COMPTE-RENDU DE LA SOIRÉE DE RÉFLEXION « DE GAULLE, ISRAËL ET LES JUIFS »

par Frédéric Fogacci
Directeur des études et de la recherche de la Fondation Charles de Gaulle

et Tanguy Ferrandez
Stagiaire assistant éditorial à la Fondation Charles de Gaulle

La relation entre le général de Gaulle, le judaïsme et le mouvement sioniste, puis l’Etat d’Israël, court des années de formation intellectuelle dans le contexte de l’Affaire Dreyfus aux crises de l’après 1967. Pourtant, cette histoire reste assez mal connue, ou obscurcie par des moments ou des formules qui n’en rendent guère la richesse ni la complexité. On pense bien sûr aux mots de la conférence de presse du 27 novembre 1967 sur le peuple juif « Peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur », qui demeurent l’objet de controverses, mais on pourrait également mentionner la crise de Suez, la fin de la coopération nucléaire entre la France et Israël au début des années 1960, ou l’indépendance algérienne. Dans chacun de ces cas, l’apparence dissimule une relation riche, complexe et inscrite dans le long terme, un réel intérêt pour le judaïsme chez de Gaulle, des contacts et des convergences avec le mouvement sioniste remontant aux débuts de la France Libre, bref, une relation passionnée et passionnante, qu’il était devenu nécessaire de reconsidérer dans sa globalité et sa complexité.

La Fondation Charles de Gaulle et le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (MAHJ) se sont associés, pour réussir une rencontre et une discussion de deux heures, le mardi 16 novembre dans la salle de conférence du magnifique musée d’art et d’histoire du judaïsme, grâce à la bienveillance et à l’intérêt de la présidente du MAHJ, Mme Dominique Schnapper, et à l’efficacité de ses équipes, dirigées par Paul Salmona et Sophie Andrieu.

Philippe Boukara, historien, responsable de la formation à la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, spécialiste du judaïsme contemporain, Samy Cohen, directeur de recherches émérite à Sciences Po Paris, Perrine Simon-Nahum, Directrice de recherche au CNRS, et Denis Charbit, professeur de sciences politiques à l’Université ouverte d’Israël, ont porté un regard très stimulant sur cette histoire, qu’ils ont replacée dans des enjeux de long terme.

Dans son introduction, Arnaud Teyssier, après avoir rappelé l’influence de Péguy dans la formation de la pensée du Général souligne le très vif intérêt de Charles de Gaulle pour le projet sioniste et pour l’Etat d’Israël, dans laquelle il peut voir, dans une belle formule, un « apprentissage de l’intransigeance ». Animé par Frédéric Fogacci, directeur des études et de la recherche à la Fondation Charles de Gaulle, le débat s’est concentré sur trois sujets majeurs : la place des Juifs et du judaïsme dans le parcours du général de Gaulle ; la relation entre de Gaulle, le sionisme et Israël ; enfin, la relation de De Gaulle avec les Français juifs, et la manière dont ceux-ci, dans leur diversité de points de vue et d’approche, ont perçu de Gaulle et son action au fils des générations.

Des interventions successives, très riches, on peut retenir quelques grands enseignements :

De Gaulle avait une connaissance du judaïsme, liée à son éducation, mais aussi à l’engagement précoce de fortes personnalités à ses côtés. Son admiration pour le colonel Emile Mayer, le seul maître à penser qu’il se soit reconnu, la présence de nombreux compagnons juifs dans l’épopée de la France Libre, de célèbres Compagnons de la Libération, comme Jacques Bingen ou René Cassin, d’autres moins dont il conviendra de rappeler les engagements, comme Victor Mirkine, ou encore – et peut être d’abord – sa relation très forte avec David Ben Gourion, le père fondateur de l’Etat d’Israël, suffisent pour le démontrer. C’est toute une galaxie de militants, d’engagements, de fidélités qu’avec érudition Philippe Boukara a mis en lumière.

La relation de De Gaulle avec Israël a évolué au fil du temps et des évènements. Le témoignage et les recherches de Samy Cohen sont extrêmement éclairants sur un lien prenant sa source aux premiers temps de la Seconde Guerre mondiale, se prolongeant dans les années 1950, et dont l’évolution après 1959 est finalement complexe à définir. Si de Gaulle refuse toute coopération en matière nucléaire, si la fin de la Guerre d’Algérie ouvre la voie à un retour des relations avec les capitales arabes, et si certains évènements comme l’arrêt des activités de l’usine Renault installée à Haïfa semblent indiquer une prise de distance, l’accueil très particulier réservé à Ben Gourion, « Notre ami et notre allié » et les ventes d’armes (Mirages) entretiennent l’idée, peut-être illusoire, d’une coopération qui fonctionne.

Ayant interrogé les diplomates israéliens alors en poste à Paris, Samy Cohen insiste sur le piège que constitue peut-être le fait de n’avoir vu que cet aspect de la coopération, au détriment d’autres, comme la coopération culturelle. Néanmoins, dans une analyse passionnante de la conférence de 1967, Samy Cohen insiste sur le fait que la célèbre formule de « Peuple d’élite, sûr de lui et dominateur » ne doit pas occulter d’autres aspects du propos gaullien, critiques à l’égard d’un projet sioniste pourtant soutenu de longue date, et qui ne seront pour autant pas suivis d’effet : en effet, il est difficile de distinguer véritablement un réel « basculement » de la France vers les pays arabes après cette conférence et avant le départ du pouvoir du Général.

Cette évolution est bien évidemment perçue par les Français juifs, mais qu’il ne s’agit pas du seul prisme qui définit leur relation à de Gaulle d’abord ancrée dans l’héritage de la Guerre et de la « révolte de la conscience française » qu’a portée le Général contre la barbarie nazie. L’indépendance de l’Algérie et l’arrivée en métropole de dizaine de milliers de juifs algériens, souvent amers à l’égard du Général, modèle également cette histoire, comme le rappelle Denis Charbit. Enfin, la déclaration de 1967 est vivement ressentie à court terme : elle provoque l’écriture de l’ouvrage célèbre de Raymond Aron, et chez certains intellectuels un approfondissement du lien de solidarité avec Israël manifesté en juin 1967. Mais c’est méconnaitre le souci de De Gaulle de dissiper tout malentendu lors de son entretien avec le Grand Rabbin Jacob Kaplan le 2 janvier 1968, qui apaise les débats sans pour autant les clore. René Cassin considère par exemple le débat clos et ne le mentionne pas dans ses mémoires, quand d’autres, comme André Neher, dont l’exemple est développé par Perrine Simon-Nahum en sont durablement marqués. Bref, il n’existe pas, là encore, de chemin simple pour comprendre cette histoire.

Le dialogue passionnant entre Denis Charbit et Perrine Simon-Nahum, ponctué de nombreuses interventions, dont celles de M. Haïm Korsia, Grand Rabbin de France et de M. François Heilbronn, Vice-Président du Mémorial pour la Shoah tracent des pistes pour prolonger et partager nos réflexions, ce qui nécessitera notamment un retour aux archives pour préparer le futur colloque.

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