LA DESTINÉE SOCIALE DES COMPAGNONS

par Jean-François Muracciole
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paul-Valéry de Montpellier

La question de la destinée sociale des résistants, et des Compagnons de la Libération en particulier, est peu étudiée par l’historiographie [1]. Cet article s’efforcera de dresser un tableau de la situation en avançant prudemment des ébauches d’explication. Un fait apparaît toutefois avec évidence : la destinée professionnelle des Compagnons, après la guerre, est particulièrement brillante.

Certes, un petit nombre d’entre eux ne connaît pas d’éclatante réussite. Maurice Bonté (13e DBLE), belge de naissance et gravement blessé à El Alamein, reste simple ouvrier agricole dans la Nièvre après la guerre. D’autres Compagnons ont connu des destins tout aussi modestes à l’image de Jean Franoul (13e DBLE), contremaître en maçonnerie, ou de Charles Santini (13e DBLE), ouvrier dans une manufacture de tabac. Il en va de même pour la petite poignée de Compagnons d’origine coloniale. Quant aux femmes Compagnons, il serait hasardeux de se risquer à des conjectures étant donné leur très faible nombre (six) et le fait que quatre d’entre elles sont mortes pendant ou au lendemain de la guerre. Parmi les deux survivantes, Laure Diebold est une modeste secrétaire d’entreprise tandis qu’Emilienne Moreau-Evrard remplit des fonctions politiques de second plan (elle est membre du comité directeur de la SFIO).

À la tête de l’État

L’investissement de la sphère politique et administrative par les Compagnons est impressionnante. On relève parmi eux trois chefs d’Etat étrangers (George VI, Mohammed V, Eisenhower), six chefs du gouvernement (Georges Bidault, Winston Churchill, René Pleven, Maurice Bourgès-Maunoury, Jacques Chaban-Delmas et Pierre Messmer), trente-six ministres, une centaine de parlementaires, trente-quatre maires et un président du Conseil constitutionnel (Gaston Palewski de 1965 à 1974).

On passera rapidement sur l’ordre militaire où les promotions sont en quelque sorte prévisibles étant donné le fort ancrage militaire des Compagnons : on compte dans leurs rangs pas moins de 587 officiers (la moitié de l’effectif), parmi lesquels trois maréchaux (Leclerc, de Lattre, Koenig), et plus de 80 officiers généraux.

Les hauts fonctionnaires de la France d’Outremer ne manquent pas, des plus connus –  Pierre Messmer, dernier gouverneur général de l’Afrique française, Emile Bollaert ou Jean Sainteny, à de plus modestes comme René Troadec (RMT), qui reviendra au Tchad en tant que gouverneur, Yves de Daruvar, secrétaire général des Somalis, ou Gilbert Garache, préfet du Tchad. Les Compagnons diplomates abondent sous les IVème et Vème Républiques : Geoffroy Chodron de Courcel, Emmanuel d’Harcourt, Claude Hettier de Boislambert. Plus généralement, on retrouve des Compagnons dans toutes les sphères de la haute fonction publique d’après-guerre : à l’Inspection générale de l’Administration (Jean Lucchesi), au Conseil d’État (René Cassin, Stanislas Mangin), à la tête de la police ou des services secrets (Roger Wybot, René Cailleaud, Pierre Bertaux), à l’Inspection générale des Travaux publics (Jacques-Yves Roumeguère), aux Anciens Combattants (Jacques Pernet, directeur général de l’ONAC), à l’INSEE (dont Francis-Louis Closon est le premier directeur en 1945) ou aux Rapatriés (Nicolas Wyrouboff, Maurice Jourdan). L’Université n’est pas en reste avec le juriste François de Menthon, le germaniste Pierre Bertaux, spécialiste d’Hölderlin, l’épigraphiste Jean Starcky (aumônier du BIMP), l’un des découvreurs et traducteurs des Manuscrits de la Mer Morte, ou l’inclassable René de Naurois, aumônier du Commando Kieffer qui devient l’un des meilleurs spécialistes français d’ornithologie. Ou encore parmi les grands professeurs de médecine : Henri Fruchaud, Paul Guillon, François Jacob ou André Lichtwitz, directeur du Centre du métabolisme phosphocalcique et médecin personnel du général de Gaulle. Même présence dans les sphères dirigeantes de l’audiovisuel public : Pierre Bourdan (Combat) est directeur général de la Radiodiffusion française, Philippe Ragueneau (Combat, Jedburgh) est inspecteur général de l’ORTF où Marcel Degliame (Combat lui aussi) est producteur, tandis que Joël Le Tac préside l’INA (1981-1982). Certains Compagnons ont mené des carrières aussi brillantes que diversifiée à l’image d’Henri Beaugé-Bérubé qui sera directeur du Centre industriel d’Hassi-Messaoud (1961-1963), secrétaire général de la DATAR, où il crée les parcs naturels régionaux (1963-1972), et directeur du Centre culturel de l’Abbaye de Fontevraud (1976-1984).

L’influence des Compagnons se fait sentir jusque dans les milieux littéraires. Romain Gary (deux fois prix Goncourt) renouvelle à sa façon à la figure du grand écrivain-diplomate. Dominique Ponchardier (BCRA), lui aussi ambassadeur de France, est connu pour être le père de la série grand public du Gorille, même si son ouvrage, Les pavés de l’Enfer, est une belle illustration de la vie des agents en France du BCRA. L’activité de Roger Wybot à la tête du contre-espionnage ne l’empêche pas d’écrire des pièces de théâtre et François Sommer passe des exploits du groupe Lorraine à de nombreux ouvrages sur la chasse en Afrique. Gilbert Renault (le « colonel Rémy ») se fait quant à lui une spécialité des ouvrages à succès consacrés à la guerre secrète (Mémoires d’un agent de la France libre) et il publie aussi des essais relatifs au christianisme et habités d’une foi intense (Fatima, espérance du monde, 1957). Jean Cassou est conservateur en chef du Musée national d’Art Moderne jusqu’en 1965 et président du Comité national des Ecrivains. Enfin André Malraux fut ministre des Affaires culturelles sans interruption de 1958 à 1969, après avoir ministre de l’Information à la Libération. Rappelons, enfin, que les Compagnons comptent deux Prix Nobel dans leurs rangs (François Jacob et René Cassin).

La France industrielle des Trente glorieuses

Plus surprenantes sont les spectaculaires réussites dans l’industrie. Pierre Lefaucheux est PDG de la Régie Renault de 1945 à 1955 tandis que Roland de la Poype est l’inventeur du berlingot Dop et de la Citroën Méhari et le fondateur, entre autres, du Marineland d’Antibes. Compagnon de La Poype au groupe Normandie, Marcel Albert, ancien ouvrier chez Renault et Héros de l’Union soviétique, fonde une chaîne d’hôtels aux Etats-Unis. Robert Saunal (1er RA) poursuit une brillante ascension dans la sidérurgie, ingénieur chez Marine-Wendel, vice-président des Mines d’Anderny, PDG de la SITRAM. Jacques Andrieux (commandant du groupe Alsace) est secrétaire général de la société Vibrachoc, directeur général de Rellmitt Inter et administrateur du journal l’Aurore. Daniel Dreyfous-Ducas (1er RA) est député UNR et directeur général de Gaz de France (1963) et du Port autonome de Paris (1970). Roger Lantenois (X-Ponts et responsable de la logistique de la 2e DB) rejoint le groupe Péchiney en 1956 dont il deviendra directeur général à la fin des années 1960. Gilbert Garache (1er BIM) est d’abord administrateur de la France d’Outremer puis entre chez Renault en 1966 où il occupe de très hautes responsabilités. André Moynet (groupe Ile de France) est une sorte de génial touche à tout : pilote d’essai (entre autres de la Caravelle), officier, parlementaire, ministre, inventeur de voitures de sport pour Matra (avec lesquelles il remporte les 24 Heures du Mans en 1975), PDG de la société d’électronique qu’il a fondée, maire de Biot. Paul Schmidt (BCRA), soldat sorti du rang, termine une carrière exceptionnelle comme directeur administratif du groupe automobile Simca.

Dans le monde des affaires, Pierre Louis-Dreyfus dirige le groupe familial d’armement naval, Jean-Pierre Mallet la grande banque d’affaires Mallet Frères, tandis que Claude Raoul-Duval (groupe  Alsace) multiplie les activités internationales, tour à tour directeur de Berliet pour le Nigeria, puis pour l’Algérie, directeur général de J.A. Goldschmidt do Brazil à Sao Paulo, responsable du département étranger du Crédit Lyonnais, enfin, représentant en France de la Banca Populare di Novara à Paris.

Complexe militaro-industriel et filière nucléaire

Les grandes entreprises de défense ont constitué une sorte de chasse gardée des anciens résistants parmi lesquels nombre de Compagnons, souvent polytechniciens ou centraliens. Jean Crépin, l’ancien commandant de l’artillerie de la 2e DB, anime au CEA, sous la direction de Pierre Guillaumat, les premières études pour la réalisation de l’arme atomique, puis coordonne la mise au point des engins tactiques. Il sera ensuite PDG de Nord-Aviation, vice-président d’Aérospatiale et président d’Euromissile. Carrière presque parallèle que celle de Michel Fourquet, l’ancien commandant du groupe Lorraine : après avoir atteint le sommet de la hiérarchie militaire (chef d’état-major des armées, 1969-1971), il préside le Conseil de surveillance de l’Aérospatiale et l’Office général de l’Air. Lui aussi polytechnicien, Jacques Maillet (BCRA, puis Délégation générale) est PDG de la Compagnie internationale d’informatique (CII), responsable du « Plan Calcul » et président du GIFAS.

La filière nucléaire, et particulièrement le CEA, furent pareillement investis. Robert Galley (501e RCC) entre au CEA en 1955 où il dirige les études pour la construction des usines de Marcoule, puis de Pierrelatte. Il coordonne ensuite l’essor de la filière informatique avant d’entreprendre, au début des années 1970, une carrière politique qui lui offrira plusieurs maroquins ministériels. Saint-Cyrien, Henri Verdier rallie les FFL au Tchad en août 1940. Après la guerre, cet officier à la solide formation scientifique touche un peu à tout : il se passionne pour le développement économique de l’Afrique noire française, puis passe dans l’industrie (il est directeur général de Leca-France) et finit sa carrière comme ingénieur principal du CEA. Diplômé de Centrale, Jean Volvey dirige plusieurs sociétés de transport en Afrique, puis rejoint lui aussi le CEA. Il est ainsi, jusqu’en 1973, directeur de l’usine nucléaire de Pierrelatte et préside ensuite (1976-1981) l’Association pour le développement industriel de la vallée du Rhône. Au CEA, les ingénieurs Galley, Verdier ou Volvey ont croisé des cadres administratifs de haut niveau comme André Quelen (BM 5), Yves de Daruvar (RMT) ou Constant Engels, qui dirigera ensuite le Centre d’essais en vol de Brétigny, et surtout Jean Gemähling, l’un des principaux cadres de Combat, qui finira sous-directeur des matériels et combustibles nucléaires. La filière nucléaire suppose aussi la maîtrise de l’uranium. Maurice Delage, un autre polytechnicien, commande le 13e bataillon du Génie de la 2e DB. Après la guerre, il est directeur général de la Société centrale de l’Uranium. Le complexe militaro-industriel s’étend encore au domaine sensible de l’exportation des matériels militaires. Yves Ezzano, l’un des plus grands pilotes français de la guerre, sera général de Corps aérien, puis PDG de l’Office Français d’Exportation de Matériel Aéronautique.

L’industrie aéronautique et l’aviation commerciale constituent une autre chasse gardée. Chez Dassault domine la figure de Pierre de Bénouville. Député d’Ille-et-Vilaine, puis de Paris, il est PDG de Jours de France et administrateur des Avions Marcel Dassault où il est l’éminence grise du grand avionneur. Bénouville est également administrateur des Nouvelles Galeries, des éditions Robert Laffont, de Télé Monte Carlo et de Gaumont où il croise le gratin des médias et de l’édition. Chez Dassault, on trouve aussi le député de Paris Pierre Clostermann, administrateur du groupe à partir de 1970 après avoir été PDG de Reims-Aviation et vice-président de Cessna. Maurice Claisse, chef pilote d’essai chez Bréguet avant la guerre, est chef-pilote d’essai à la SNECMA, puis ingénieur en chef chez Breguet ; Jean Cadéac d’Arbaud (1er RFM) directeur général d’Air Afrique, puis de l’Union des Transports Aériens (UTA) ; Bernard Dupérier (commandant du groupe Ile de France) consultant chez Boeing et administrateur d’Air France. Chez Boeing, Dupérier retrouve le général Henri de Rancourt de Mimerand, l’ancien commandant du groupe Lorraine, qui occupe le poste de conseiller pour la France du géant américain. Henry Lafont (groupe Alsace) quitte l’armée de l’Air pour prendre la direction, de 1967 à 1984, du salon international de l’Aéronautique et de l’Espace. Robert Masson (Ceux de la Libération, puis BCRA) fait une belle carrière à Sud-Aviation et finit secrétaire général adjoint de la SOCATA, une des principales filiales du groupe aéronautique.

L’Afrique et le pétrole

L’Afrique, où nombre de Français libres sont demeurés ou sont retournés après la guerre, constitue un autre domaine propice à de remarquables réussites professionnelles. Alfred Bergamin (Colonne volante et RMSM) est directeur commercial d’une entreprise métallurgique à Hong Kong, puis gérant de l’Union commerciale et maritime au Nigeria, Niger et Dahomey. Jean-Pierre Dulau, qui a commandé le Train de la 1er DFL, prend sa retraite au grade de colonel en 1958. Il se lance alors dans l’industrie en Afrique et occupe le poste de PDG de la Société Tunisienne de Sondages Injections Forages. Michel Bollot (BIM) rejoint l’administration de la France d’Outremer après la guerre avant de prendre la direction de la Société des Mines de l’Aïr au Niger (1967-1970).

Tableau semblable dans l’industrie pétrolière et chimique. Polytechnicien, Marcel Langer combat au groupe Lorraine. Après la guerre, il est d’abord pilote de ligne chez TAI/UTA, puis rejoint la société l’Air Liquide dont il devient le directeur-adjoint. Jean Guyot (BCRA) fait carrière dans le groupe d’ingénierie pétrolière Entrepose dont il finira PDG. Etienne Schhlumberger (FNFL) quitte la marine en 1953 pour le groupe Shell, puis préside la société Geostock, devenue l’un des leaders mondiaux de l’ingénierie pétrolière. Yves Jullian (13e DBLE) poursuit une carrière d’ingénieur pétrolier qu’il finit en qualité de PDG de la société de recherches géophysiques Independex. Jean-Louis Garot, un ancien du groupe Lorraine, après une très belle carrière militaire (état-major du SHAPE, inspecteur des Armements nucléaires) entre chez Total en 1971 comme ingénieur-juriste. Chez Esso, on trouve Blaise Alexandre (RMSM) qui finit à la tête de la direction commerciale de la filiale française de la multinationale américaine. Le croisement de l’Afrique et du pétrole n’est d’ailleurs pas rare dans les carrières des Compagnons comme le montrent deux anciens du RMSM : André Rouxel est directeur général d’Esso-Madagascar après avoir dirigé Esso-Pakistan tandis que son frère d’arme Charles Le Goasguen devient avocat, est élu député UNR du Finistère (1962-1967), dirige l’Office franco-africain de coopération et d’accueil universitaire (1968-1973) et finit sa carrière à la direction de plusieurs sociétés pétrolières. Dans un domaine proche, Yvon Morandat (Combat) est président des Charbonnages de France.

De telles réussites posent question. S’il serait exagéré de dire que les Compagnons de la Libération ont gouverné la France des « Trente Glorieuses », force est de reconnaître que rarement un groupe aussi réduit (1038 individus) a occupé, dans pratiquement tous les domaines, une place aussi éminente.

Les éléments d’explication sont de plusieurs ordres. En premier lieu, s’imposent les origines sociales très élitistes du groupe. Les fils d’agriculteurs et d’ouvriers ne représentent que 16% des Compagnons alors que ces deux catégories sociales formaient environ 60% de la population au terme du recensement de 1936. Les fils d’employés et de travailleurs indépendants constituent 26% des Compagnons, ce qui correspond grosso modo au poids relatif de ces catégories dans l’ensemble national. En revanche, les enfants des catégories supérieures (cadres supérieurs du privé ou de la fonction publique, professions libérales) réunissent 58% des Compagnons, alors que cette catégorie sociale, en 1936, représentait moins de 1% de la population. Chiffre encore plus révélateur, 79% des Compagnons sont bacheliers au moment de leur engagement alors que ce taux ne dépassait pas 7% au sein d’une classe d’âge en 1939. Autrement dit, les Compagnons ne sont en rien représentatifs de la société française de la fin des années 1930. Ils forment un groupe à part, très élitiste socialement et culturellement.

On peut donc supposer que ces brillantes carrières sont largement déterminées par les origines dans une France où l’enseignement secondaire et supérieur n’avait pas encore été démocratisé. Sans la guerre et sans l’engagement dans la Résistance, les destinées n’auraient sans doute guère été différentes à l’exception, bien sûr, de la forte proportion de Compagnons morts au combat. Reste à discuter l’hypothèse d’une camaraderie d’arme qui se serait prolongée après la guerre à travers maints réseaux d’influence et qui aurait encore amplifié ce phénomène de domination sociale et politique. L’état de l’historiographie ne permet pas de trancher ce débat. Reconnaissons toutefois que le thème gaullien de la « faillite des élites » s’en trouve relativisé. Si les élites françaises de 1940 n’ont pas massivement rallié la France libre ou la Résistance intérieure, leurs enfants l’ont fait dans des proportions étonnantes et en payant chèrement le prix du sang.

[1] AUDIGER François, Les Gaullistes : hommes et réseaux, Le Nouveau Monde, 2013 ; FALIGOT Roger, KAUFFER Rémi, Les Résistants. De la guerre de l’ombre aux allées du pouvoir, 1989 ; MURACCIOLE Jean-François, Les Français libres. L’autre Résistance, Tallandier, 2009 ; WIEVIORKA Olivier, Nous entrerons dans la carrière. De la Résistance à l’exercice du pouvoir, Seuil, 1994.

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