EN ÉRYTHRÉE, AVEC UN MARIN ET DES CHAMEAUX

par le capitaine de frégate Pierre Ielhé
Compagnon de la Libération

in Espoir n° 77, décembre 1991

« Ils sont complètement fous au Caire. »

C’était ce qu’on m’avait nettement fait comprendre à l’Etat-Major de Fort-Lamy, en me remettant copie du message qui me destinait au 3e Bataillon de Marche de Tirail­leurs sénégalais, moi, officier de marine d’active, sorti de l’École navale. Et, tandis que je montais, ce 1er janvier 1941, dans le camion qui devait me conduire jusqu’au village d’El-Obeid, au Soudan anglo-égyptien, je ne pouvais m’empêcher de penser que telle avait bien dû être aussi la pensée du com­mandant Garbay, commandant le BM 3.

Qu’allais-je bien faire clans cette galère ?

Je me le demande encore maintenant, en essayant de rassembler ces souvenirs sur l’Érythrée, Souvenirs un peu confus ; bien sûr. Mais tout de même, je me rappelle…

… mon ahurissement en entendant par­ler autour de moi une langue absolument inconnue, « officier de jour », sergent-comp­table, caisse-popote…

… et mon embarras, lorsqu’approchant innocemment d’un groupe de tirailleurs affairés autour de quelques mortiers, un gi­gantesque sergent, d’un noir d’ébène, aboya soudain un tonitruant « garde-à-vous ».

… et ces efforts désespérés pour venir à bout du seul travail que l’on ait osé me confier au début, dessiner un projet d’in­signe du Bataillon avec une tête de cha­meau.

… et ce débarquement du Bataillon sur la côte d’Érythrée ; j’en avais pompeusement été promu «spécialiste », mais essayez donc de faire descendre de petits canots, échoués à vingt mètres de la plage et dans lesquels étaient entassés comme des sardines, des Saras n’ayant jamais vu la mer, équipés de pied en cape, avec leur fusil, leurs musettes bourrées à craquer, leur toile de tente et un de ces bardas dont on n’a aucune idée dans la marine.

Mais je me rappelle surtout Kub-Kub, que le Bataillon rejoignit après une journée de camion harassante et où il livra pendant trois jours un combat singulier avec les Ita­liens.

Imaginez une vallée étroite où courent le lit de sable d’un oued desséché, une piste à peu près carrossable et, tout alentour, des collines assez abruptes, parsemées de rocs et de pierres. Et n’oubliez surtout pas que, là-bas, le problème principal est l’eau.

Nous, nous n’avions aucun point d’eau ; les Italiens, eux, barraient la vallée et te­naient une crête autour de laquelle l’oued faisait un grand S ; à 5 ou 6 kilomètres au sud autour du seul puits de la région, était leur base avec un grand hôpital…

Le Commandant décida de fixer les Ita­liens de la crête avec une compagnie et quel­ques mitrailleuses et de les prendre à revers en faisant passer les deux autres compa­gnies avec les mortiers par la montagne, Abandonnant mon projet d’insigne, j’ob­tins de les suivre, à titre de spectateur.

Partis vers quatre heures du soir, sans carte, par des sentiers de chèvres, hissant les mor­tiers et les caisses de munitions de mains en mains, nous nous heurtâmes, le lendemain matin, à des guetteurs italiens qui donnè­rent rapidement l’alarme et, au bout de peu de temps, les obus (du 65 de montagne) commencèrent à tomber. C’était mon bap­tême du feu, comme celui des tirailleurs et il faut avouer que nul n’était très fier.

Une heure après, les balles sifflaient de tous côtés et il apparut vite que les Ita­liens, beaucoup plus nombreux, contre-attaquaient ; or, comble de malchance, nos obus de mortier se refusaient à partir, les cartouches ayant probablement été mouil­lées lors du débarquement sur la côte.

Que faire ? Les bidons individuels étaient vides depuis longtemps et, sous le soleil brû­lant, la soif se faisait durement sentir. Re­prendre le grand trajet de la montagne ? Cela semblait impossible ; alors, pas d’autre solution ; il fallait avancer,

Après, je ne sais plus très bien ce qui s’est passé.

Dans le chaos de blocs et de rochers, chacun se perdit rapidement de vue. Je me rendis compte, au bout d’un moment, que je me trouvais seul avec une trentaine de tirailleurs ; l’oued paraissait tout près et l’ordre était d’atteindre l’oued ; je pris un FM, ache­vais ces derniers deux cents mètres sans arrêter de tirer, et voici qu’arrivé au bord de la vallée je m’aperçus que l’oued… coulait.

Les tirailleurs se précipitèrent à plat ventre pour plonger leur tête dans l’eau et cinq minutes après firent demi-tour aussi préci­pitamment, les Italiens ayant recommencé à tirer.

Nous étions une soixantaine maintenant, installés au sommet d’un piton rocheux dominant l’oued, avec (heureusement) le capitaine d’une des deux compagnies. Au bout d’une heure, assez embarrassés de nous-mêmes et nous sentant trop peu nom­breux, nous décidâmes de rejoindre « les autres ». Après un bref cheminement, nous arrivâmes devant une haute falaise, au som­met de laquelle un groupe d’hommes nous adressait de grands gestes amicaux. Les avions-nous déjà retrouvés ? Brusquement, des deux côtés à la fois, chacun réalisa qu’il s’agissait de l’ennemi, et les balles de recom­mencer à pleuvoir ; je n’oublierai pas de sitôt cette course échevelée dans le sable et les balles soulevant de petits nuages entre mes jambes…

Mais j’abrège. Faute de mieux nous regagnâmes notre piton, sans savoir qu’il dominait le seul endroit de la vallée où l’oued fai­sait surface et qu’ayant ainsi coupé à la fois l’eau et les communications des Italiens, nous avions virtuellement gagné la bataille…

Oh ! pas tout de suite bien sûr.

Dans la soirée, je repartis en arrière chercher ceux qui n’avaient pu nous suivre ; j’en retrouvais un bon nombre et les ramenais, non sans quelques rencontres inop­portunes.

Les Italiens essayèrent d’abord de nous déloger de notre position, puis de forcer le barrage de la vallée avec un camion blindé. Nous réussîmes, de justesse, à le stopper, avec les fusils anti-chars et j’allais l’exami­ner dans l’espoir de pouvoir le remettre en marche et de forcer, nous aussi, le passage, mais en sens inverse ; malheureusement, il n’y eut rien à faire.

Nous fîmes un carnage d’une caravane qui, ignorant notre position, s’était impru­demment avancée dans la vallée et la farine découverte dans les charges des chameaux fut notre seule nourriture pendant trois jours.

La dernière nuit, nous eûmes la surprise d’apprendre que la colline située juste de l’autre côté de la vallée était occupée par l’une de nos compagnies ; la position était très élevée, j’y grimpais et tentais de passer un message optique au PC du Bataillon par-­dessus la crête tenue par les Italiens.

Bref, étant « spectateur », j’en profitais pour aller un peu partout, apprendre ce qui se faisait dans l’Armée de Terre, jusqu’à ce que, les Italiens privés d’eau ayant décampé par la montagne, le chef de bataillon put nous rejoindre, avec, enfin, de quoi manger.

Après ce combat, il fallut, bien sûr, rem­placer les blessés et le commandant Garbay décida : « Iehlé prendra le CA ». Je n’en revenais pas ; moi, jeune enseigne de vais­seau, depuis un mois à peine au bataillon, j’allais prendre le commandement d’une compagnie de deux cent cinquante hommes, avec deux officiers, huit mitrailleuses et six mortiers ! Mon ancien torpilleur parut s’es­tomper loin dans la brume.

Trois jours après, le commandant Garbay m’appelait de nouveau : « Nous repartons dans trois jours pour Keren, dans le sud ; trois étapes de trente-cinq kilomètres. Vous aurez trente-deux chameaux et douze mulets pour transporter votre matériel ».

Je crois que, cette fois-ci, je me mis à rire ; je n’avais vu de chameaux que de loin, pendant les escales de la Jeanne-d’Arc en Afrique noire ou en Égypte et la seule idée nette que j’en avais, c’était que ces animaux ne buvaient pas, chose capitale dans ce pays.

Heureusement, je découvris trois tirail­leurs ayant déjà eu affaire avec des cha­meaux; je promus un sous-lieutenant chef chamelier et confiais les mulets à un ser­gent.

Après il fallut tout découvrir : apprendre qu’un chameau portait une charge de cent vingt-cinq kilos environ, composé de deux ballots égaux en poids, suspendus le long de ses flancs; répartir tout le matériel lourd de la compagnie en charges égales ; trouver des fils téléphoniques, à défaut de cordes, pour amarrer ces charges ; apprendre aux Saras à charger les chameaux (ce que ces derniers n’acceptèrent pas sans faire maintes difficultés) ; inventer des bâts avec des bouts de planches et des fils de fer pour faire tenir les mitrailleuses sur le dos des mulets.

Enfin, le jour du départ arriva. Lever à trois heures pour avoir mon armada prête à six. Les sections devaient marcher sur la piste à cinq cents mètres de distance, ce qui étirait ma compagnie sur plus de trois kilo­mètres, les chameaux et les mulets fermant la marche. Je pris la tête pour passer devant le colonel Monclar qui voulait saluer le bataillon avant son départ. Je marchais seul, très fier de moi-même. Au moment d’arri­ver à la hauteur du Colonel, un tirailleur essoufflé me rejoignit : « Lieutenant, le ser­gent y dit mulets y en a rouler par terre et pas moyen mitrailleuses rester sur le dos. » J’en eus un coup au cœur, mon organisa­tion allait-elle faire faillite dès le début ?

Qu’ajouterais-je sur ces trois étapes ? Les trente-deux chameaux avançaient en file indienne, le licol noué à la queue du pré­cédent, mais ils se refusaient à faire une halte horaire, de sorte qu’ils rattrapaient très vite les sections, provoquant une pagaïe invrai­semblable. Les mulets qui exigeaient impé­rativement cinq litres d’eau par jour, ne voulaient pas boire dans les flaques va­seuses que l’on rencontrait parfois et il fallut prélever sur les maigres rations des tirail­leurs pour maintenir les mulets en vie. Les Saras, qui avaient peur des mulets, ne vou­laient plus les conduire. Bref, un joli pétrin pour un enseigne de vaisseau de la marine royale.

Après un repos de quelques jours dans le lit de sable d’un oued, où le général de Gaulle vint nous passer en revue, nous nous enfonçâmes un soir dans une mon­tagne désolée en direction de Keren. Je ne vous dirai pas grand-chose de cette aven­ture, rassurez-vous.

Après une première attaque d’un batail­lon de la Légion, l’on nous envoya dare-dare en première ligne, pour tenir le front, c’est-à-dire nous occuper des pitons, puis­que c’est ainsi que l’on fait la guerre dans la montagne.

Mes mitrailleuses et trois mortiers étaient enterrés sur un sommet, face à celui tenu par les Italiens. Les chameaux et les mulets étaient employés à trimballer à l’arrière les vivres et l’eau, mais je gardais un œil sur eux, car eux seuls me permettraient de déplacer, plus tard, mon énorme train de combat.

Et puis, les jours passèrent, assez mono­tones. A hausse maximum, je pouvais tout juste envoyer quelques balles sur les Ita­liens que l’on voyait se prélasser au soleil et qui, furieux, se dépêchaient de s’abriter. Quant aux mortiers, ils ne portaient pas assez loin, à l’inverse de ceux d’en face, qui se plaisaient à nous arroser à n’importe quel moment de la journée, nous obligeant à vivre comme des rats dans leurs trous.

La nuit, pour se distraire, on organisait des patrouilles, dans le petit vallon, situé entre les deux pitons ennemis, mais les Italiens ne s’y risquèrent jamais.

Et cela dura trois semaines ; le jour on crevait de chaud, la nuit on grelottait de froid (2 500 m d’altitude, s’il vous plaît) et l’on mesurait avec minutie le bidon d’eau et la demi-boîte de singe qui devait durer vingt-quatre heures.

Un jour enfin, les Italiens disparurent ; attaqués à l’ouest par les Anglais, ils « décro­chaient » (encore un terme militaire) et l’ordre donné fut de les poursuivre. J’avais été ren­forcé par la CA de la Légion et, seule, la pre­mière compagnie prête devait participer à la poursuite ; pour cela, il fallait pouvoir recharger les chameaux, c’est-à-dire amarrer sur leur dos les deux ballots constituant « la charge ». Les légionnaires réquisition­nèrent toutes les ceintures de leurs hommes ; pour moi, instruit par l’expérience, j’avais patiemment collectionné depuis quinze jours, tous les bouts de fil de fer qui me tombaient sous la main et j’alignais le premier mes trente-deux chameaux et mes douze mulets sur le sentier qui dégringolait vers la vallée de Keren.

Dans une nuit d’encre, ce fut une descente hallucinante. Les chameaux, qui n’avaient ni bu, ni mangé depuis plus de trois se­maines, flageolaient sur leurs pattes et mor­daient de fureur les tirailleurs qui titubaient de sommeil. Il fallait suivre un vague sen­tier à peine tracé, longeant des précipices ; chacun marchait à toucher son prédéces­seur, sans rien voir ; de temps à autre, avec un bruit de dégringolade effroyable, un cha­meau chargé glissait et rebondissait de roc en roc jusqu’au fond invisible ; rien à faire qu’à prier le ciel qu’aucun tirailleur ne soit entraîné avec lui.

Au jour enfin, on arriva à ce qui semblait être le bas. En titubant, chacun avançait, les yeux à peine ouverts ; il fallait battre sans arrêt les chameaux restants pour les faire avancer et les mulets se couchaient par terre. On suivait un oued desséché et le sable ren­dait la marche plus pénible encore. Le soir, enfin, près d’une flaque boueuse, nous re­joignîmes la compagnie qui nous précédait : le colonel Monclar, qui s’était joint comme un sous-lieutenant aux voltigeurs d’avant-garde, observait notre arrivée : les Italiens avaient été plus rapide que nous, la pour­suite était ratée.

Après, il y eut Massaouah, mais ce fut là le travail de la Légion. Nous avions, tou­jours à pied, rejoint la côte, où les camions devaient nous transporter vers les sud ; lorsque ce fut le tour de ma compagnie, de véritables trombes d’eau transformèrent le pays en un immense marais ; toute la nuit, nous poussâmes les camions pour les dé­sembourber et lorsque, le lendemain soir, avec quelques véhicules seulement, je rejoi­gnis l’avant-garde du bataillon, Massaouah venait de tomber.

J’étais furieux ; je me rappelle avoir pris une jeep et être parti au hasard, avec quel­ques officiers, dans les rues de Massaouah ; à quatre heures du matin, trompant la sur­veillance des sentinelles anglaises, nous étions dans la gare, fouillant des wagons de mar­chandises remplis d’une pacotille qui était pour nous un trésor ; hélas, en rentrant à l’aube, rompu de fatigue, je m’endormis au volant et envoyai jeep, passagers et paco­tille dans le fossé.

L’Érythrée était finie. En passant l’inspec­tion de mes Saras dans une caserne italienne, je songeais qu’Alexandrie était vraiment bien loin, mais je ne me doutais pas, alors, que ma carrière de marin-biffin ne faisait que commencer.

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