pas avoir suffisamment de tissu pour lui. L’Israélien répond : « Pour eux vous être grand, pour moi vous êtes tout petit ». Cette plaisanterie reflétait la très grande amertume régnant à cette époque en Israël. Je participais de cet état d’esprit. Mais il fallait dépasser le stade des passions, tenter d’aller au fond des choses, comprendre et non seulement condamner, bref quitter l’habit du simple citoyen pour endosser celui du chercheur.

Les diplomates israéliens qui avaient servi à Paris dans les années 1960 et que j’allais interroger me surprirent pas leur attitude autocritique, décrivant les erreurs qu’ils pensaient avoir commises à l’égard de De Gaulle. Un des entretiens les plus importants fut celui que m’accorda Walter Eytan, l’ambassadeur d’Israël à Paris, qui s’attarda sur l’erreur consistant à prendre au pied de la lettre la fameuse phrase de De Gaulle à Ben Gourion, lors de sa visite à Paris le 6 juin 1961 : « Israël, notre ami et notre allié ». « Cette phrase était comparable à celle que de Gaulle prononça à Alger en juin 1958 : ‘Je vous ai compris’ », souligna l’ambassadeur. Il revint sur la passivité de la diplomatie israélienne, négligeant de cultiver les bonnes relations avec de Gaulle et son administration : « L’important à nos yeux était que la France continue à nous fournir des armes. C’était le seul critère de jugement de l’état de nos relations ». Lorsque Levi Eshkol, nouveau Premier ministre, vint rendre visite à de Gaulle à l’été 1964, les diplomates israéliens s’attendaient à un changement de ton, moins chaleureux. Mais selon Eytan, « Lorsque Eshkol entra dans le bureau de De Gaulle, celui-ci l’accueillit par ses mots : ‘Monsieur le Premier ministre, je suis très heureux de vous accueillir en tant que notre ami et notre allié’. Eshkol souffla d’aise ». La diplomatie israélienne fut rassérénée, puisque « rien n’avait changé », alors que de Gaulle n’éprouvait manifestement pas la même sympathie pour Eshkol que celle qu’il avait pour son prédécesseur.

L’ambassadeur s’attarda également sur l’entretien que de Gaulle lui avait accordé, à sa demande, le 3 juin 1967, juste après que la France eût annoncé l’embargo sur les avions Mirage à destination d’Israël. De Gaulle s’« exprima avec mépris sur Gamal Abdel Nasser ». Lorsqu’il lui demanda quelles étaient les raisons de l’embargo, le président répondit : « Je ne veux pas que la guerre éclate. Je ne sais pas s’il y aura la guerre et vous, Monsieur l’ambassadeur, non plus ». Lorsque ce dernier l’interrogea sur la durée de l’embargo, de Gaulle répondit : « Jusqu’à ce que je constate qu’il n’y aura pas de guerre ». Des propos que l’amiral Moka Limon, chef de la mission israélienne d’achats à Paris, rencontré le 24 janvier 1971, trouva « surprenants » puisque la livraison du premier avion Mirage n’était prévue qu’en décembre 1967.  Il interpréta l’embargo comme un geste « spectaculaire », destiné à « affirmer la position de la France à la veille d’une guerre possible ».

Cette idée d’un raté de la diplomatie israélienne apparait également dans d’autres entretiens. Pour Yochanan Meroz, ministre plénipotentiaire à l’ambassade d’Israël entre 1963 et 1967, rencontré à Jérusalem le 30 décembre 1970 : « Nous n’avions pas compris que nous devions intéresser la France à développer ses relations culturelles avec Israël. La France aurait été sensible au fait de savoir que son influence culturelle en Israël grandit. C’est une des composantes importantes de l’action diplomatique française. Nous n’avons pas compris cette dimension, nous pensions que la culture se limitait à passer ‘du bon temps’ ». Yossef Hadas, en poste à Paris de 1963 à 1967, rencontré le même jour, devait confirmer ces analyses : « Face au rapprochement qui s’esquissait entre la France et les pays arabes, nous étions comme la ‘maitresse’ qui se contentait de recevoir ce qu’elle demandait : des armes, en toute discrétion. Tant que les relations sécuritaires étaient préservées, nous nous sommes tus. Nous ne pensions pas que nous arriverions à la situation de juin 1967 ».

En France, je fus notamment reçu, le 19 juin 1972, par Maurice Couve de Murville, ministre des Affaires étrangères du Général pendant dix ans. Il incarnait la « politique arabe du Quai d’Orsay ». Il justifia sans surprise la politique française. Je fus, en revanche, étonné de l’entendre critiquer les « Égyptiens que se sont conduits comme des enfants, comme des imbéciles » lors de la fermeture du Golfe d’Akaba à la navigation israélienne, donnant « un prétexte de casus belli aux Israéliens ». Au moment de le quitter, devant la porte, il revint sur le soutien des Français juifs à Israël : « C’est une des méthodes qu’utilise Israël, s’appuyer sur les sentiments de sympathie de ses coreligionnaires où qu’ils soient dans le monde pour servir ses intérêts. Parfois ça marche, pas toujours ».

Je rencontrais également Jacques Soustelle, le 17 janvier 1973. Cet ancien ministre du Général jusqu’en 1960, date de l’officialisation de leur désaccord au sujet de l’Algérie, s’évertua à me démontrer qu’il avait su très tôt que si un conflit éclatait au Proche-Orient, de Gaulle « laisserait tomber Israël ». Il l’aurait dit, en juin 1960, à Ben Gourion lors de leur rencontre à l’ambassade d’Israël à Paris. Son analyse n’avait manifestement pas convaincu le Premier ministre israélien. Plusieurs députés gaullistes étaient partagés entre leur sympathie pour Israël et leur loyauté à de Gaulle. Ils avaient mal compris la démarche du Général et avaient le souci de ne pas perdre la sympathie de leurs électeurs, très largement favorables à Israël à cette époque. Seule une minorité des parlementaires gaullistes avait renié leur sympathie pour Israël.

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Mes conclusions réfutaient l’hypothèse d’un « lâchage » prémédité d’Israël, qui se serait manifesté en juin 1967 par l’embargo puis par la condamnation de l’offensive militaire israélienne. Toutes les données rassemblées au cours de cette recherche montraient qu’il n’y avait pas de « politique arabe » en gestation. Il y avait eu, en revanche, dès le retour au pouvoir du général de Gaulle, en 1958, un rééquilibrage des rapports entre la France, d’un côté, et Israël et le monde arabe de l’autre, par rapport à la période de la IVe République au cours de laquelle s’étaient nouées des relations beaucoup trop étroites entre les administrations françaises et israéliennes, au goût du nouveau président de la République, dans les domaines sensibles de la défense, du renseignement et du nucléaire. De Gaulle désengageait la France de tout lien contraignant, comme il l’avait fait avec les États-Unis et l’OTAN.

Le rétablissement des relations diplomatiques avec les pays arabes qui avaient rompu avec la France lors de la crise de Suez, s’effectua sans empressement particulier de la part du Général. En témoigne cette apostille portée sur une note du Secrétaire général de l’Élysée au président, datée du 11 juillet 1962, à propos d’une demande de la Jordanie de reprendre les relations diplomatiques avec la France : « Nous n’avons rien à ‘désirer’, et surtout rien à manifester, quant au rétablissement des relations avec les États arabes d’Orient (…). Tous se sont très mal conduits à notre égard (…). Plus nous les ferons attendre et plus ils deviendront anxieux d’être admis »[1].  Ce n’est qu’en 1965 qu’il recevra le maréchal Abdel Hakim Amer, le vice-président de la République arabe unie. Israël, entretemps, continuait à recevoir les armements qu’il demandait. Un an avant que n’éclate la guerre des Six jours, le contrat de livraison de cinquante Mirage était signé avec Israël. Autant d’éléments allant à l’encontre de la thèse de la préméditation.

J’ai tenté de démontrer que la « rupture morale » de 1967 s’expliquait davantage par des facteurs conjoncturels : divergences d’appréciation sur la gravité de la crise de mai 1967 et sur le mode de résolution de celle-ci (de Gaulle souhaitait une concertation des « quatre grandes puissances »), ainsi que sur les conséquences d’une éventuelle guerre sur les équilibres internationaux (la crainte d’une troisième guerre mondiale était très présente chez de Gaulle à ce moment-là) ; irritation du Général, dont les conseils de modération (« ne faites pas la guerre. En aucun cas ne soyez les premiers à ouvrir les hostilités ») données au chef de la diplomatie israélienne, Abba Eban, venu le voir le 24 mai, n’avaient pas été suivis.

La condamnation d’Israël, en juin 1967, ne découlait pas d’un quelconque sentiment anti-israélien. Lors de l’entretien que le Général accorda, le 5 juillet 1968, à Jean-Claude Servan-Schreiber, un des tout premiers Français à avoir rejoint la France Libre, il s’indigna qu’on mette en doute son attachement à Israël : « Parce que moi je ne suis peut-être pas un ami d’Israël ! ». A cette occasion, il admit qu’interviennent « certains aménagements de frontière » et qu’Israël garde le Sinaï « où il n’y a personne »[2]. Avant la guerre des Six jours, il avait tenté de faire pression sur Israël pour l’empêcher d’ouvrir les hostilités. Une fois la guerre terminée, il voulut que l’État juif se retire des territoires conquis. Il y avait toutefois une asymétrie dans la position de la France : de grande sévérité envers Israël et de neutralité bienveillante à l’égard de l’Égypte. Il ne voulut jamais condamner le régime nassérien qui multipliait ses provocations et massait d’importantes forces dans le Sinaï, ni le casus belli que constituait la fermeture du golfe d’Akaba à la navigation israélienne. Pourtant, la France s’était engagée en 1957 à y faire respecter la liberté de navigation : « Toute obstruction au libre passage serait contraire au droit international et ouvrirait le recours au droit naturel de légitime défense prévue par la Charte en cas d’agression », déclarait son représentant à l’ONU.

Du gaullisme on n’a retenu qu’une image tronquée, celle d’un alignement systématique sur une « cause arabe » prétendument unique. De Gaulle n’a jamais eu une « politique arabe », grande ou petite, mais plutôt un attachement à un équilibre international que l’attaque d’Israël remettait en cause, renforçant le rôle des deux Grands au détriment de la France. La « politique arabe » est une construction artificielle de ses héritiers, ceux du moins qui avaient voulu capitaliser sur cette nouvelle popularité de la France dans le monde arabe pour promouvoir des intérêts économiques et stratégiques.

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En revanche, au sujet de la conférence de presse de novembre 1967, je me sentais, et je me sens toujours, partagé. On ne pouvait ni condamner en bloc, ni bien sûr soutenir. La petite phrase : « Peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » avait profondément heurté les Juifs, où qu’ils soient. Raymond Aron la condamna sévèrement : « Tout redevient possible, tout recommence. (…) Pas le temps du mépris : le temps du soupçon »[3]. Pourtant, il me semblait qu’on ne pouvait pas ne pas tenir compte des explications apaisantes que de Gaulle donna au Grand Rabin Jacob Kaplan, ainsi qu’à Ben Gourion dans sa lettre du 30 décembre 1967, où il affirme que le « destin d’Israël » ne pouvait pas manquer de l’« émouvoir ». De Gaulle était-il homme à ne pas assumer ses opinions ? J’en doute. L’accusation d’antisémitisme à son encontre ne m’a jamais parue convaincante.

Je préfère, pour ma part, distinguer les différentes tonalités qui s’enchevêtrent dans la « petite phrase », rendant son analyse pour le moins compliquée : « Peuple d’élite » était assurément élogieux ; « sûr de lui-même », plutôt ambigu ; quant au « dominateur », sa tonalité désobligeante se passe de commentaires. De Gaulle avait habilement manié le chaud et le froid. Mais au-delà de ces subtilités, il me semble rétrospectivement que le plus gênant était la manière de considérer le « peuple juif » comme une entité homogène, d’essentialiser tout un peuple, de lui conférer en bloc des qualités ou des défauts. Avait-il voulu manifester sa mauvaise humeur envers la communauté juive qui s’était bruyamment rangé derrière Israël ? Cela ne peut pas être exclu. Le 23 août 1967, il confiait à son proche collaborateur Jacques Foccart ce propos acerbe : « Tout ce que le monde compte de Juifs, partout sur la terre, s’est mis à pousser des hurlements. Ce sont des imbéciles : ils n’ont pas compris ce que je voulais faire »[4].

Mais en se focalisant sur la célèbre phrase, on en est venu à oublier les autres termes de la conférence de presse qui n’étaient pas moins sévères. Ce qui frappe le plus c’est la révision de son jugement sur le « petit État d’Israël » qu’il fallait aider à survivre. Lui qui avait applaudi depuis longtemps à la création de cet État, estime désormais que les Juifs se sont installés dans des terres « acquises dans des conditions plus ou moins justifiables ». C’est le procès du projet sioniste, voire de l’existence de l’État d’Israël, qui est ainsi ouvert, faisant fi du vote aux Nations Unies, en novembre 1947, du plan de partage entre un État juif et un État palestinien, en faveur de laquelle la France d’ailleurs avait voté.

Au sujet de Suez, de Gaulle avait affirmé : « A la faveur de l’expédition franco-britannique de Suez, on avait vu apparaitre (…) un État d’Israël guerrier et résolu à s’agrandir ». Cette phrase ne contredisait pas seulement le soutien qu’il avait apporté à l’ambassadeur d’Israël, Jacob Tsur, en novembre 1956, ainsi qu’à Menahem Béguin, en février 1957 : « Ne quittez pas Gaza ». Elle constituait surtout un contre-sens. Israël n’était pas parti en guerre en 1956 pour « agrandir » son territoire mais essentiellement pour « casser » l’armée égyptienne qui avait signé, en 1955, un important contrat d’achat d’armements avec la Tchécoslovaquie, faisant peser une lourde menace à ses frontières. D’ailleurs, si de Gaulle pensait vraiment qu’Israël était porté à agrandir son territoire, aurait-il pris le risque de fournir à Israël ses meilleurs avions de combat ?

Abordant la guerre des Six jours, de Gaulle avait affirmé : « Maintenant, il organise sur les territoires qu’il a pris l’occupation qui ne peut aller sans oppositions, répressions, expulsions et il s’y manifeste contre lui une résistance, qu’à son tour il qualifie de terrorisme ». « Il organise l’occupation » : phrase étonnante qui laisse sous-entendre que l’occupation était illégitime, illégale, alors qu’une occupation qui fait suite à une guerre n’est ni illégale ni illégitime en droit international. Le droit international humanitaire codifie, en revanche, les règles que l’occupant doit respecter et c’est sur cet aspect qu’on peut lui demander des comptes.

 Dans sa lettre à David Ben Gourion du 30 décembre 1967, le Général dénonce l’« occupation dont tout indique qu’elle tend à l’annexion ». Il avait raison de mentionner le mot d’« annexion », Jérusalem-Est ayant été annexée en juin 1967. Mais pour le reste, rappelons que peu de temps après la guerre, Levi Eshkol, le Premier ministre israélien, avait proposé de rencontrer les dirigeants arabes pour parler d’un accord de paix en échange des territoires conquis lors de la guerre des Six jours, proposition rejetée par la Ligue arabe. Par ailleurs, à cette époque la colonisation israélienne en Cisjordanie était quasiment-inexistante. Autre point de litige : la qualification par l’homme du 18 juin des attaques de commandos palestiniens contre des civils de « résistance ». De Gaulle tranche cette épineuse question (« terrorisme » ou « résistance » ?) sans la moindre hésitation. Il n’en demeure pas moins qu’il a fait preuve de clairvoyance en pressentant le cycle infernal qui allait se mettre en place : résistance (et terrorisme), répression, expulsions. C’est bien ce qui s’est passé.

L’attaque de l’aéroport de Beyrouth, en décembre 1968, par un commando israélien transporté par des hélicoptères de fabrication française, qui ne fit aucune victime, en réplique à l’attaque d’un avion d’El Al sur l’aéroport d’Athènes, par un commando palestinien parti du Liban, causant la mort d’un membre de l’équipage et d’une petite fille grecque, avait suscité la colère du Général et la généralisation de l’embargo sur tout le matériel militaire à destination d’Israël : « En se servant d’hélicoptères français, c’est contre la France que, peut-être, la colère du monde arabe allait se déchaîner », devait-il confier à son aide de camp[5]. C’est sur ce dernier acte que de Gaulle et Israël vont se séparer, au plus bas des relations entre les deux pays, laissant l’impression d’une déchirure irrémédiable. Une des conséquences de cette brouille fut de rejeter Israël dans le giron des États-Unis. Les étudiants israéliens cessèrent de venir étudier en France. Il faudra attendre de nombreuses années pour que les relations bilatérales reprennent un cours apaisé.

J’avais débuté cette recherche avec un préjugé défavorable à de Gaulle, avant de découvrir que je développais une sympathie pour l’homme du 18 juin, en dépit de l’hostilité qu’il afficha envers Israël. L’étude de ce que fut le gaullisme depuis la guerre jusqu’à son départ du pouvoir en 1969, me révéla un personnage hors du commun. Lorsque je soutins ma thèse en 1973, je n’étais plus l’étudiant amer de 1970. J’avais retenu cette belle leçon que Ben Gourion avait donné à ses compatriotes : « On doit juger un homme d’État d’après ce qu’il a fait pour l’intérêt de son pays et non pas pour l’intérêt des autres », rappelant que c’est l’assistance militaire française qui permit la victoire de juin 1967. J’ai vu l’opinion publique en Israël, du moins celle des élites de gauche, changer progressivement, après la mort du Général, muant son hostilité en admiration de l’homme qui réussit à défaire la France de ses colonies, alors qu’en Israël les dirigeants montraient leur incapacité à résoudre le conflit avec les Palestiniens. De Gaulle était devenu avec le temps le modèle de dirigeant qui faisait cruellement défaut à Israël. Quel spectaculaire retournement !

[1] Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets. Janvier 1961-décembre 1963, Paris, Plon, 1986, p. 247-248.

[2] Samy Cohen, De Gaulle, les gaullistes et Israël, Paris, Alain Moreau, 1974, p. 345-347.

[3] Raymond Aron, De Gaulle, Israël et les Juifs, Paris, Plon, 1968, p. 18.

[4] Jacques Foccart, Tous les soirs avec de Gaulle. Journal de l’Elysée-I. 1965-1967, Paris, Fayard/Jeune Afrique, 1997, p. 691.

[5] Jean d’Escrienne, Le Général m’a dit (1966-1970), Paris, Plon, 1973, p. 158.

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