LA FRANCE DOIT RAJEUNIR

par Michel Debré

L’ancien Premier ministre du général de Gaulle, jusqu’à sa mort (le 2 août 1996), a prononcé plusieurs discours et écrit de nombreux articles sur la situation démographique de la France et sur la nécessité d’une politique familiale. Nous reproduisons ici le texte d’un supplément hors-série de « La Lettre de Michel Debré » publié en 1989 dans lequel il présentait une analyse réaliste sur la natalité et des propositions d’action pour la famille.

Ce texte complète l’extrait de « La Lettre de Michel Debré » déjà reparu en 2015 dans le numéro 180 de la revue Espoir éditée par la Fondation Charles de Gaulle.

L’avenir de la France dépend d’abord de sa jeunesse.

Un fait est accablant : depuis 1973, la France ne renouvelle plus ses générations. Une classe d’âge qui disparaît est désormais remplacée par une classe moins nombreuse. Les statisticiens nous l’ont appris : il faut atteindre une moyenne de 2,3 enfants par couple pour obtenir le coefficient du renouvellement. Or, depuis plusieurs années nous sommes à 1,8 en comprenant les enfants des couples d’immigrés. En d’autres termes, il naît chaque année en France entre 750 et 780.000 enfants alors que le simple renouvellement des générations exigerait de 120 à 150.000 naissances supplémentaires soit aux alentours de 900 000.

Il y a trente ans (j’étais alors Premier ministre), les jeunes de moins de 20 ans représentaient le tiers de la population totale. Aujourd’hui, la proportion est réduite à 27 % et au rythme actuel, avant dix ans les jeunes de moins de 20 ans ne représenteront que le quart de la population totale. Encore dans ce nombre sont compris des enfants d’origine étrangère qui plus tard pourront choisir de ne pas être français. Combinée avec les heureux progrès de la médecine qui désormais prolonge de plusieurs années la vie, la baisse de notre natalité « vieillit » la France et la vieillit très vite.

Les conséquences de ce vieillissement commencent à apparaître. C’est en vain que pendant 15 ans j’ai annoncé la faillite générale des caisses de retraite. Cette faillite est désormais en vue. Depuis 15 ans, j’annonce le moindre besoin de logements neufs. Désormais la diminution de l’activité du bâtiment est en vue. Faut-il ajouter la désertification de nos campagnes et la diminution du nombre des jeunes français susceptibles de s’expatrier, ne serait-ce que pour quelques années en vue de défendre nos chances à l’exportation ? Une population qui vieillit n’a pas d’avenir : Et n’oublions pas la montée du racisme immanquablement provoqué par la menace d’un déséquilibre insupportable.

Peut-on éviter ce vieillissement et rajeunir la France ? La réponse est affirmative. Dès lors tel est notre premier devoir et il est à notre portée.

Enquêtes et sondages nous apprennent en effet que des jeunes, en nombre suffisant pour aboutir au renouvellement désiré souhaitent un troisième enfant. S’ils ne l’ont pas, et si même certains hésitent devant une deuxième naissance, c’est que la société, compte tenu des conditions de vie, n’est pas suffisamment accueillante. Restituer au couple le choix qu’il n’a plus aujourd’hui telle est la seule voie. L’enfant est devenu une gêne dans une société de loisirs et une charge dans une société de consommation.

Que faire pour éviter cette gêne, pour alléger cette charge ? Telle est la première question que doit se poser tout homme, toute femme que tente la politique, c’est-à-dire l’approche du pouvoir et à laquelle il (ou elle) se doit de répondre. Sinon, à quoi bon la politique ?

Il faut d’abord rendre obligatoires les équipements de base : maternelles et crèches. Prenons modèle sur l’œuvre réalisée à la fin du XIXe siècle pour ce qui concerne les écoles primaires et laissons ces maternelles et ces crèche ouvertes les jours de congé ainsi que d’autres équipements utiles aux familles. Afin d’éviter un coût excessif de fonctionnement, organisons un service civique d’un an auquel jeunes filles ou jeunes femmes candidates à un emploi public seraient appelée à participer.

Il faut avant tout allouer aux parents, qu’ils soient mariés ou qu’ils ne le soient pas, et, comme le veut la nature, de préférence à la mère un revenu pendant un an à la naissance du premier enfant, pendant deux ans à la naissance du second et, à partir du troisième jusqu’au jour où adulte il quitte la maison. Ce revenu doit être au moins égal au salaire minimum garanti et il est versé à une seule condition : que pendant le temps où l’allocation est versée elle (ou il) ne travaille pas.

Sans doute cette disposition n’est-elle pas suffisante.

Il faut y ajouter la gratuité de la formation professionnelle quelle qu’elle soit, qui sera accordée à la mère de famille (ou au père qui souhaite reprendre ou changer son travail, de larges exemptions fiscales en faveur des familles de trois enfants, des facilités concrètes de logement pour les jeunes parents (qui peuvent aller jusqu’au privilège) et de meilleures pensions aux personnes âgées qui ont élevé plusieurs enfants. Mais aucun doute n’est présentement possible : rien ne sera fait tant qu’il ne sera pas mis fin à la gêne et à la charge que représentent pour la vie du couple des naissances, notamment celle du deuxième et surtout du troisième enfant.

Présentement seul le travail du père et celui de la mère apportent deux revenus et la société n’aide pas suffisamment les parents. Or, pour tout jeune couple, de nos jours, c’est l’existence de deux revenus qui garantit le progrès matériel et la promotion sociale. Qu’une survenance d’enfant ne vienne pas altérer cet état de choses ; pour un temps s’agissant des deux premiers, d’une manière durable à partir du troisième : telle est la première nécessité et une nécessité justifiée… Faire œuvre utile, pour le couple comme pour la nation, c’est avant tout assurer le meilleur accueil possible à l’enfant qui naît et à ses parents.

Les indifférents qui sont légion avancent, contre toute politique familiale, des arguments qui sont fallacieux.

Que l’on ne nous dise pas que d’autres pays sont logés à la même enseigne ni que notre taux de natalité est relativement favorable par rapport à ceux de nos voisins européens !

Nous souffrons en effet d’un triple handicap :

  • le premier est celui du XIXe siècle où la population française grâce à l’immigration autant qu’à la natalité n’a fait que doubler alors qu’autour de nous Angleterre, Allemagne, Espagne, Italie, Suisse quadruplaient ou quintuplaient leur population.
  • le second handicap est celui de la première guerre mondiale 1914-1918 dont nous n’avons pas fini de payer les lourdes conséquences démographiques. L’Allemagne fédérale notre voisine, qui souffre d’un phénomène analogue, l’a compensé par l’apport de familles d’origine germanique provenant soit d’Allemagne de l’Est, soit même de pays du Danube et le mouvement récent des réfugiés de l’Allemagne de l’Est compense et au-delà la baisse de natalité.
  • notre troisième handicap vient de ce que la France fait face à la rive sud de la Méditerranée. Alors qu’au début de notre siècle la population française était le double de celle du Maroc, de la Tunisie et de l’Algérie réunis, elle sera dès le début du siècle suivant simplement équivalente à la seule population des moins de vingt ans de ces trois pays.

Que l’on ne nous dise pas : attention à la surpopulation mondiale !

En quoi le fait qu’il y ait davantage de chinois, d’arabes, d’indonésiens, de sud-américain profite-t-il à l’Europe et en particulier à la France ? En quoi le fait que certains pays connaissent un excédent de population corrige-t-il notre dépeuplement ou notre vieillissement ? Évoquer la surpopulation mondiale pour encourager notre dénatalité ce n’est pas seulement nous interdire d’aider les pays en voie de développement que seuls des pays riches et jeunes sont en mesure de soutenir, c’est aussi abandonner la France à d’autres qu’à des Français.

Que l’on ne nous dise pas la France attirera des couples étrangers dont les enfants bien assimilés la revitaliseront !

L’immigration d’aujourd’hui n’est pas celle du siècle dernier. La France alors accueillait les familles qui provenaient des pays voisins du Continent et qui coupaient tout lien avec leur pays d’origine. Il n’en est plus de même aujourd’hui où les travailleurs proviennent d’autres continents et le plus souvent gardent des rapports étroits avec leur famille ou leur pays d’origine. Notre capacité d’assimiler l’étranger et même ses enfants est d’autre part si fortement altérée que certains pensent à une France multiculturelle. C’est oublier que l’unité de la langue et de la culture a été et demeure le ciment de notre unité nationale et ne peut être altéré sans mettre la France en danger. La France a naguère failli périr des guerres de religions : ne l’oublions jamais !

Que l’on ne nous dise pas : le chômage menace une France qui serait trop peuplée !

Nous sommes loin de ce qu’il est convenu d’appeler l’optimum de population. Nous souffrons au contraire d’une absence de bras et de cerveaux qui créeraient du travail et l’appel à des travailleurs étranger est la conséquence de la baisse de notre natalité. J’ai pu écrire que parmi nos causes de chômage figurait en première place la baisse de la natalité et je n’ai pas été démenti par les faits. Bien au contraire : dans une France où la natalité est insuffisante, le chômage augmente. L’insuffisance de consommateurs est suivie par une insuffisance de producteurs. Pourquoi n’a-t-on pas dit que les quotas laitiers c’est-à-dire la diminution obligatoire de la production de lait et la fermeture de certaines laiteries imposée par la Commission Economique Européenne n’ont eu d’autres motifs que la diminution de nombreux enfants ?

Que l’on ne nous dise pas : aucune loi jamais et dans aucun pays n’a pu enrayer le phénomène !

On affirmait naguère que les mesures prises pour arrêter le déclin démographique de l’empire romain n’avaient été suivies d’aucun effet. Des études récentes ont prouvé le contraire : les lois d’Auguste ont eu d’heureuses conséquences mais elles sont venues un siècle trop tard : il n’y avait plus assez de jeunes couples pour en bénéficier. De nos jours, certains pays communistes en Europe de l’Est, gravement menacés par la forte diminution du nombre d’enfants ont réagi et sans aboutir au renouvellement des générations se sont sauvés du désastre : ainsi l’Allemagne de l’Est et la Hongrie. En Allemagne fédérale où les Etats (les Länder) ont la possibilité d’aider les familles, l’allocation versée par le Bade-Wurtemberg aboutit à un taux de natalité supérieur à la moyenne alors qu’en Sarre la diminution des aides familiales, qui a suivi le rattachement à l’Allemagne, s’est accompagnée d’une baisse de la natalité. Dois-je ajouter la remarque d’un observateur averti aux yeux de qui la fécondité des jeunes couples de Berlin Ouest a été stimulée par les bons équipements (crèches et garderies) décidés par les autorités municipales ? En France même, tant que les dispositions du Code de la Famille édictées en 1939 ont amélioré la situation des parents, la natalité a été satisfaisante. Mais il nous faut agir sans attendre : dans quatre ou cinq ans, il commencera d’être tard car le nombre de jeunes couples en âge d’enfanter déclinera.

Que l’on ne nous dise pas : une politique en faveur de la famille et de l’enfant coûte cher !

Accepte-t-on ou n’accepte-t-on donc pas la mort de la France ? C’est en ces termes et non autrement qu’il convient de poser le problème : les dépenses en faveur des enfants sont, avec celles relatives à la sécurité les premières qui méritent d’être inscrites au budget de l’Etat Républicain.

Quand des gouvernants méconnaissant les progrès de la médecine ont abaissé l’âge de la retraite, c’est en vain que je les ai mis en garde. Un pays qui ne renouvelle pas ses générations ne peut procéder à cette opération et en même temps verser de bonnes pensions. C’est en vain que j’ai alors rappelé et que je rappelle toujours que la Commission « Vieillesse » mise en place alors que j’étais Premier ministre, et aux conclusions de laquelle de nombreux gouvernements se sont référé dès lors qu’il s’agissait de prestations à accorder, écartait déjà une politique systématique d’abaissement des limites d’âge. C’est en vain également qu’un Comité des Sages a attiré l’attention des responsables du gouvernement et de l’information sur le déficit croissant des régimes de retraite ! C’est en catastrophe qu’il faudra, devant la faillite menaçante arrêter cette évolution et même revenir sur ses effets. L’argent dépensé n’eut-il pas alors été mieux affecté à une politique de la famille et de l’enfant ?

Une boutade de Paul Reynaud peut servir de conclusion : « le premier devoir d’un ministre des Finances, a-t-il dit, est d’augmenter le nombre des contribuables à l’intention de ses successeurs ». La réflexion vaut pour l’ensemble des ministres, c’est-à-dire pour tout gouvernement.

A cette politique, deux objections finales sont encore présentées

  • l’une porte sur le caractère matérialiste des mesures préconisée ;
  • l’autre sur leur caractère national ;

La natalité dit-on volontiers, est affaire de mœurs plus que de gros sous. Rendez aux valeurs familiales la place qui doit être la leur dans la vie sociale et la crise de la natalité sera résolue. Ce n’est pas seulement méconnaître une situation contre laquelle toute révolte est vouée à l’échec, c’est oublier qu’il n’appartient pas à l’Etat d’imposer une morale de la vie des couples. La révolution sociale et la maîtrise de la conception, en ouvrant largement aux femmes le marché du travail, transforment leur condition et permettent aux couples de bénéficier d’un confort et d’une promotion qu’il serait insensé de nier ou de contrecarrer. Les mœurs changeront peut-être. En attendant, il nous faut veiller à l’avenir de la nation en prenant les choses telles qu’elles sont. Que chacun s’interroge : nous vivons un temps où deux revenus changent en bien la vie d’un foyer. Il est donc urgent d’éviter que la naissance d’enfants, et notamment du troisième altère la situation matérielle des parents !

C’est désormais un fait bien connu : la baisse de la fécondité est un mouvement très général en Europe et l’importance des européens diminue dans la population mondiale. Les chiffres à cet égard sont impitoyables. La population de l’Europe actuellement de 497 millions n’augmentera d’ici l’an 2000 que de quelques millions (moins d’une dizaine) alors que la population mondiale passera de 5 à 6 milliards. Cependant, et pour nous en tenir aux pays membres de la Communauté Européenne, si l’on constate dans l’ensemble une attitude analogue de leurs dirigeants, au regard de la lutte contre les causes de mortalité, il en va différemment face aux problèmes de la fécondité des couples et d’une manière générale à l’égard des familles. Certains de nos partenaires sont même hostiles à toute politique familiale.

Dès lors, une conclusion s’impose : attendre ou même chercher d’abord à convaincre, c’est accepter de ne rien faire. Appeler de ses vœux une politique européenne compte tenu de l’état d’esprit chez la plupart de nos partenaires, c’est avouer qu’on ne veut rien entreprendre, c’est renoncer. Cette attitude est à la fois lâche et hypocrite. La situation de la France impose une action immédiate. L’Europe est un alibi pour les abdicateurs.

Notre France doit rajeunir et avoir une politique raisonnable pour ne pas mourir.

C’est là l’essentiel dont tout le reste dépend.

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