« TÉMOINS »

par Philippe Barthelet

Il est étrange, ce Dieu de Rilke et plus étrange encore, le diocèse de Paris qui fait de ce poème une « prière » :

O Herr, gib jedem seinen eignen Tod.

Das Sterben, das aus jenem Leben geht,

 Darin er Liebe hatte, Sinn und Not.

Denn wir sind nur die Schale und das Blatt,

der große Tod, den jeder in sich hat,

das ist die Frucht, um die sich alles dreht.

soit, dans la version française commentée par le général de Gaulle :

O mon Dieu, donne à chacun sa propre mort,

Donne à chacun la mort née de sa propre vie,

Où il connut l’amour et la misère.

Car nous ne sommes que l’écorce, que la feuille,

Mais le fruit qui est au centre de tout,

C’est la Grande Mort que chacun porte en soi.

Le général de Gaulle est un mégarique : il n’a jamais cessé, au risque d’égayer les frivoles, de répéter : A est A – la France est la France. C’est ainsi que procède la réalité, par évidences redondantes, par synonymes qui se répètent. Ce poème de Rilke, il le commente en parlant de « la cause de la France », et l’on voit qu’il avait d’abord écrit « pour la France et pour Dieu », puis « pour la cause de la France et pour celle de Dieu » : on sait ou l’on devrait savoir, au moins depuis que Jeanne d’Arc est venue nous le rappeler, que les deux ne se distinguent pas. Le général est allé au plus court, il explique : « Ceux qui ont choisi de mourir… sans que nulle loi humaine les y contraignît » (et c’est l’ombre d’Antigone après celle de Jeanne, prélude) ; « à ceux-là, Dieu a donné la mort qui leur était propre, celle des martyrs ». Les martyrs sont comme on sait les témoins ; à ceux qui sont les témoins de la France (les témoins de Dieu), Dieu donne la mort des témoins. Admirable, inexpugnable, divine tautologie : Sum qui sum, « je suis celui qui suis ».

La « grande mort » que l’on contiendrait comme le fruit son noyau, le Dieu de Rilke paraît bien fatidique. Que devient ici le plus insondable des mystères chrétiens, le plus joyeux aussi, celui sur qui repose toute cité humaine possible : la communion des saints et ce qu’elle implique : la réversibilité des mérites ? On n’en parle plus guère dans les sermons, Bernanos, avec son Dialogue des carmélites, est peut-être le dernier à avoir osé dire que l’on ne meurt pas pour soi, avec son noyau, mais qu’on peut mourir pour les autres, à leur place, et que « sa propre mort »sein eigner Tod, mais que savez-vous du propre de chacun, ô poète ? – cette « propre mort » ne ressemble peut-être en rien à l’idée que l’on s’en faisait soi-même, et que s’en fait l’élégie. La petite Blanche de La Force montera « la dernière à l’échafaud », seule, en fendant la foule, en reprenant le Veni Creator interrompu par le supplice de ses compagnes, qu’elle rejoignait librement ; ce pauvre petit animal terrorisé, et terrorisé toute sa vie, quelle mort « née de sa propre vie » Dieu aurait pu lui offrir, sans dérision atroce ? Et comme Dieu fait bien de ne pas écouter les poètes, surtout quand ils se mêlent de Lui parler, et de Le conseiller sur l’ordre secret du monde… Chez les carmélites de Bernanos, c’était la mère supérieure qui avait pris pour elle la mort de sa petite fille apeurée et lui avait offert la sienne. C’est ainsi que Blanche de La Force n’a pas eu « la mort née de sa propre vie », Dieu merci.

Martyrs en effet, soit témoins, et le général de Gaulle a raison de nommer dûment les choses, mais des témoins à qui Dieu fait grâce, à l’instant, du poids de leur passé, de leurs actes, de leur noyau, de leur écorce et de leurs feuilles. Dieu donne à chacun sa propre vie, selon des préparations merveilleuses de l’amour et de sa foudroyante liberté, dont l’heure de notre mort, que nous invoquons dans le « Je vous salue Marie »,  nous réserve l’ineffable surprise.

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