CARNET DE BORD D’ELISABETH DE MIRIBEL

Extrait de La Liberté souffre violence

Paris, Plon, 1981

24 janvier 1942

Départ de Montréal vers Halifax, je prends l’avion. Arrivée à Halifax, je rends visite aux Forces françaises navales libres, aux marins hospitalisés.

25 janvier

Rencontre avec le comman­dant du Surcouf. Je couche sur la Belle-Isle, qui doit appareiller le lendemain pour Terre-Neuve. Quarante-cinq ouvriers du Middle West se trouvent à bord. Ils vont construire l’aéroport de Terre-Neuve.

26 janvier

Départ vers 6 heures : soixante-cinq bateaux forment le convoi. Belle lumière, il fait très froid. On m’a donné la cabine de luxe, ornée d’un fauteuil rotatif capitonné de peluche rouge !

27 janvier

Une mer mauvaise : les ouvriers du Middle West disparaissent du pont. Certains d’entre eux n’ont jamais vu la mer. Ils me prennent pour une femme-mis­sionnaire, à cause de ma croix de Lorraine, ils me font leurs confidences.

28 janvier

Notre bateau recueille qua­rante-deux survivants d’un navire torpillé entre New York et Halifax. Ce sont des Ecossais. Les ouvriers du Middle West en sont très frappés, ils décident à l’unanimité de rentrer aux Etats-Unis par voie de terre.

29 janvier

Arrivée à Saint-Jean-de-Terre-Neuve vers sept heures. La splendeur d’une aube rose et verte contraste avec l’as­pect sordide de monts pelés, de pauvres maisons de brique ou de bois. La ville est sombre, enveloppée de fumées.

30 janvier

Saint-Jean-de-Terre-Neuve. Il pleut sans arrêt. A l’horizon des monticules noirs, tachetés de neige. J’achète des livres et des timbres. La nuit tombe vers 17 h 30, le black-out à 18 heures. 

31 janvier

Les maisons de bois sont délavées, les arbrisseaux noirs paraissent pousser vers le sol, un ciel bas pèse sur une terre noire. Les bateaux semblent tapis dans le port. Je viens de fonder un comité de la France Libre, grâce aux adresses que m’avait données le colonel Gagnon.

1er février

Il a plu et gelé. Comme toutes les rues sont en pente, il est impossible de circuler. Je découvre dans le port une cor­vette de la France Libre, l’Aconit. Son com­mandant, Le Vasseur, est tout jeune, il m’in­vite à dîner. Je déjeune avec un médecin de la marine belge.

2 février 

Déjeuner à bord de l’Aconit : les officiers ont entre vingt et vingt-huit ans. Certains hommes ont dix-neuf ans. La cor­vette revient d’un voyage de trente-cinq jours des côtes glacées d’Islande à Terre-Neuve, elle est chargée du service des convois. Le soir, avec des Canadiens et un Anglais, nous formons un comité d’aide aux marins. Après dîner, une jeune femme nous chante de vieilles chansons françaises du XVIe siècle.

3 février

Visite à lady Walvick à Government House. Je rencontre le ministre de l’Education : Winter ; de la Défense : Emerson et le docteur Mc Pherson, chargé des envois aux prisonniers de guerre. Ils estiment tous que Saint-Pierre-et-Miquelon est un « prolongement naturel de Terre-Neuve ». Je visite l’hôpital et l’Université. Le soir, je dîne avec le commandant Le Vasseur.

4 février

Arrivée en rade de Saint-Pierre-et-Miquelon à 10 heures. Sur le quai de pierre sont alignés une foule de chiens Terre-Neuve, le plus gros s’appelle : Papillon. Des douaniers en uniforme mon­tent à bord. Des enfants jouent et rient. Je vais tout de suite retrouver l’administrateur de l’île : Alain Savary. Je déjeune avec lui, l’amiral Muselier et le commandant de Villefosse. Dans l’après-midi, je fais
connaissance du consul du Canada Eberts et de Mgr Poisson, le vicaire apostolique. Celui-ci ne porte pas les Français libres dans son cœur. Il a refusé de déléguer ses pouvoirs ecclésiastiques aux aumôniers de notre marine. Pour se venger, les marins ont inscrit à l’encre indélébile, en lettres capitales, sur sa sacristie : « Rendez le poisson à son élément. »

6 février

Une messe chantée avec de vieux cantiques français nous rassemble tous. Des gosses en tablier noir, encadrés par les sœurs de Cluny, alignés devant leur école, saluent le drapeau. Dans l’après-midi, M. Obano me présente les membres du syndicat des petits pêcheurs.

7 février

Je parle à la radio à 8 h 30. Henri Silvy me fait visiter l’imprimerie de La Liberté de Saint-Pierre-et-Miquelon, notre journal. Il est composé à la main. Silvy en est le directeur et rédacteur. Souvent son adjoint intervient : « Ne mettez plus de plu­riels, M. Silvy, nous n’avons plus de s. » Silvy, sorti premier à dix-neuf ans de l’Ecole des Sciences politiques, a été nommé atta­ché d’ambassade à Dublin, il a rallié la France Libre. Avec Savary, il ira s’entraîner aux Etats-Unis, dans un camp de forces amphibies. Il débarquera en France comme fusilier-marin. Il sera tué le jour du débar­quement en Provence, à vingt-deux ans.

Après déjeuner, Savary m’emmène dans son bureau. Il me dissimule derrière une portière. Je vais pouvoir suivre un dialogue insolite entre lui et le commandant de la gendarmerie. Malgré le plébiscite et le rallie­ment de l’île à 98 % des voix, les gen­darmes restent fidèles à Vichy. Ils réprou­vent la mise en résidence surveillée de l’an­cien gouverneur, M. de Bournat, dans le seul hôtel de l’île.

Savary essaie de convertir le chef de la gendarmerie. II explique longuement, patiemment, que Saint-Pierre et Miquelon risquait de devenir une base pour les sous-marins allemands, que son émetteur de radio faisait l’objet de convoitises. Désormais l’île participe à la guerre des Alliés. Sans doute pourra-t-on y former un commando, un commando qui débarquera en France, peut-être l’un des premiers. Le gendarme écoute placidement. Il se contente de répondre par des grognements. Alors Savary sort de ses gonds, il insiste, il interroge:

« Voyons, mon ami, vous êtes français ? »

Et l’autre de répondre :

« Non, monsieur l’administrateur, je suis gendarme. »

8 février

Je dois repartir. Il est possible que l’ami­ral Muselier vienne au Canada pour « s’ex­pliquer ». Je fais mes adieux aux amis. Je demande que le cachet de Saint-Pierre soit apposé sur mon passeport périmé. Cette impulsion sentimentale devait me valoir plus tard quelques ennuis. Je pars enfin pour déjeuner à bord de la corvette Mimosa où je suis accueillie par le commandant Birot. Vers 15 heures, je me retrouve seule cette fois à bord du Belle-Isle et nous appa­reillons.

9 février

Un beau temps houleux, à nos côtés le Mimosa file allègrement. J’apprends la perte en mer d’une de nos corvettes, l’Alys et du transport Maurienne. Le Normandie vient de brûler dans le port de New York.

10 février

Nous arrivons de nuit à Halifax. Les for­malités d’immigration sont compliquées. Des amis de la police canadienne doivent venir certifier de mon « honnêteté » ! Je dîne assez tard avec le commandant Birot.

11 février

Je retrouve le professeur Laugier et Cécile Bouchard à Montréal. Je prends le train de nuit pour Ottawa. Dans mon com­partiment, je lis la lettre du père Couturier qui m’attendait à l’arrivée :

« L’incendie du Normandie a créé à New York comme une atmosphère de malheur. La chute de Singapour, les difficultés de Churchill à Londres, celles de la Libye ne révèlent que trop le danger où nous sommes.

« Dans ces conditions, nos devoirs envers l’avenir de la France nous obligent plus étroitement à une attitude politique extrêmement stricte : non pas une attitude de ce que l’on appelle du réalisme politique, car ce réalisme est souvent très matéria­liste, mais une attitude morale très sévère. J’entends par là une attitude uniquement fondée sur des raisons morales telles que les exigences de la loyauté, de l’honneur, de la justice. Sorti de là, j’ai l’impression que la situation des Free French (dans l’extrême complexité des facteurs politiques qui ne sont pas tous très purs) serait assez pré­caire.

« C’est-à-dire que nous devons être aussi près que possible de Saint-Louis, de Jeanne d’Arc et d’un certain esprit de guerre de la Révolution, et très loin de l’esprit de l’Action française, par exemple. »

En post-scriptum, il me cite une belle définition des Français libres qui vient de lui être rapportée : « Joie rayonnante des Français libres, ils sont morts au monde du compromis. »

C’est avec plaisir que je retrouve mon équipe dans notre maison de France à Ottawa. Des rendez-vous m’attendent déjà aux Relations extérieures. Norman Robertson et Thomas Stone semblent gênés par la déclaration de Cordell Hull à propos du ralliement de Saint-Pierre et Miquelon : « L’action arbitraire et contraire à tout consentement du gouvernement des Etats-Unis des navires soi-disant Français libres. » Ce mot « soi-disant » va nous pour­suivre. Dans certains restaurants de langue anglaise, les pommes de terre frites (french fried) s’appelleront pour un temps les « soi-disant pommes de terre frites » (so called french fried) ! Mes amis canadiens regret­tent de n’avoir pas été tenus au courant en détail de l’opération préparée par l’amiral Muselier. Mais ils font contre mauvaise for­tune bon cœur et, pour marquer leur indé­pendance envers leur puissant voisin, ils prendront notre défense.

A Montréal et Québec, des conférences de presse sont organisées. Le 24 février, je suis invitée à parler à la radio. J’essaie d’évoquer mes souvenirs :

Saint-Pierre ressemble à un petit port de France, arraché par quelque grande tem­pête à notre côte bretonne. Ses habitants sont d’origine bretonne, basque, normande, acadienne. Tous les ans, des marins fran­çais venaient y faire escale. Les noms de famille : Borotra, Lespagnol, Detchevery, Poirier, Gautier, Briand, trahissent leur ori­gine. Dès 1504, Bretons et Normands venaient pêcher la morue dans les parages de l’île, qui fut reconnue par Cartier, lors de son second voyage, en 1535. En 1604, des pêcheurs y fondaient leur premier établisse­ment et, vers 1764, les Acadiens sont venus grossir cette population. Les 4 500 habitants actuels des îles vivent surtout de la pêche : 3 400, environ, habitent l’île de Saint-Pierre, les autres sont répartis entre l’île de Miquelon et l’île aux Marins.

Depuis l’été 1941, une cinquantaine de jeunes gens ont quitté leurs familles, à bord de petits canots, nommés doris, pour gagner Terre-Neuve et s’embarquer sur des bâtiments susceptibles de les transporter en Angleterre. Ils avaient hâte de rejoindre la France Libre. Par ces volontaires, par de nombreux tracts et les feuilles volantes qui circulaient, nous avons appris leur désir pressant de participer à notre lutte.

Pourtant, l’accueil que nous avons reçu à Noël dépassait nos prévisions. Dans les heures qui ont suivi l’entrée au port des bâti­ments de la France Libre, la ville a été pavoisée de drapeaux tricolores et de croix de Lorraine, les fenêtres des maisons, les vitres des boutiques, les murs mêmes étaient couverts d’emblèmes, de « Vive de Gaulle », ou de grands « V », tracés à la craie.

La messe de minuit et celle du jour de Noël ont rassemblé dans l’église officiers et marins, en uniforme, aux côtés de la popu­lation. Dans l’après-midi du 25 décembre, le plébiscite a connu un succès écrasant avec 98 % de « oui ». Depuis cette date, Saint-Pierre est devenu « zone des armées », les jeunes se sont engagés dans notre marine, leurs petits frères à l’Ecole des mousses et les jeunes filles ont formé un corps auxiliaire féminin.

Je suis arrivée à Saint-Pierre un mer­credi, par un beau soleil. Les îles luisaient toutes blanches dans la mer brillante, sur le quai les enfants du port et tous les chiens étaient rassemblés. Un douanier, monté à bord, m’interpelle avec le plus pur accent du midi. Il était originaire de Privas, en Ardèche. J’ai retrouvé tout de suite une atmosphère familiale, j’ai changé mes dol­lars pour des francs et, regardant les enseignes, j’ai lu : Hôtel de France, Café Joinville, Café du Nord. Je me croyais arri­vée dans un coin de Bretagne, pour y pas­ser des vacances. La croix de Lorraine, que je portais sur mon manteau, m’a ouvert toutes les portes. Dans les petits cafés, les tables étaient couvertes de nappes qua­drillées à carreaux bleus, à carreaux rouges, avec une miche de pain et une carafe de vin posées dessus. Des photos de la tour Eiffel, de l’Arc de Triomphe, de Paris et de la province étaient épinglées au mur. La saveur des omelettes au lard, des pommes rissolées et ragoûts fumants était, elle aussi, bien française.

Les Saint-Pierrais sont des artistes. Dans chaque maison, on trouve un violon pendu au mur à côté du fusil. J’ai été invitée à un concert improvisé. Un jeune homme et sa sœur m’ont joué les vieilles chansons de Théodore Botrel, des quadrilles et des valses et pour finir la marche de la légion du général de Gaulle.

Dans les écoles, fondées par les sœurs de Cluny en 1826, j’ai retrouvé les livres de mon enfance. Aux murs étaient fixées de grandes cartes de France, au tableau noir se trouvaient inscrites à la craie ces terribles multiplications à cinq chiffres, que je redou­tais tant !

La vie s’est améliorée depuis l’arrivée des Français libres : les îles ont pris un nouvel essor. De la gazoline et du charbon ont été distribués aux familles pauvres, le prix du pain a baissé, le chômage a été réduit de 45 %. Un prêt de 250 000 francs a été consenti aux pêcheurs, un atelier de char­penterie-menuiserie a été ouvert.

Tant que nous serons dépositaires de cette parcelle de sol français, nous ferons tous nos efforts pour y maintenir le véritable esprit de la France. Nous n’aurons qu’à suivre la tradition, comme le prouve la réponse admirable que m’a faite une femme du peuple à laquelle j’ai appris la mort de son fils disparu à bord de l’une de nos cor­vettes récemment torpillée par l’ennemi :

« Mon seul regret, me dit-elle, c’est qu’il soit mort trop tôt, deux mois après son entrée dans la France Libre, car voyez-vous nous n’avons jamais été en France, mais nous savons bien qu’il vaut mieux mourir pour elle que de vivre tant qu’elle est occupée par les Allemands. »

Les Canadiens se passionnent pour l’af­faire de Saint-Pierre et prennent décidé­ment notre parti contre Roosevelt et le puissant Département d’Etat. De très bons jour­nalistes de langue anglaise : David Danton, pour le Standard, McConnel, pour le Star, défendent notre point de vue. Je suis invitée à Trois-Rivières : le maire, l’évêque, les jeunes et les journalistes me font bon accueil. A Québec, le cardinal me reçoit et m’interroge avec beaucoup d’intérêt, chez les Vanier je rencontre le général Tremblay et la dame de compagnie de la princesse Alice. Malgré les efforts désespérés du nou­veau consul de Vichy, M. Ricard, là aussi, la partie est gagnée.

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