LA LIBÉRATION DE SAINT-PIERRE ET MIQUELON (DÉCEMBRE 1941-FÉVRIER 1942)
MISSION SECRÈTE DANS L’ATLANTIQUE NORD

Extrait de L’amiral Muselier, de Renaud Muselier

Les deux îlots de Saint-Pierre et Miquelon formaient un petit territoire français, proche de la côte canadienne, peuplé de 5 à 6 000 âmes. Aussitôt qu’on y connut la nouvelle de la demande d’armistice du 17 juin 1940, ses habitants furent parmi les premiers à exprimer leur refus. Le président de la chambre de commerce, M. Dupont, le président des Anciens Combattants, M. Le Bluff, et quelques fonctionnaires territoriaux, proposèrent d’ailleurs d’adresser au maréchal Pétain, nouveau président du Conseil, un télégramme dans ce sens, qui ne fut transmis par l’administrateur, Gilbert de Bournat, que très atténué dans sa forme, tout en restant cependant très explicite :

« Population unanime des îles de Saint-Pierre et Miquelon, prête à tous les sacrifices, vous supplient de continuer la lutte contre envahisseurs avec aide de toutes les colonies françaises et la collaboration étroite et fraternelle de l’Empire britannique ».

Par la suite, malgré l’hostilité de la population, l’appareil et les cadres administratifs demeurèrent fidèles au gouvernement du maréchal Pétain. Pourtant, du mois de juin 1940 jusqu’en novembre 1941, la population du territoire manifesta à toute occasion son désir de rallier la France Libre et la cause des Alliés : nombreux furent ainsi les volontaires qui s’engagèrent à la France Libre, malgré les menaces, les risques et la répression. Aussi bien, très tôt, le Général et l’amiral avaient songé l’un et l’autre à rallier ce territoire. Au lendemain de la tragédie de Mers el-Kébir, ils avaient même envisagé de se replier à Saint-Pierre, au cas où le régime de Vichy aurait déclaré la guerre à la Grande-Bretagne. Le gouvernement Pétain n’était pas allé jusqu’à cette extrémité, qui aurait conduit à un retournement d’alliance, et les circonstances avaient conduit à différer la libération de l’archipel. La France Libre manquait de moyens et le régime de Vichy avait envoyé dans le territoire l’aviso Ville d’Ys.

Les îles, ultime lambeau de la présence française en Amérique du Nord, étaient chères au cœur des marins. Dans les équipages, beaucoup avaient appris leur métier comme mousses à bord des chalutiers qui, chaque printemps, venaient pêcher sur les bancs de morue.

Or, après l’échec de Dakar et avec les tiraillements entre de Gaulle et Muselier, la France combattante était à la recherche d’une action susceptible de rassembler à nouveau ses énergies et de redonner au mouvement une victoire, ainsi que du prestige. Par ailleurs, si le Général souhaitait conserver l’amiral Muselier, il n’en aspirait pas moins à l’éloigner d’Angleterre et de la direction des affaires, qu’il entendait comme auparavant concentrer entre ses mains.

L’Angleterre était elle-même favorable à cette opération, d’autant qu’un émetteur radio d’une certaine puissance propageait des thèses vichystes, « arrosant » tout le Québec, instinctivement hostile aux Anglais. Enfin, selon certains journaux canadiens, l’installation radio diffusait des renseignements à destination de l’Axe.

En revanche, les Etats-Unis, qui entretinrent des relations diplomatiques normales avec la France de Vichy jusqu’en novembre 1942, et qui n’étaient toujours pas impliqués dans la guerre, ne tenaient pas à ce que des troubles éclatassent à leur porte, motivant éventuellement une intervention allemande.

A la fin du mois de novembre 1941, l’amiral Muselier devait s’embarquer pour le Canada en vue d’inspecter des bâtiments français qui s’y étaient repliés, notamment le sous-marin Surcouf qui, après un grand carénage aux Etats-Unis, devait arriver à Halifax (Nouvelle-Ecosse) au début du mois de décembre. De Gaulle lui confia la mission d’opérer, à l’occasion de ce voyage, le ralliement de l’archipel. Le Général lui laissa entièrement carte blanche et il précisa qu’il prenait la responsabilité entière des conséquences de l’opération s’il décidait de l’entreprendre. Il lui proposa même de lui donner un ordre écrit dans ce sens. « Inutile, votre parole me suffit », lui répondit Muselier. Mais, comme le précise fort justement Jean Lacouture, dans sa biographie de De Gaulle, il « ne jugea pas utile de lui signaler que, mis en garde par Washington, Churchill lui avait demandé de surseoir au ralliement de Saint-Pierre ».

C’es dans ce contexte que, le 24 novembre, Muselier, accompagné du capitaine de frégate de Villefosse, premier sous-chef d’état-major, et de l’enseigne Alain Savary [1], aide de camp, prit la mer pour Saint-Pierre à bord de la corvette Lobélia. Il faisait un vent terrible et l’amiral perdit sa seule casquette pendant la traversée.

Avant d’appareiller, l’amiral avait tenu à régler de façon très précise, par un projet de décret, les questions relatives à sa succession au commandement, en cas d’accident, ainsi que l’intérim du commissariat de la Marine nationale et de la Marine marchande. Il convint avec le Général que René Pleven [2] assurerait la direction transitoire du commissariat à la Marine marchande et que le capitaine de vaisseau Moret assurerait l’intérim du commissariat à la Marine de guerre. Mais, au dernier moment, de Gaulle fit paraître un décret désignant un officier de l’armée de terre, le général Legentilhomme, comme commissaire national intérimaire à la Marine, en faisant valoir que celui-ci était déjà commissaire national et pas Moret qui, en principe, ne pouvait donc pas assis­ter aux séances du Comité national. Muselier jugea qu’il s’agissait là d’une nouvelle preuve de défiance car, au moment de la formation dudit comité, le général Petit y avait été nommé bien que n’étant pas commissaire natio­nal. Il en conçut de la mauvaise humeur et se demanda s’il n’était pas préférable de rester à Londres.

« J’hésitais à partir dans ces conditions. Mais j ‘hési­tais aussi à provoquer une crise à la veille du jour fixé pour ce départ, alors que toutes les dispositions de détail avaient été arrêtées en accord avec l’Amirauté britan­nique et le haut-commissariat canadien. Je parlai fran­chement de mes craintes au général Legentilhomme et à Cassin. Ils me donnèrent tous deux leur parole d’honneur de ne rien laisser faire en mon absence qui fût contraire à ma volonté en ce qui concerne la Marine. J’avais été avisé secrètement que le général de Gaulle avait  » tâté  » le gouvernement britannique au sujet de certaines promotions d’amiraux. Des noms avaient été prononcés. Or le général m’avait formellement promis, lui aussi, de ne prendre aucune mesure importante pour la Marine sans mon accord. Cependant cette démarche avait été faite sans qu’il m’en informât… »

Finalement, il choisit tout de même de partir. C’était le soir du 23 novembre et le Lobélia prit la route de l’Islande, jugée plus sûre en raison des incessantes patrouilles de sous-marins allemands. Il fut rejoint par une autre corvette FNFL, le Mimosa à bord duquel passè­rent l’amiral et son équipe. Ils essuyèrent une formidable tempête, d’autant plus éprouvante pour les équipages que si les corvettes pouvaient affronter les plus mauvais temps, compte tenu de leur coque très particulière, elles étaient affectées d’un roulis à peu près continuel qui ren­dait la vie à bord très pénible. En plus, au cours de la traversée, un joint de collecteur de vapeur se brisa à bord du Mimosa, qui transportait l’amiral. Il n’arriva que plus difficilement encore à Reykjavik, dans la nuit du 30 novembre.

Il y régnait un froid très vif. D’ailleurs, le lendemain, après avoir rendu une visite de courtoisie au consul de France, une congestion pulmonaire contraignit l’amiral Muselier à s’aliter. C’est là qu’il fut avisé par son fidèle Moret que le général de Gaulle venait de catapulter le capitaine de vaisseau d’Argenlieu au grade de contre-amiral. Il réagit à cette promotion brutale en adressant de vives réserves au chef de la France libre qui, évidem­ment, passa outre. Le 2 décembre, Muselier s’efforça d’oublier ces manœuvres et ordonna à sa petite flotte de quitter l’Islande. L’expédition reprit donc la mer en direc­tion de Saint-Jean de Terre-Neuve. Elle retrouva aussitôt la tempête qui rendit la traversée extrêmement difficile : de toute sa vie de marin, Muselier n’avait jamais vu une aussi mauvaise mer.

« Nous étions restés à la cape [3] pendant deux jours, à trois nœuds : engloutis sous l’eau glacée, passant les journées à nous faire doucher sur la passerelle et les nuits à déchiffrer les télégrammes, il était du reste impossible de dormir à cause des coups de roulis très durs, et même en se tenant sur sa couchette, jambes et bras écartés, à plat ventre, on était jeté hors de son lit. D’ailleurs, sur ces bâtiments très marins, mais construits rapidement, l’eau filtrait de toutes parts. Il n’y avait pas de dalots [4] de mer et l’eau couvrait les entreponts et le parquet des chambres. Glacée, elle filtrait délicatement sur nos crânes, par les porte-voix, dans les cabines, et le carré était une petite piscine. Il était impossible, à cause du roulis, et malgré les précautions classiques, de prendre un potage chaud ou un verre de liquide sans en déverser la moitié sur son vis-à-vis. De Villefosse et moi, nous eûmes ainsi l’occasion d’échanger le contenu d’une assiette de tapioca contre un verre de vin… Ce n’était certes pas là un métier de sexagénaire, mais quelle satis­faction représentait pour moi l’entourage affectueux de mes marins, dont je partageais les souffrances et que je voyais, sur la paresse, pleurer de douleur, sous les coups de fouet au visage qu’administrait le givre mordant. Et, malgré tout, la veille s’était poursuivie, les armements des pièces étaient restés à leur poste, et le Mimosa, ma marque de commandement flottant en tête du mât, avait continué seul sa route dans l’Atlantique. » 

Une affaire compliquée

Le dimanche 7 décembre au soir, la radio du bord apprit aux occupants du Mimosa que l’aviation japonaise avait attaqué la base américaine de Pearl Harbor et qu’en riposte à cette agression, les États-Unis déclaraient la guerre au Japon, bientôt suivis par le Royaume-Uni, lui-même attaqué, avec le bombardement de Hong Kong [5]. Désormais, au même titre que la Grande-Bretagne, les États-Unis étaient des alliés. Le matin du 8 décembre, l’amiral, Villefosse et Savary se retrouvèrent sur la passe­relle, hurlant tous trois plus fort que le vent.

« Pour Saint-Pierre… ça change tout ! »

Dans l’après-midi, ils furent rejoints par deux autres corvettes FNFL, l’Alysse et l’Aconit.

Dans ces conditions, fallait-il maintenir l’opération prévue, sans en référer à Washington ? Toujours est-il qu’arrivé à Saint-Jean de Terre-Neuve, le 9, l’amiral prit la décision de partir le lendemain, avec sa division de corvettes, vers Halifax afin de gagner ensuite Ottawa et d’y demander l’accord de ses hôtes, ainsi que celui des représentants des États-Unis. Le soir même, il télégraphia dans ce sens au général de Gaulle :

« Appareillerai le 10 pour Halifax… Suis prêt à faire opération Saint-Pierre, vers le 14. Devant nouvelle situa­tion générale, me rendrai immédiatement à Ottawa pour prendre accords canadien et américain. Vous prie deman­der accord britannique et vouloir bien me communiquer résultat. »

Le 12, ils parvinrent à Halifax, où les attendaient le Surcouf, couvert de glace. Le lendemain, de Gaulle répondit à Muselier en lui laissant pratiquement carte blanche :

« J’ai demandé aux Britanniques leur accord pour ral­liement des deux îles. Mais je ne compte pas sur réponse positive puisqu’ils considèrent que les États-Unis et le Canada sont principalement intéressés. D’autre part, le délai est trop court pour recueillir les réponses par négo­ciations. Comme je vous l’ai dit avant votre départ, je m’en remets à vous pour le résultat à obtenir, si c’est possible par vos propres moyens. En tout cas, je couvre toute initiative que vous jugerez possible de prendre à. cet égard. »

En conséquence, l’amiral partit par train pour Ottawa avec Villefosse et Savary. Il fallait vingt-sept heures pour rejoindre la capitale, mais le voyage fut fruc­tueux. Muselier et les siens furent chaleureusement accueillis et l’amiral obtint une réponse favorable des Canadiens, à condition toutefois que les Américains fus­sent d’accord.

La rencontre avec l’ambassadeur américain s’annon­çait délicate. L’amiral lui montra le risque qu’il y aurait à laisser Saint-Pierre entre les mains de Vichy qui pouvait d’un moment à l’autre y concéder des facilités aux sous-marins allemands. Muselier chercha aussi à connaître les intentions américaines à l’égard des Antilles, où il croyait possible une action préventive des Américains. Mais Washington ne souhaitait pas s’aliéner le gouvernement de Vichy, et n’envisageait pas de mesures à l’égard des îles que gouvernait alors l’amiral Robert. Il existait même un accord de neutralité entre Robert et les Améri­cains, qui s’étendait jusqu’à Saint-Pierre. Sa violation ris­quait d’entraîner les Antilles dans le conflit, ce que Roosevelt ne voulait à aucun prix. En conclusion, l’ambas­sadeur lui fit savoir que son gouvernement tenait une telle opération pour inopportune et préférait « voir établir loyalement un contrôle canadien du poste de TSF et des communications ». En d’autres termes, la présence de la France libre n’était pas souhaitée dans l’archipel.

Dans le même temps, l’amiral reçut un câble de Moret lui indiquant que le gouvernement britannique s’était ali­gné sur les positions américaines. Il n’y avait donc plus rien à faire. Pour ne pas créer un incident diplomatique, l’amiral différa l’opération, tout en adressant une lettre à l’ambassadeur américain, afin de tenter d’infléchir sa décision, en faisant valoir notamment qu’une interven­tion canadienne serait considérée en France, « comme une atteinte à la souveraineté nationale… qui servira cer­tainement d’élément à la propagande de tendance nazie, qui s’efforce de faire croire que le but des Alliés est de s’emparer des colonies françaises ».

Le 17 décembre, il prit soin d’adresser au Général un télégramme indiquant de manière complète ce qu’il avait fait.

Mais, entre-temps, un journal de Londres, le Sunday Dispatch, dans son édition du 14, avait cru pouvoir faire état d’une visite de l’amiral Muselier à Washington et de négociations tendant à impliquer la France libre dans la guerre du Pacifique, en contrepartie de la reconnaissance par les États-Unis du « mouvement de Gaulle ». Celui-ci réagit immédiatement. Sans même interroger Muselier sur le bien-fondé éventuel de ces assertions et s’estimant trahi, il lui envoya le 16 un télégramme où il stigmatisait son attitude et lui intimait l’ordre de rentrer à Londres :

« Le Comité national a été avisé que vous auriez l’intention de vous rendre à Washington. Si cette inten­tion est exacte, je dois vous dire que votre voyage aux États-Unis serait entièrement contraire à mes intentions et à celles du Comité national. Vous sentez certainement qu’il ne vous appartient pas de négocier avec un gouver­nement étranger et surtout avec le gouvernement de Washington où notre situation est extrêmement délicate. Je vous prie en conséquence de rentrer à Londres dès que votre mission d’inspection des Forces navales de l’Atlantique nord sera terminée. Veuillez accuser récep­tion de ce message. »

L’amiral fut ulcéré à la lecture de ce texte. Il n’avait jamais rencontré l’auteur de l’article, la célèbre Gene­viève Tabouis qui, bien que pleine de bonne volonté, avait souvent l’imagination un peu fertile. Mais, comme il l’avait toujours fait, il réagit en soldat et décida de ren­trer en Angleterre, en passant par Halifax et Saint-Jean de Terre-Neuve.

Pendant ce temps, à Londres, le Général renonçait à l’opération de ralliement. Or, le soir du 17, il apprit que les Canadiens s’apprêtaient à débarquer sur Saint-Pierre-et-Miquelon. Voilà qui changeait tout ! Il n’était pas question de se laisser devancer. Le lendemain, il câbla deux nouveaux messages à Muselier. L’amiral, auquel aucune de ces informations n’avait été commu­niquée, reçut successivement deux télégrammes de Londres.

Le premier paraissait contredire l’ordre précédent et suggérer, sans le dire, une occupation unilatérale de l’archipel par les forces navales de la France libre :

« Nos négociations ici nous ont montré que nous ne pourrons rien entreprendre à Saint-Pierre et Miquelon si nous attendons la permission de ceux qui se disent inté­ressés. Cela était à prévoir. La seule solution est une action à notre propre initiative. Je vous répète que je vous couvre entièrement à ce sujet. »

En revanche, le second était d’une aveuglante clarté puisqu’il commandait, de façon comminatoire, de rebrousser chemin pour rallier Saint-Pierre et Miquelon envers et contre tout :

« Nous avons, comme vous le demandiez, consulté les gouvernements britannique et américain. Nous savons de source certaine que les Canadiens ont l’intention de faire eux-mêmes la destruction du poste de TSF de Saint-Pierre. Dans ces conditions, je vous prescris de procéder au ralliement de Saint-Pierre et Miquelon par vos propres moyens et sans rien dire aux étrangers. Je prends l’entière responsabilité de cette opération devenue indispensable pour conserver à la France ces possessions françaises. »

Pour la première fois, Muselier pensa que de Gaulle avait perdu la tête. L’amiral était désormais dans une situation impossible. En effet, si les FNFL étaient incon­testablement sous les ordres du chef de la France Libre, la Marine française dépendait aussi de l’Amirauté britan­nique. Il n’était pas possible d’obéir à de Gaulle sans vio­ler ses engagements à l’égard des Anglais, ni de prévenir nos alliés sans désobéir au chef des Français libres. Muselier réfléchit longuement et finit par considérer qu’en refusant d’exécuter l’ordre qu’il venait de recevoir il commettait une grave faute militaire, surtout en temps de guerre. Aussi bien, quitte à passer pour un « pirate » vis-à-vis des Anglo-Américains, il choisit de se plier à l’ordre reçu du Général.

Le 21 décembre, les conditions climatiques particuliè­rement rigoureuses interdirent tout départ : en effet, les canons et les tubes lance-torpilles du Surcouf furent mis momentanément hors d’usage par suite d’une très forte gelée. Le 23, vers midi, le convoi put enfin prendre la route sous prétexte de se livrer à diverses manœuvres et exercices au sud de Terre-Neuve. A bord, un journaliste new-yorkais astucieux, Ira Wolfert, avait été embarqué par Muselier, trop content de pouvoir montrer à l’Amé­rique ce que les FNFL savaient faire.

Une Libération de velours

Au matin du 24 décembre 1941, les trois corvettes, suivies du Surcouf, arrivèrent devant Saint-Pierre. « Et voilà, murmura Muselier à Villefosse, nous entrons dans le pot au noir. » Puis, se souvenant de la Grande Guerre :

« Ne restez pas là, le type qui est à côté de moi est tou­jours tué. »

Il y avait en effet dans l’île des gendarmes et des doua­niers en principe fidèles à Vichy. Qu’allaient-ils faire ? Tirer comme à Dakar ou en Syrie ? Dans un premier temps tout semblait désert, engourdi dans le froid. Il y eut quelques maigres attroupements de gens stupéfaits. Puis, quand le débarquement commença, la population enthou­siaste rallia immédiatement et spontanément ses libé­rateurs. On criait : « Vive de Gaulle ! Vive Muselier ! Vive la France ! » Muselier se tourna vers Villefosse.

« Hein, mon vieux, dit-il en le poussant du coude.

— Amiral, répondit le chef d’état-major, quand nous débarquerons en France… »

En moins d’une demi-heure, les forces de la France libre occupèrent tous les points principaux de la ville. Jamais depuis 1940 un ralliement n’avait été aussi facile. Les gendarmes se placèrent aux ordres de l’amiral. L’administrateur Bournat se comporta assez crânement. Il cria : « Vive Pétain ! » et déclara ne céder que sous la contrainte. Muselier transféra aussitôt ses fonctions à Savary. Puis il avisa le commandant Lehalleur :

« Nous avons oublié de rallier Miquelon… Appareille tout de suite avec l’Alysse et débrouille-toi. »

Lehalleur s’en tira sans difficulté.

Le soir venu, Muselier et les siens étaient trop fatigués pour assister à la messe de minuit. Mais, le lendemain, tous les marins de la France Libre assistèrent à la messe de Noël. Les Saint-Pierrais, très catholiques et travaillés par la propagande vichyste, craignaient que la France Libre n’instituât chez eux un régime anticlérical. Ils furent rassurés et ce moment solennel scella définitivement le ralliement.

Muselier fit connaître à la population les objectifs des Français libres, en insistant sur le fait que leur action était purement militaire, en expliquant qu’ils n’avaient qu’un but, « libérer la France de l’occupation et de l’emprise étrangère et qu’après la victoire, le peuple français choi­sirait librement la forme de son gouvernement ». Il tint d’ailleurs à agir suivant les règles élémentaires de la démocratie et, le 25, il organisa ce qu’on ne fit nulle part ailleurs (à l’exception de Tahiti) : un plébiscite destiné à permettre aux habitants de choisir entre Pétain et de Gaulle. Les bulletins portaient les deux mentions : « ral­liement à la France Libre » et « coopération avec les forces de l’Axe », et il fallait bien sûr rayer l’une d’entre elles. Les gaullistes l’emportèrent. Les résultats de ce premier vote en terre française depuis la mort de la IIIe République furent les suivants :

France Libre ………………………………………………………  651

Collaboration …………………………………………………….. 11

Blancs ou nuls ……………………………………………………  140

Votants………………………………………………………………. 802

Inscrits ……………………………………………………………..  990*

Précisons que bien des bulletins nuls maladroitement rayés portaient la mention : « Vive de Gaulle ! », voire « Vive Clemenceau ! » ou « Vive Jeanne d’Arc ! » … Wolfert pouvait envoyer aux États-Unis des dépêches qui montraient ce qu’était vraiment la France Libre.

L’amiral proclama alors les résultats. Il fit un discours enflammé, parlant de la France sous la botte. Villefosse croyait y retrouver des accents de 1792. Il n’était d’ailleurs question que de volontaires et Muselier assura qu’il n’y aurait pas de conscription. La joie de la popula­tion était délirante et elle ne fut entachée d’aucun de ces débordements auxquels donna lieu la libération de la métropole à l’été 1944 : les nouvelles autorités prirent soin de faire savoir qu’aucune manifestation contre les partisans de Vichy ne serait tolérée et il n’y eut aucun règlement de comptes sanglant. Comme l’écrit Jean Lacouture, « depuis les  » Trois Glorieuses  » des 27, 28 et 29 août en Afrique, c’est l’opération la plus  » propre  » et convaincante du gaullisme ». Le Général adressa d’ailleurs ses vives félicitations à Muselier:

« Veuillez dire à la population des îles Saint-Pierre et Miquelon, si chères et si fidèles à la France, toute la joie que la nation ressent à les voir libérées. Saint-Pierre et Miquelon reprennent vaillamment avec nous et avec nos braves alliés le combat pour la libération de la Patrie et pour la liberté du monde. A vous personnellement, j’adresse, en mon nom et au nom du Comité national, mes vives félicitations pour la façon dont vous avez réa­lisé ce ralliement dans l’ordre et dans la dignité. Vive la France ! »

L’amiral réorganisa le fonctionnement de la radio locale et créa le journal La liberté de Saint-Pierre et Miquelon. Il fit demander à la cellule d’informations de la France Libre, à Londres, de lui faire le service des nou­velles, mais la demande ne fut pas suivie d’effet et les volontaires de Saint-Pierre durent se débrouiller seuls. On leur envoya, en revanche, l’en-tête à insérer obligatoi­rement au Journal officiel du Territoire et Muselier observa avec amertume que la devise républicaine « Liberté-Égalité-Fraternité » avait été omise du modèle qui fut imposé. Toutefois, il se conforma à celui-ci pour ne pas engager une polémique avec Londres, d’autant que des questions plus graves concentrèrent rapidement toute son énergie.

En effet, les Alliés ne décoléraient pas contre la France Libre. De Gaulle confie dans ses Mémoires qu’il avait imaginé que sa décision d’occuper l’archipel serait « entérinée sans secousse » par les Américains, sinon quelque « mauvaise humeur dans les bureaux du State Department ». Or, reconnaît-il, ce fut « une vraie tem­pête ». Certes, l’opinion publique américaine accueillit très favorablement la nouvelle. « Le peuple américain fut enchanté », reconnut Harry L. Hopkins, alors conseiller du président Roosevelt. « Dix-huit jours après le désastre de Pearl Harbor, c’était, écrit-il, le premier geste du côté allié qui eût à la fois du panache et de la réussite. » La presse elle-même parla d’un « geste romantique et cheva­leresque digne des guerres de l’ancien temps ». Mais la réaction du gouvernement américain — qui reçut les pro­testations officielles de Vichy, avec qui il entretenait tou­jours des relations diplomatiques, exigeant la condamna­tion de l’action de « l’ex-amiral Muselier » et le retour du statu quo — fut extrêmement hostile. Le secrétaire d’État américain, Cordell Hull, s’emporta violemment contre les « soi-disant Français libres » (« so-called Free French ») et contre leur chef, qui avait violé sa promesse, faite le 17 décembre, de ne pas intervenir à Saint-Pierre — alors que le Général considérait que la décision des Canadiens d’intervenir sur le territoire changeait tout du point de vue de la souveraineté française. Cordell Hull parla même d’envoyer un cuirassé réduire les dissidents. Son gouvernement demanda au Canada d’étudier avec lui les moyens destinés à « restaurer le statu quo dans les îles » et, dans l’immédiat, de faire le blocus du territoire.

Cette détermination eut raison du représentant de la France Libre à Washington, Adrien Tixier. En décembre 1941, le général de Gaulle l’avait chargé de prévenir le Département d’État américain des intentions des Français libres à Saint-Pierre et Miquelon. Tixier, qui s’efforçait alors d’obtenir un crédit annuel de 40 000 dollars en faveur de l’Université française de New York, avait cru opportun de différer la communication de ces informa­tions. Devant le tollé américain, il proposa lui-même la démilitarisation de l’archipel et la gérance du poste de TSF par une commission mixte Canada-États-Unis. En homme accoutumé à subir des épreuves, l’amiral Muselier ne se laissa pas sombrer dans un tel désarroi et résista fermement aux pressions extérieures.

Pourtant, à Vichy, la presse collaborationniste se déchaînait contre lui. Marcel Déat, l’ancien député socia­liste passé au fascisme, le traita de « pirate ». Gringoire, dans sa livraison du 9 janvier, fustigea « les burlesques bulletins d’un amiral de bateau-lavoir », en s’en prenant également au « général de Grand-Guignol ». Le même journal publia également une caricature représentant un ménage de Saint-Pierre et Miquelon en train de compter ses économies avec la légende insultante : « V’là l’amiral Muselier ! Planque la monnaie. »

Le lendemain, 10 janvier, l’amiral reçut de surcroît un télégramme de l’Amirauté britannique l’informant de la mise en place d’un véritable blocus :

« Le gouvernement de Sa Majesté est très désireux qu’aucun personnel français libre, aucun approvisionne­ment naval ou militaire ne soit envoyé à Saint-Pierre pendant que les négociations sont en cours actuellement à Washington, pour le règlement de l’incident de Saint-Pierre. Le général de Gaulle en a été informé. »

L’amiral et ses hommes se retrouvèrent donc prison­niers sur l’archipel, où le ravitaillement vint à manquer, ce qui ne paraissait pas préoccuper outre mesure la direc­tion de la France Libre, qui les assura pourtant de son sou­tien moral. Cela ne pouvait pas satisfaire l’amiral qui avait besoin de vivres, d’argent et de matériel, d’autant que, localement, le parti de Vichy redressait la tête, à l’instigation de Mgr Poisson, évêque de Saint-Pierre. Comme à son habitude, Muselier réagit de manière prompte et ferme, afin de dissuader les adversaires éven­tuels de tenter quoi que ce soit et d’être forcé à se battre réellement. S’agissant des Anglo-Américains, dont il comprenait pourtant l’indignation, il fit connaître sa détermination à maintenir le drapeau national sur Saint-Pierre dans une interview au journaliste américain Ira Wolfert, qui s’empressa de diffuser sa déclaration dans tous les Etats-Unis, où elle impressionna vivement l’opi­nion publique, en la touchant à sa corde sensible, non point la reconquête par la France de ses droits, mais la défense universelle de la démocratie :

« Il n’y a pas de puissance au monde qui puisse chas­ser moi-même ou mes hommes de ces îles tant que nous serons vivants. Pour l’honneur, je résisterai à toute force navale, quelle que soit sa puissance… La population des îles nous a choisis librement et nous sommes tenus par tout ce pour quoi nous combattons à rester avec eux jus­qu’au bout. Je ne puis croire que les puissances démo­cratiques tenteront d’imposer des moyens d’action oppo­sés à la volonté d’une population, exprimée librement dans l’élection libre, et qui a déclaré dans cette élection qu’elle voulait être libérée de la dictature et qu’elle dési­rait combattre jusqu’au bout les dictatures dans le monde. Si par quelque circonstance incroyable, une telle tentative devait être faite, alors c’est qu’il n’y a plus de démocratie sur la terre et qu’il ne reste d’autre solution pour les démocrates que de mourir. Notre sang resterait dans l’histoire, la démocratie serait notre linceul et notre tombe. »

L’argumentation frappa les Américains. L’amiral réitéra dans une seconde interview, dans laquelle il défen­dit la même analyse sur un ton plus décontracté. La radio américaine avait alors parlé d’évacuer les « Free French » de l’archipel :

« Bien, mais je pense que ce jour-là, nos amis d’Amé­rique commenceront par voiler la statue de la Liberté. Et s’il s’agit d’évacuation, comme il faudra amener toute la population civile, il sera nécessaire de me renvoyer le (paquebot) Normandie (saisi par les États-Unis). Je suis d’ailleurs tout à fait prêt à le recevoir en rade et à lui faire arborer le pavillon à Croix de Lorraine. »

Cette assurance tranquille, ce recours à l’ironie firent bien plus que des gesticulations militaires et des menaces diplomatiques, auxquelles, de toute façon les faiblesses de la France Libre n’auraient pas conféré un très grand crédit.

Pour ce qui concerne l’opposition intérieure, l’attitude de Muselier parvint également au but recherché. S’agis­sant de Mgr Poisson, l’évêque vichyste de Saint-Pierre, l’amiral choisit de ne pas l’arrêter, au risque d’en faire un martyr et de créer des complications diplomatiques avec le Vatican, malgré les vociférations de ceux qui enten­daient « rendre Poisson à son élément naturel » … en le jetant à la mer. Il se borna à supprimer ses appointements et à le rappeler vertement à l’ordre, en lui signalant qu’il était fonctionnaire français [6]. Certains notables lui créè­rent également des difficultés. Il les fit réunir et leur dit que, si toute agitation n’avait pas cessé d’ici vingt-quatre heures, il aurait le regret de placer quinze d’entre eux en résidence surveillée à l’ancienne caserne… « Si après cette première mesure, l’agitation continuait, quinze autres iraient rejoindre leurs amis. » Le ton ferme suffit à maintenir l’ordre et il n’y eut en tout et pour tout qu’une seule condamnation à trois mois de prison.

Le 15 janvier 1942, le Général adressa un télégramme à Muselier lui indiquant que les trois gouvernements américain, canadien et britannique proposaient comme compromis la neutralisation et la démilitarisation de l’archipel, auxquelles il était hostile. La situation mena­çait donc de s’éterniser. Seul à Londres, Moret partageait les inquiétudes de l’amiral et s’inquiétait des errements de celui qu’il osait maintenant appeler « le dictateur ». Il multiplia les messages alarmistes qui inquiétèrent vivement l’amiral. Dans l’un d’eux, du 24 janvier, Moret croyait pouvoir écrire à Muselier que le Général n’avait cherché qu’à le compromettre définitivement aux yeux des Alliés, pour pouvoir l’éliminer et se soumettre plus étroitement les FNFL :

De capitaine de vaisseau Moret pour l’amiral n° 2848-clé spéciale. Déchiffrez vous-même.

Le Général m’avait annoncé qu’il briserait la Marine. Son opération est en cours suivant plan ci-après.

Primo. Vous compromettre définitivement aux yeux de nos alliés… Ayant échoué en janvier dernier, il espère être plus heureux dans les affaires actuelles de Saint-Pierre.

Secundo. Purger l’État-Major de la Marine de quatre ou cinq officiers jugés trop résistants et dont je suis le premier sous un prétexte que je recherche actuellement.

Tertio. Désigner un chef d’État-Major assez souple qui obéirait aux ordres d’un État-Major général dont la reconstitution est en cours. Cet organisme étant dirigé par Ortoli désormais aveuglé par la personne du Général. Je vous signale d’autre part que nombre d’officiers de marine sont inquiets de la politique d’aventures qui se dessine depuis le dernier discours du Général sur la Russie, désireux de venir en aide à l’URSS. Notre œuvre de dix-huit mois est en danger sérieux. Je vous demande de m’aider à la défendre et à la poursuivre dans l’intérêt du pays et non pour l’avantage d’un seul.

Le 13 février l’amiral reprit la mer à bord du Mimosa, à destination de Gander, où un avion devait l’acheminer à Londres, afin de trouver une solution à la crise avec de Gaulle. En raison d’une météo détestable, il dut attendre dix jours, qui parurent d’autant plus longs que l’hiver était rude dans cette région désolée du Canada. L’amiral en ramena pour souvenir une oreille gelée. Le 27 février enfin, vers dix heures du soir, il prit l’avion pour Ayr, d’où un autre appareil devait l’acheminer à Londres.

Émile Muselier laissait derrière lui un territoire en situation précaire certes, mais dont la population libérée avait retrouvé « la confiance et l’espoir ». Voici ce qu’il écrivit quelques années plus tard.

« J’avais, pendant les deux mois passés à Saint-Pierre, essayé de ramener à nous les hommes de bonne volonté, même ceux qui avaient été égarés par une propagande insidieuse. J’avais travaillé de toutes mes forces pour la France. J’espérais redonner à cette population le goût du travail, la confiance et l’espoir qu’elle avait perdus. Et je lui avais fait reprendre l’effort de guerre. Elle m’a suivi. Saint-Pierre a fourni près de 500 volontaires, alors que la population masculine active n’est que d’un peu plus de 1 000 hommes… C’est avec tristesse que j’ai quitté (l’archipel) ; lorsque, sur le quai du départ, sur la passe­relle du Mimosa qui m’emmenait, je serrais les dents pour retenir mes larmes, je sentais que j’y laissais un lambeau de mon cœur. J’espérais y revenir rapidement Je désirais aller au Canada, puis aux États-Unis, pour y faire entendre raison à nos alliés d’Amérique. J’espé­rais ensuite pouvoir, en partant de Saint-Pierre, étendre l’action de la France Libre sur les Antilles et la Guyane d’abord, puis sur Madagascar sans effusion de sang fran­çais. Mais  » nul n’est prophète en son pays  » ; et les dieux et les forces mauvaises en ont disposé autrement. »

Extrait de Renaud Muselier, L’amiral Muselier. Le créateur de la croix de Lorraine. Paris, Perrin, 2000

[1] Alain Savary avait été brillamment diplômé de Sciences Po en 1939. Agé de 20 ans, il avait été alors mobilisé comme commissaire de 3e classe dans la Marine. Muselier avait remarqué ce jeune officier de réserve et l’avait promu enseigne de vaisseau. Après avoir été administrateur de Saint-Pierre, il prit en 1943 le commandement d’une compagnie de fusiliers marins et se distingua en Italie et dans les campagnes de la Libération. Il fut ministre de l’Education nationale de 1981 à 1984.

[2] Plus tard ministre de la Défense (1949, 18952), président du Conseil (1951) e ministre de la Justice (1969-1973).

[3] Se disait initialement d’un navire qui diminuait sa voilure pour offrir moins de prise au vent, puis d’un bateau réduisant ses moteurs, compte tenu de l’état de la mer.

[4] Les dalots sont des trous percés dans le pavois d’un navire pour permettre l’écoulement de l’eau.

[5] Quatre jours après Pearl Harbor, l’Allemagne déclarait la guerre aux Etats-Unis.

[6] À la différence de la France métropolitaine, où s’appliquait (et s’applique toujours) la loi républicaine du 9 décembre 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État, Saint-Pierre et Miquelon étaient (et demeurent) toujours régis par le concordat napoléonien de 1801 qui consacrait la reconnaissance de l’Église par l’État, tenu de sala­rier ses ministres, comme des fonctionnaires.

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