DE GAULLE, BREST ET LA MER

Communication de M. Hervé Gaymard
Président de la Fondation Charles de Gaulle

Brest, École Navale, 16 novembre 2021

C’est un paradoxe rare que d’évoquer la relation du général de Gaulle à nos espaces maritimes, tant cette relation fut loin d’être immédiate et naturelle. Avant de déployer une vision stratégique de la puissance maritime française, de Gaulle fut un terrien. Successivement et cumulativement, au moins pour un temps, la France aura eu trois armées de terre. L’armée du Rhin et de Sambre et Meuse, depuis toujours. L’armée d’Italie, depuis François Ier. L’armée d’Orient, depuis Bonaparte, devenue l’armée d’Afrique. De Gaulle se reconnaissait bien sûr dans la première, les yeux rivés sur la grande plaine d’Europe centrale, bien au-delà de la frontière franco-allemande. Les célèbres photos de janvier 1946 au Cap d’Antibes, peu avant son départ du gouvernement, le montrent de dos, scrutant la Méditerranée, à la croisée des chemins, s’interrogeant peut-être sur l’océan des possibles qui s’ouvre devant lui, méditant peut-être plus vraisemblablement sur les trombes, les ressacs et les traîtres courants auxquels son passage à la tête de l’État l’a confronté.

En 1946, il a pris la mesure des enjeux maritimes, comme il a découvert le vaste monde. Il n’est plus le militaire méfiant à l’égard des amiraux de 1940, qui le lui rendent d’ailleurs bien, Muselier le premier. Mers el Kébir, Dakar, la lutte pour Madagascar, la confrontation quotidienne avec la thalassocratie britannique, balisent un chemin de croix parcouru dans la douleur. Il faut lire sur ce sujet le témoignage du futur prix Nobel de médecine, François Jacob, qui était à Dakar sur le même bâtiment, pour mesurer son accablement, dissipé bientôt par la magie de l’Afrique qui le prend lorsqu’il débarque à Douala, qu’il parcourt l’Afrique Équatoriale Française ralliée, pour arriver à Fort-Lamy où un général d’armée, Georges Catroux, se met au garde-à-vous devant un général de brigade à titre temporaire, dégradé et condamné à mort, sous le regard ému du gouverneur Félix Éboué. Dès lors, parce que la France Libre fut africaine, il n’aura de cesse de fouetter l’ambition de la France à rayonner sur tous les continents.

Comme souvent chez De Gaulle, la vision géostratégique nourrit une réflexion sur les outils et les moyens du rayonnement. On souligne bien volontiers les réalisations emblématiques de la Ve République naissante, la mise à flot du Redoutable, l’optimisation de la « pointe de diamant » que seront les deux porte-avions à capacités nucléaires, Foch et Clemenceau, dont la construction fut d’ailleurs lancée sous la IVe République. Mais la conversion du Général aux enjeux maritimes est antérieure. Sans doute se situe-t-elle à la rencontre des vicissitudes du second conflit mondial et d’une pensée stratégique française de haut-vol et de profonde continuité, à l’origine de laquelle on retrouve, sinon un maître, du moins une référence souvent sous-estimée du Général, le fondateur historique de la marine française, le créateur de nos chantiers navals, le cardinal de Richelieu : « La raison et l’expérience » souligne l’homme en rouge,  « nous apprennent que les forces maritimes sont le plus sûr moyen de conserver la grandeur des États ; sans elle, la gloire du prince ne peut être que médiocre ni le repos des sujets assuré ». Il n’est pas anodin que l’on retrouve ces mots du Cardinal sous la plume d’un grand marin gaulliste, l’amiral Chaline. Ils marquent une continuité, une vision supérieure de l’intérêt national dont le Général se nourrit, et qu’il sait garder vivante. En ce sens, sa vision de la France s’est, en 1946, ouverte au Grand large : son souci d’obtenir des Anglais, au prix d’âpres négociations, comme souvent, la rétrocession de la base de Diego Suarez, au nord de Madagascar, l’atteste. La mer est devenue à ses yeux un espace d’enjeux, de confrontations, mais aussi de rayonnement où va se jouer assez largement la sauvegarde du rayonnement mondial de la France, par-delà l’indépendance de l’Empire colonial qui se profile. Son appréhension de la défense nationale, assez strictement terrienne dans les années 1930, est devenue une approche globale, dont notre pays vit encore aujourd’hui.

Mon propos s’articulera en deux temps. Il s’agira d’abord d’explorer cette découverte progressive de l’ampleur des enjeux maritimes par le Général, de retracer la structuration de sa pensée, avant de considérer l’héritage que ses mandats à l’orée de la Ve République nous laissent, dans le domaine capacitaire comme en termes de vision stratégique. Je m’autoriserai enfin, pour conclure ce propos, quelques considérations sur l’actualité de cet héritage, puisque la Fondation Charles de Gaulle, que je préside, a lancé une réflexion de long terme sur la « France du Grand large » voici deux ans, recentrée plus récemment sur des enjeux strictement maritimes.

La tempête de 1914 ne bénit pas nécessairement les éveils maritimes de Charles de Gaulle. Élevé dans l’obsession de la revanche, plaçant la question de la frontière franco-allemande au cœur de sa vocation militaire, De Gaulle s’exprime peu sur les questions maritimes. Au feu sur le front jusqu’en mars 1916 ; blessé à Verdun ; captif pendant trente longs mois en Biélorussie puis en Allemagne ; instructeur puis combattant en Pologne en 1919-1920, préoccupé par les ambitions allemandes, le futur Général ne quitte le sol européen qu’à l’occasion de son affectation au Liban, entre 1929 et 1931, qui lui permet de parcourir nos mandats au Levant, de pousser jusqu’au Kurdistan, et de visiter la Palestine britannique. Il ne découvrira le continent africain, on l’a vu, que dans les circonstances douloureuses de l’expédition de Dakar, heureusement effacé par le ralliement de l’AEF. Ajoutons qu’il ne fait guère preuve de curiosité pour l’Empire, là où les militaires de sa génération se pressent pour servir afin de gagner un avancement plus rapide. Cette culture militaire n’est pas la sienne : dans la France et son armée, il fustige ces militaires des colonies qui ont « désappris » à se battre sur le sol européen, à ses yeux en partie responsables de la retraite de l’été 1914.

Sans doute hanté par le spectre des lourdes défaites de l’histoire navale française, de La Hougue à Trafalgar, qui ont conduit Louis XIV puis Napoléon à l’échec, puis à la ruine, De Gaulle ne montre donc pas d’intérêt spontané pour les espaces maritimes. Pourtant, on aurait tort de sous-estimer la connaissance qu’il a de ces enjeux, quand bien même celle-ci apparaît en arrière-plan, dans une pensée politico-militaire alors dominée par la recherche de la force mécanique blindée. Ainsi, dans la Discorde chez l’ennemi, premier ouvrage majeur, publié en 1924 et passant au crible les causes de la défaite allemande, de Gaulle offre une analyse magistrale des enjeux de guerre sous-marine, brossant le portrait de son promoteur, l’amiral von Tirpitz, officier prussien converti à l’arme nouvelle, malheureux dans ses arbitrages, mais soucieux de définir une doctrine d’emploi de l’arme sous-marine. Dans des termes qui peuvent surprendre, chez lui, on trouve l’idée que la guerre sous-marine fut « la cause directe de la défaite allemande », précipitant l’entrée en guerre des États-Unis sans offrir pourtant un avantage stratégique décisif. Ces pages sont peu connues, rarement citées, tant elles brassent des thématiques gaulliennes rarement reprises avant 1940.

On ajoutera un second point, qui apparaît en creux dans de nombreux articles du début des années 1930, et singulièrement dans l’Armée de Métier : la Marine est pour de Gaulle un modèle de modernisation et de professionnalisation : « Les professionnels, dans leurs navires, leurs avions, leurs chars, sont assurés de dominer ». La marine de Georges Leygues, à laquelle il a dû s’intéresser lors de son passage au Conseil supérieur de la Défense nationale, lui apparaît ainsi comme une forme de matrice à suivre pour l’Armée de terre : il emploie à ce sujet la célèbre métaphore des « Cuirassés de sol » pour désigner les unités blindées. Pourtant, l’État-Major de la Marine, distinct de ces homologues terrien et aérien, tels des « cotes mal taillées », lui reste étranger. Il ne connaît pas Darlan ou Muselier avant 1940. Et la Marine, comme l’aviation, accuse un retard capacitaire : dans la panique de l’accord anglo-allemand de 1935, l’effort de reconstruction a été lancé très tard, trop tard, sans moyens financiers et industriels afférents, sans doctrine d’emploi ferme non plus : des prouesses technologiques, comme le Surcouf, le Jean Bart ou le Richelieu ne peuvent tout compenser.

L’effondrement de 1940 ne le saisit donc pas ignare concernant les enjeux maritimes, mais le confronte à la fois à la nécessité de réorganiser une marine de la France Libre pour peser face à l’allié britannique, et à l’obligation de définir une politique à l’échelle du monde, le soutien des Outre-mer français étant décisif, dans le Pacifique et en Afrique.

Construire une Force navale française libre est un défi d’envergure. La flotte française reste massivement fidèle à son chef, l’amiral Darlan, à sa tête depuis 1937. Après l’action commune avec les Anglais à Narvik, les jours douloureux de Mers el Kébir et d’Alexandrie, où la Force X de l’amiral Godfroy est neutralisée, coûtent en autorité et en capacité à la France Libre pour mobiliser les quelques marins présents à Londres. Plus que tout, de Gaulle se méfie de ces officiers de marine qui jouent un jeu subtil entre Vichy, la France Libre et les États-Unis, comme l’amiral Robert aux Antilles, qui a failli se rallier en juillet 1940, et qui cédant aux objurgations, voire aux ultimatums de ses grands subordonnés, devient bientôt un zélateur implacable de la Révolution nationale.

Seuls 8 000 marins ont rejoint les FNFL, confiées à l’amiral Muselier, à la fin de l’été 1940, et la lutte est âpre avec Churchill pour sécuriser des moyens pour former ces marins, à l’école de Portsmouth, ou pour intégrer aux FNFL des bâtiments français, comme le Surcouf. Mais plus encore, de Gaulle se heurte précocement à la spécificité et à l’indépendance sourcilleuse des hommes de Mer. Muselier, surnommé l’« amiral rouge », connaît mal de Gaulle, et peine à accepter sa prééminence. Le conflit autour de la direction militaire de la cuisante expédition de Dakar renforce une défiance entre les deux hommes qui ne se dissipera guère. Le témoignage de Philippe Desjardins, recueilli par la Fondation, documente l’accablement de ces trois journées brumeuses devant Dakar, cette aventure incertaine qui voit des Français tirer sur d’autres Français, et conduit à un échec amer.

Cet échec pèse. Dans l’ombre de Muselier, le lieutenant Moullec apparait comme le plus fervent des antigaullistes parmi les Français libres. Sans cesse, de Gaulle les soupçonne de chercher, dans son dos, une connivence de marins avec les officiers de la Royal Navy, et les faits ne l’infirment pas toujours. On peut évidemment y opposer quelques figures de confiance, Auboyneau, et bien évidemment Thierry d’Argenlieu, sans doute le proche d’entre les proches, confident du désarroi d’après Dakar. C’est autour de lui que se fera, péniblement, le ralliement des marins français, plus évident après la défection, puis la mort de Darlan. L’incompréhensible sabordage de la flotte à Toulon, en novembre 1942, privera en outre la France Libre d’une capacité d’action et de rayonnement démultipliée.

Pourtant, avec des moyens des plus réduits, 70 navires à la fin de 1940, à peine plus du double à la fin de la Guerre, par-delà l’impitoyable guerre sous-marine livrée par les U-Boot allemands, la marine française reste présente, à la mesure de ses moyens, sur tous les océans, et ne renonce à aucun de ses objectifs stratégiques. Présentes en Asie, associées aux débarquements en Afrique du Nord, en Sicile, en Corse, les FNFL constituent le fer de lance de la France Libre, et un outil de souveraineté. L’opération de Saint-Pierre et Miquelon, menée par l’amiral Muselier et Alain Savary, qui provoque la colère des États-Unis, préfigure l’intransigeance gaullienne de la période de la Libération.

Il reste de ce combat titanesque mené avec les moyens du bord plusieurs héritages fondamentaux, qui conditionnent la vision des espaces maritimes chez de Gaulle. A son contact s’est formée une génération de marins, mus par un esprit expéditionnaire et par la volonté de continuer à peser, à maintenir le rang de la France avec peu de moyens par comparaison avec les deux Grands : de Gaulle rend hommage à ceux « qui surent contribuer comme il le fallait à cette lutte sur mer où l’on est pris sans cesse au dépourvu, comme en un jeu où manquent toujours des pièces ». Cet esprit aventureux, ce sens de l’adaptation permanente marque la marine française, cette volonté de poursuivre des objectifs démesurés avec des moyens très mesurés signe son esprit, sa spécificité. C’est ici qu’il faut souligner le rôle, sans doute trop oublié, de l’amiral Émile Nomy : responsable de l’aéronautique navale à l’État-Major d’Alger, chargé à la Libération de reconstituer la Flotte (on lui doit notamment la négociation avec l’Angleterre de la cession de l’Arromanches). Chef d’État-Major de la Marine en 1951, Nomy assure une forme de continuité avec cette vision ambitieuse et courageuse sous la IVe République, jusqu’à son départ du service actif à l’été 1960. On lui doit notamment le lancement des deux porte-avions, les futurs Foch et Clemenceau, dont la Ve République héritera.

Mais cet héritage est aussi géostratégique. De Gaulle a pleinement saisi l’importance des Outre-mer. Que l’on m’excuse une citation bien longue, mais il définit cette vocation avec précision à Cherbourg, le 23 septembre 1951, inaugurant le monument au Surcouf, « sombré au fond des mers en engloutissant avec lui tant de braves et tant d’espoirs ». Écoutons-le : « La vocation maritime de la France est marquée, une fois pour toutes, par sa figure géographique et le caractère de son peuple. Quand un pays est le seul au monde qui s’ouvre à la fois sur la Manche, la Mer du Nord, l’Océan Atlantique et la Méditerranée ; quand il y pénètre par autant de caps – tel ce Cotentin au bout duquel nous sommes – quand il leur ouvre autant de ports, et d’une telle qualité – ainsi Cherbourg renaissant de ses ruines et regardant vers les lointains –  quand il est destiné à servir de passage entre l’ancien et le nouveau Monde, entre l’Asie et l’Ouest de notre continent ; quand il se prolonge dans les cinq parties de la terre par de vastes territoires ; quand il prouve, en Indochine, que la liberté du monde dépend toujours, pour une bonne part, de ses armes et de sa marine ; quand sa race fournit, depuis des siècles d’aussi nombreux et bons marins, naviguant tout autour du globe sur tant de navires et, maintenant, sur tant d’avions, ce pays est fait, de toutes pièces, pour jouer, demain comme hier, un grand rôle sur les Océans ». Si le lyrisme gaullien est peut-être moins immédiat qu’ailleurs quand il s’agit d’évoquer la Mer, la conversion géostratégique a bien eu lieu dans son esprit, il en tirera toutes les conséquences lors de son retour aux responsabilités, sept ans plus tard, en 1958.

Les remarques que je pourrais faire sur la marine du général de Gaulle ne vous surprendront pas, tant elles définissent encore, dans une large mesure, la manière dont vous servez, le cap que vous poursuivez. Dans ce domaine comme dans tant d’autres, nous vivons encore des questionnements gaulliens. Mais je voudrais ici insister sur la cohérence d’une pensée qui s’est construite au fil des épreuves.

D’abord, le commandement. De Gaulle déplore l’absence de commandement unifié, qui pèse sur l’interopérabilité de nos armées. Dans les années 1930, le diagnostic gaullien est bien que la France n’a pas l’armée de sa diplomatie, mais aussi qu’elle ne dispose pas d’une doctrine d’emploi cohérente de ses différentes forces armées permettant des opérations conjointes. Beaucoup ont reproché à de Gaulle sa focalisation sur les chars, son incapacité à prévoir les actions combinées terre/air de 1940, contrairement à son mentor Émile Mayer. Mais de Gaulle part de ce qu’il voit, de ce qu’il connait, de ces cotes mal taillées que sont les trois armées, chacune représentées par un secrétaire d’État veillant jalousement sur son indépendance. Le premier apport de la vision gaullienne est l’unification des commandements et la création du poste de CEMA. On aurait d’ailleurs tort d’y voir une réforme tranquille ou apaisée : l’amiral Cabanis, Compagnon de la Libération, plus ancien en grade que le général Ailleret, lutte pied à pied pour conserver un accès direct au pouvoir politique, avec un succès à ne pas sous-estimer.

Pourtant, la place de la Marine devient, plus que jamais, stratégique au lendemain de l’indépendance des colonies, protectorats et département d’Afrique du Nord et d’Afrique sub-saharienne.

La France reste présente sur tous les océans, avec ses collectivités d’Outre-mer, qui doivent contribuer au rayonnement de la France, comme il le dit en 1960 : « la Martinique est un témoin, un point, un lien d’où la France doit rayonner précisément sur l’ensemble de cet océan dont je parle. C’est un exemple à donner ici et à partir de cet exemple c’est une influence à exercer à partir d’ici et ce sera une de vos tâches ». Et dans ce contexte, le rôle de la Marine est crucial. Ce n’est pas un hasard si elle est retirée du commandement intégré de l’OTAN, pour ce qui concerne la Méditerranée en 1959, et pour ce qui concerne la Manche et de l’Atlantique, dès 1964.

Mais surtout, la Marine devient le vecteur principal de la dissuasion. C’est dans la correspondance avec son fils, l’amiral Philippe de Gaulle, que le Général donne le plus clairement cette vision, dès février 1960 : « Nous marchons vers la constitution d’une force de frappe atomique, où la marine jouera un rôle capital ». La réaction de l’Amiral est d’ailleurs tout à fait intéressante : dans un entretien à la revue Le Marin, il note que « c’est donc sur la Marine que le général de Gaulle a axé principalement le force de frappe ou de dissuasion et, cela paraîtra paradoxal, contre l’avis des marins et je dirais même en premier lieu des sous-mariniers qui, par la suite, ont mis en œuvre loyalement et avec compétence les moyens qui leur étaient donnés » : ceux-ci considéraient que cette innovation, « trop considérable », donnait à leur force « une dimension nouvelle encore mal appréhendée ». Mais de conclure : « L’idée du Général, c’était le sous-marin, vecteur idéal, à peu près indétectable, qui nous donne une profondeur de champ sans commune mesure avec le territoire métropolitain, et qui ne peut être contre-battue ». Le sujet sera abordé en détail par d’autres intervenants, mais on saisit l’importante cruciale du projet Coelacanthe.

De Gaulle n’a d’ailleurs pas été que l’homme du sous-marin nucléaire, il a doté la marine française de 100 000 tonnes supplémentaires, faisant moderniser le Clemenceau, le Foch et le Colbert, développant le programme des aviso-escorteurs et celle des escorteurs rapides. Mais le 23 mars 1967, sur le site de l’Ile Longue, reconfiguré par la pleine mobilisation de la Direction des Chantiers Navals, il peut considérer vivre « une journée capitale pour notre marine, pour notre indépendance, pour la France » avec le lancement du Redoutable, du nom d’un vaisseau de Trafalgar d’où est parti le coup de feu fatal à l’amiral Nelson. La troisième composante permettait, surtout, d’entrer dans l’esprit des grands : « Afin que notre dissuasion soit efficace, il nous suffit d’avoir de quoi tuer l’adversaire une fois, même s’il possède les moyens de nous tuer dix fois ». Voilà qui répond peut-être à des polémiques récentes accusant de Gaulle de ne pas avoir atteint des objectifs qu’il ne s’est pourtant jamais fixé…

Mon propos m’a naturellement porté vers ces enjeux de Défense. Mais il ne faut pas oublier l’œuvre maritime civile des débuts de la Ve République sous son impulsion décisive. Le tonnage de la flotte de commerce française passe de 4,4 à 5,9 millions de tonnes entre 1958 et 1969, le Général soulignant dans les Mémoires d’espoir la nécessité de moderniser les chantiers navals face à la nouvelle concurrence japonaise, le statut des ports autonomes est opérationnel en avril 1966, le Centre national d’exploitation des Océans est porté sur les fonts baptismaux en janvier 1967, le paquebot France, projet de la IVe République, est inauguré avec fierté le 11 mai 1960 à Saint-Nazaire, pour « épouser la mer »… Enfin, pour l’anecdote, le Général se montre un défenseur tout à fait intransigeant des pêcheurs français dans la « Guerre de la Langouste » que leur mènent leurs homologues brésiliens en 1964. De Gaulle ne connaîtra pas Montego Bay et la lutte acharnée pour la sécurisation des routes commerciales : l’espace maritime ne lui en apparaît pas moins comme un océan des possibles, où tout reste à faire et à définir.

« La mer est à la fois un obstacle, c’est-à-dire une défense, et un chemin, c’est-à-dire un moyen de se répandre », lançait de Gaulle aux élèves de l’École navale, le 15 février 1965. Si la politique d’un État est dans sa géographie, alors « La France est par conséquent marquée pour être un pays maritime ». Et de conclure : « Et pour ce qui est du pays, il s’agit, quand cela concerne la Marine, d’en avoir une qui existe pour lui, et non pas seulement pour elle ». Cela peut sembler une évidence. Cela ne l’a pas toujours été pour le Général, c’est là le fruit d’un apprentissage, tiré de l’expérience de 1940. Mais de Gaulle sait apprendre, et parti de loin, sera l’homme d’une révolution de la Marine française. Ce qu’il exprime, sans doute avec fierté : « Votre destination, Messieurs, sera sans nul doute très différente de ce que fut celle de vos aînés et vous aurez, sans doute, à vous adapter pour faire la guerre, le cas échéant, à des conditions de service, de vie, d’instruction, de formation qui sont très nouvelles. Vous aurez tout le long de votre carrière à accomplir, de ce fait, un effort très difficile et très méritoire. Mais combien est exaltante pour vous l’idée que la Marine se trouve maintenant, et sans doute pour la première fois de notre histoire, au premier plan de la puissance guerrière de la France, et que ce sera dans l’avenir, tous les jours, un peu plus vrai ».

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