« LE JOUR V S’EST ENFIN LEVÉ »

par le maréchal de Lattre de Tassigny

Extrait de Maréchal de Lattre de Tassigny, Histoire de la Première Armée française – Rhin et Danube (éditions Plon, 1952).

Les souvenirs que m’ont laissé les journées des 7 et 8 mai 1945 sont d’une telle intensité et d’une telle nature qu’il m’es impossible, pour les relater, de ne pas prendre le ton personnel des Mémoires. Il me serait difficile, en effet, de décrire autrement ces heures qui resteront exceptionnelles dans ma vie. Et, dans la mesure où il me fut donné, en la circonstance, d’agir au nom de la France, je me sens tenu d’apporter mon témoignage.

Dès le matin du 7, un message du général Eisenhower, bientôt suivi d’une communication du cabinet de M. Diethelm, m’apprenait que, dans la nuit, à 1h41 très exactement, le général Jodl avait, à Reims, apporté la capitulation de toutes les forces du Reich, à une délégation alliée composée des généraux Bedell Smith, Suslaparov et Sevez.

J’en éprouvais évidemment l’immense joie commune à tous les hommes du camp de la liberté, mais aussi, je puis bien le dire, un peu de surprise. J’avais en effet sur moi le télégramme du 4 mai me désignant « pour signer au nom de la France l’acte de capitulation ou déclaration de cessation des hostilités ». Sans jalousie, j’estimais que je venais d’être privé de la plus fière satisfaction que puisse jamais connaître un soldat.

Mais bientôt un télégramme du général de Gaulle (n° 4256 CAB-DIR) m’expliqua ce qui s’était passé : « -Premier acte de capitulation en campagne a été signé par le général Bedell Smith avec les plénipotentiaires allemands le 7 mai à 0h01. Le général Eisenhower a invité à participer à la signature le général Suslaparov représentant le front de l’Est, et le général Sevez afin d’assurer à l’armée française une représentation symbolique. Le général Sevez m’en ayant référé, je l’ai chargé de signer la capitulation. Etant donné grade et personnalité du général Bedell Smith et puisque le général Montgomery ne signait pas, il n’aurait pas convenu que vous fussiez derrière Bedell, etc. – stop – A tout prendre, je pense qu’il est mieux d’être le vainqueur que le signataire – stop – Amitiés – Général de Gaulle ».

Qu’importe d’ailleurs ! Le jour V s’est enfin levé. Dans l’enthousiasme général, je vois arriver à mon PC de Lindau mes commandants de Corps d’Armée, la plupart de mes divisionnaires et bon nombre de colonels. Nous dînerons tous ensemble, en frères d’armes.

[…] Un officier m’apporte un télégramme « extrêmement urgent » (n° 1443/DN/3-PS) de l’état-major de la Défense nationale :

« Pour général de Lattre personnellement. Vous êtes désigné par le général de Gaulle pour participer à la signature acte solennel capitulation à Berlin – Stop – Il est prévu que seul général Eisenhower et représentant commandement russe signeront comme parties contractantes – Stop – Vous signerez donc comme témoin, mais devrez e tout cas exiger conditions équivalentes à celles faites au représentant britannique, à moins que celui-ci signe pour Eisenhower – Stop – Date et lieu signature ainsi que conditions matérielles du voyage vous seront fixées directement par SHAEF – Signé Sevez – Fin ».

[…] A 3 heures du matin, je regagne mon PC. Je n’ai pas dîné et c’est en vain que j’essaie de dormir.

D’ailleurs le pourrais-je que je n’en aurais guère le loisir. Un peu avant 5h30, mon officier d’ordonnance pénètre dans ma chambre, porteur d’un télégramme du 6e Groupe d’Armées répercutant les instructions reçues du SHAEF :

« Très secret n° B.X. 15 131 – Pour général de Lattre personnellement – Selon instructions du SHAEF, le général de Lattre est désigné pour participer à la signature de l’acte de capitulation de l’Allemagne à Berlin, le 8 mai à 13 heures.

« Un avion de commandement du 12e TAC est désigné pour prendre le général de Lattre au terrain de Mengen le 8 mai à 9 heures et devra être rendu à Berlin-Tempelhof pas plus tard que midi. Une place est réservée pour un officier accompagnant le général de Lattre – Signé Barr ».

Quand il y a place pour deux, il y a place pour trois… Je saute sur mon téléphone et appelle successivement le colonel Demetz, mon chef d’état-major et le capitaine Bondoux, mon chef de cabinet. A tous deux, j’annonce la nouvelle. Rendez-vous dans une heure.

On alerte aussitôt la section de piper-cub de l’Armée, basée à Kressbronn, à 6 kilomètres de Lindau. Trois piper nous conduiront jusqu’à Mengen, distant de 60 kilomètres.

A 9 heures très exactement, nous sommes sur le terrain de Mengen. Pas trace d’avion américain. 9h30, toujours rien. Demetz et Bondoux sont pendus au téléphone sans pouvoir obtenir le PC du 6e Groupe d’Armées. Nous nous inquiétons… Enfin, peu après 10 heures, un dakota arrive. C’est un avion de commandement, aménagé en bureau. Il est vide et je regrette bien de n’avoir pas emmené avec moi d’autres officiers ainsi que quelques reporters et photographes français qui eussent pu fixer pour notre pays les images des heures historiques que nous allons vivre. Mais il est trop tard. Nous nous installons aussitôt et nous repartons.

Vers midi, l’appareil atterrit près de Magdebourg, à une centaine de kilomètres de Berlin. Tels sont les ordres reçus par le pilote. A partir de ce pont, des chasseurs doivent nous escorter jusqu’à Tempelhof. Un officier soviétique se présente, me prévient que les chasseurs sont partis avec les délégations américaine et anglaise qui nous ont précédé de peu, et il me recommande d’attendre leur retour.

Je passe outre à ce conseil de prudence : il ne s’agit pas de manquer le rendez-vous de la Victoire !

Vingt minutes plus tard, à midi et demi, le Dakota roule sur la seule piste de Tempelhof qui soit à peu près utilisable. Partout, vastes trous de bombes, blocs de ciment projetés, carcasses d’avions enchevêtrées donnent au terrain un aspect lunaire.

Je craignais d’être en retard et je m’aperçois que nul ne paraît pressé. A ma descente d’avion, je suis salué par un groupe d’officiers russes… qui me demande d’attendre. C’est en effet le général Sokolovski, adjoint du maréchal Joukov, qui doit accueillir les délégations et il est occupé à en recevoir une autre.

Cependant, le voici qui arrive, sans hâte, grand, calme, prévenant. Après les présentations, il me fait rendre les honneurs par un bataillon dont le défilé est spectaculaire : ce n’est qu’un bloc massif, monolithique de soldats strictement alignés par rangs de douze, soudés par l’acier des fusils que chaque homme appuie sur l’épaule du camarade qui le précède.

J’admire… et je me presse. Personne ne s’en soucie. Il faut que je rappelle l’objet de ma présence. Alors deux voitures s’avancent qui doivent nous conduire au PC du maréchal Joukov. Avec Demetz et un colonel soviétique chargé de nous guider, je monte dans la première. Bondoux suit avec deux autres officiers russes. A toute allure, nos conducteurs démarrent et foncent vers les ruines de ce qui fut la capitale de l’Allemagne.

Trois quart d’heure de course zigzagante. Il reste ici et là quelques îlots que la consigne oblige à contourner car des coups de feu y sont encore tirés par des fanatiques. Dans tous ces détours, inutile de chercher à reconnaître un monument, une grande artère, une place célèbre. On ne voit qu’amoncellement de ruines encore fumantes et tragiquement semblables, où des équipes de démineurs manient de longues tringles de fer et au milieu desquelles des files misérables de femmes, d’enfants et de vieillards hébétés, sortis de leurs caves, munis de récipients les plus hétéroclites, font interminablement la queue pour prendre un peu d’eau aux fontaines publiques et aux bouches d’incendie.

A tous les carrefours, seule note claire, des jeunes filles russes, solides, impeccablement propres en leurs uniformes simples, les genoux nus au-dessus de bottes hautes, mettent tout leur sérieux à régler la circulation. Avec une dextérité surprenante, elles manient de petits drapeaux jaunes et rouges, ouvrent le passage – puis d’un geste vif, serrent les drapeaux sous leur bras gauche pour saluer les voitures.

[…] Notre randonnée dans cette Babylone dévastée semble se prolonger à l’infini. Enfin nous parvenons dans la banlieue est de Berlin, à la banale commune de Karlshorst où le général Joukov a pu installer son quartier général dans une école de sous-officiers à peu près intacte. La rue principale se dirige vers un bâtiment gris puis tourne à 90° vers la gauche et longe un mur de caserne. De l’autre côté de la rue s’alignent les modestes maisons d’un lotissement : les logements des cadres subalternes de l’école.

Devant l’un de ces petits pavillons, nos voitures stoppent brusquement. Le colonel qui nous a guidés nous mène à notre villa. Au bout d’un étroit couloir, il entre dans une pièce meublée d’un fauteuil, de deux chaises et de trois matelas, posés à même le sol mais recouverts de draps empesés d’une blancheur éclatante. Les chambres voisines sont occupées par des soldats russes. L’installation a dû être improvisée. Mais notre colonel – qui ne parle pas français – doit avoir fini sa mission. Il salue et s’en va.

Nous mourons de faim. Notre premier soin est d’interpeler un soldat et de lui expliquer – à grand renfort de gestes – que nous voulons manger. Surprise du langage mimé : notre homme sourit et revient quelques minutes plus tard avec un phonographe.

La musique adoucit les mœurs mais ne fait pas taire les estomacs. J’envoie Demetz et Bondoux en reconnaissance et aux renseignements. Devant le bâtiment gris, ils tombent sur un groupe de correspondants de guerre anglo-saxons qui leurs fournissent volontiers les derniers « tuyaux » ; c’est là même, dans la salle de conférence de l’école, que doit avoir lieu la cérémonie de la signature. Le propre adjoint du général Eisenhower, le maréchal de l’Air britannique Tedder, est arrivé depuis une heure, en compagnie du général d’aviation américain Spaatz et de l’amiral anglais Burrough. Les uns et les autres sont logés dans des maisons proches, identiques à celle qui nous a été affectée. Quant à Keitel, il est installé, un peu plus loin, dans des conditions semblables.

Demetz marque un point en découvrant un officier interprète qu’il me ramène derechef :

  • Je voudrais voir le maréchal Joukov.
  • Il se repose pour l’instant.
  • Et l’Air Marshal Tedder ?
  • Il se repose également.

Une inspiration me vient.

  • Je connais le général Vassiliev qui fait partie de l’état-major du maréchal Joukov. Voudriez-vous le prévenir de ma présence et le prier de venir.

Vassiliev, un an plus tôt, était à Alger attaché militaire soviétique auprès de M. Bogolomov. Il a assisté aux manœuvres de nos divisions blindées en Afrique du Nord et est venu, certains soirs, à l’Ecole des Cadres de Douera.

Au bout de quelques minutes, il accourt et c’est avec effusion que nous nous retrouvons.

Je lui fais part de mon désir de saluer le maréchal Joukov.

  • Il est actuellement en conférence avec l’Air Mashal Tedder et le général Spaatz, me répond-il. Il examine des requêtes formulées par Keitel. Je vais voir si vous pouvez les rejoindre.

Cette fois, mon attente est courte. Vassiliev revient pour me conduire à la villa du maréchal Joukov, plus vaste et plus confortable que les autres ; nous montons un escalier et l’on m’introduit dans une pièce qui me fait aussitôt penser à la salle d’audience d’une petite justice de paix. Sur une estrade est installé Joukov. A ses côtés, se tient un autre Soviétique, jeune et fort élégant en son veston croisé gris perle à épaulettes d’argent, que je prends d’abord pour un général d’aviation et qui est en réalité un ambassadeur, conseiller technique de Joukov. Autour de deux tables perpendiculaires à l’estrade, sont assis Tedder, Spaatz et Burrough.

Jamais jusqu’à ce jour l’occasion ne m’a été donnée de rencontrer ces chefs alliés. Mais, spontanément, l’Air Marshal Tedder se lève pour m’accueillir. Sa distinction, sa finesse, la chaleur et la franchise de sa poignée de main conquièrent ma sympathie. Je m’assieds à ses côtés et je prends aussitôt part à la séance qui d’ailleurs touche à sa fin.

Spaatz et Burrough, la conférence terminée, viennent me serrer la main et quittent la salle. Je reste avec Tedder tandis que le maréchal Joukov, après avoir jeté un dernier regard sur les documents étalés devant lui s’avance vers moi. Il a jeté sur ses épaules, à la manière des Templiers, une vaste cape blanche brodée aux armes du SHAEF et que Tedder lui a apportée comme présent d’Eisenhower. De son regard métallique, de la masse de son visage, de tout son être, se dégage une impression de puissance singulièrement forte et humaine.

Le contact est très cordial. Par le truchement de Vassiliev qui parle anglais et du conseiller diplomatique dont le français est très correct, j’explique la nature de la mission que j’ai reçue de mon gouvernement et donne lecture des deux télégrammes qui la précisent.

Visiblement, et malgré la lettre de ces télégrammes, Joukov n’a pas été averti de ma venue – ou, du moins, de son objet exact. Mais il n’hésite pas : « Si personne n’y fait opposition, j’accepte volontiers pour ma part que la France signe. Je vais donc faire établir les protocoles en conséquence ».

Tedder donne aussitôt son accord. Je puis donc penser que tout se passera sans difficulté. Je repars avec Vassiliev : tout en mangeant un sandwich rapporté par Bondoux, j’évoque avec lui les souvenirs d’Alger, si récents encore et déjà rejetés dans le passé par la marche foudroyante des événements. Puis, comme son service le réclame, il met à ma disposition un colonel interprète qui parle notre langue avec une pointe de l’accent de Toulouse où il a été étudiant.

Tout semble en place. Dans le fond de la salle, des fauteuils sont rangés derrière une large table, pour les chefs des délégations. A droite et à gauche, les deux autres tables autour de chacune desquelles une vingtaine de chaises sont disposées, attendent leurs adjoints. Plus près de la porte, une dernière table avec trois chaises seulement, est destinée aux plénipotentiaires allemands.

Pour toute décoration, trois drapeaux ornent le mur du fond : le Drapeau Rouge, L’Union Jack et la Bannière Etoilée. Nulle part, ne figurent les Couleurs françaises. *J’en fais immédiatement la remarque à mon interprète et lui dis fermement que j’exige que la France soit présente à cette cérémonie historique, par son drapeau placé à égalité avec ceux des alliés. Il paraît surpris, quelque peu ennuyé de ma demande, mais s’engage à la transmettre à ses chefs. Pour plus de sûreté, je charge Demetz de ne pas bouger de la salle jusqu’à ce que le nécessaire soit fait.

Je le laisse pour aller rendre visite à l’Air Marshal Tedder que je trouve en conversation avec l’amiral Burrough et qui m’offre charitablement de partager la bouteille d’eau de Vittel qu’il a eu la sagesse d’apporter. En tant que Deputy du général Eisenhower, il signera au nom du Commandant suprême du front occidental mais il me réitère sa pleine adhésion à la formule prévue par le télégramme qui m’a accrédité, étant entendu que le général Spaatz signera lui aussi comme témoin. Quant à l’affaire du drapeau, il me promet également de me donner son appui, s’il est nécessaire.

C’est une affaire, en effet ! Diplomatique d’abord car tout le monde n’est pas d’accord. Un brigadier général, en apprenant mon exigence, s’est même écrié : « Et pourquoi pas la Chine ! ». Matérielle surtout car, nulle part, on ne peut trouver de drapeau français. Les Russes se décident à en fabriquer un  avec une pièce d’étoffe rouge empruntée à un ex-pavillon hitlérien, une toile blanche et un morceau de serge bleue découpé dans une combinaison de mécanicien. Hélas ! nos trois couleurs doivent être moins familières aux jeunes filles russes que le drapeau rouge à bien des Françaises car, lorsqu’une jeep apporte le drapeau ainsi confectionné, nous découvrons… un magnifique drapeau hollandais : le bleu, le blanc et le rouge ont été cousus non pas les uns à côté des autres mais les uns au-dessus des autres ! Il faut tout recommencer mais le bleu, cette fois, est trop court pour entourer la hampe. Chacun y met de la bonne volonté. A 20 heures enfin, notre emblème national est fixé entre ceux de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, dans un faisceau que surmonte le drapeau soviétique.

La nuit commence à tomber. Des groupes électrogènes ont bien été rassemblés autour du bâtiment mais, pour les ménager, ils n’entreront en action qu’au moment historique. Dans le grand couloir et dans les pièces adjacentes, les secrétaires qui tapent un peu partout les protocoles de capitulation sont éclairées par des officiers qui tiennent auprès d’elles des bougies de suif. Chaque document est rédigé en neuf exemplaires : trois russes, trois anglais, trois allemands. J’ai bien envie de faire valoir les droits de la langue française. Mais j’ai l’impression qu’alors la guerre ne finira jamais.

D’ailleurs, il s’agit bien de cela ! Voilà qu’entre dans la salle Tedder, l’air contrarié : il me prend à part et me dit : « Tout est cassé ! M. Vychinski vient d’arriver de Moscou et n’accepte pas la formule que nous avions arrêtée avec Joukov. Il admet volontiers que vous signiez pour que soit publiquement affirmée la résurrection de la France, mais il s’oppose de façon catégorique à ce que Spaatz signe également. Son argumentation est que les Etats-Unis sont déjà représentés par moi puisque je dois signer au nom d’Eisenhower. Or Spaatz exige de signer si vous signez vous-même ».

Que de complications ! Pour moi, je n’ai qu’une position et je m’y tiens comme un roc : j’ai reçu l’ordre de mon gouvernement de signer et je dois signer. Je le répète une fois encore à Tedder qu’un officier vient à ce moment réclamer de la part de Joukov, et je le laisse partir sur cette phrase : « Si je rentre en France sans avoir rempli ma mission, c’est-à-dire en ayant permis que mon pays soit exclu de la signature de la capitulation du Reich, je mériterai d’être pendu. Pensez à moi… ».

Tedder sourit : « Je ne vous oublierai pas », me répondit-il. Et il me quitte pour se rendre chez Joukov.

Le temps me paraît long. Enfin, à la lumière assez sinistre des chandelles, j’aperçois de nouveau la tenue bleu ardoise du maréchal de l’Air. Il est détendu : « a y est, me fait-il, mais ça n’a pas été sans mal. Vychinski a fini par accepter que Joukov et moi signions comme parties contractantes, Spaatz et vous comme témoins. On va pouvoir en sortir ».

Mais il faut d’abord retaper les premières et dernières pages des protocoles pour tenir compte des ultimes précisions de cette combinaison diplomatique. Et comme les préséances ne perdent jamais leurs droits, Joukov figurera en tête et signera le premier sur la moitié des documents, tandis que ce rang reviendra à Tedder sur l’autre moitié. Ci : dix-huit exemplaires au lieu de neuf ! Je serai premier témoin lorsque Joukov sera premier signataire et Spaatz premier témoin sur les exemplaires où Tedder aura la priorité…

Rasséréné, j’admire ces habiletés juridiques. Les secrétaires, moins enchantées, se remettent une fois de plus au travail. Et cela demandera une heure et demie.

Il fait un froid humide et la fatigue se fait sentir. Enfin, un jeune officier russe se présente et nous prie de nous rendre à la villa du maréchal Joukov. Quand nous y entrons, le spectacle est éblouissant. Tout est éclairé. Le Maréchal a revêtu la grande tenue et mis toutes ses décorations. Il est entouré d’une foule de généraux et d’officiers. Auprès de leurs uniformes somptueux, nos battle-dress semblent bien ternes…

Nous sortons en cortège. Devant la porte stationne une sorte de grand break automobile découvert. Joukov monte à côté du chauffeur – un colonel – Tedder, Spaatz et moi nous nous serrons sur la banquette arrière. Sur les strapontins, face à nous, s’installent l’amiral Burrough et l’ambassadeur soviétique.

La distance est assez courte. Sur le parcours, des bataillons massifs rendent les honneurs dans la nuit. Dans le bâtiment-école, les groupes électrogènes ont été mis en marche. Quand nous y pénétrons, nous sommes littéralement aveuglés par la lumière des sunlights, braqués sur la porte d’entrée. La chaleur est étouffante.

Nous prenons place à la table du fond, Joukov au centre, ayant à sa droite Tedder et Vychinski, à sa gauche Spaatz et moi. Les officiers des délégations s’installent aux tables de droite et de gauche, les Occidentaux n’occupant que la moitié de cette dernière, le dos tourné à la porte.

Le long du mur de droite, cinéastes, photographes, journalistes sont massés aux aguets.

A minuit six exactement – dont le 9 mai – le maréchal Joukov ouvre la séance solennelle par quelques mots de bienvenue adressés aux représentants alliés. Puis il donne l’ordre d’introduire la délégation ennemie.

Minuit dix. Keitel s’avance et cille sous le feu des projecteurs. Il se redresse dans sa grande tenue à parements rouges où brillent ses deux croix de fer. Terriblement prussien d’allure, il claque les talons et salue, hautain, de son bâton de maréchal. Personne ne se lève. Keitel regarde d’abord droit devant lui, et le bâton toujours haut tourne les yeux de gauche à droite, lentement, jusqu’au moment où sa vue s’arrête sur le drapeau tricolore. Poursuivant son regard circulaire, il m’aperçoit : « Ach ! grommelle-t-il, il y a aussi les Français ! Il ne manquait plus que cela ».

Il jette alors son bâton et sa casquette sur la table et s’assied.

A sa droite prend place le général de la Luftwaffe Stumpf, successeur de Goering et, à sa gauche, l’amiral de la flotte von Freudenburg, cadavérique. Six officiers allemands restent debout, au garde à vous, derrière leurs chefs assis. Je les examine attentivement : ce sont des hommes magnifiques, qui portent tous la croix de fer avec glaives et diamants. Fait curieux, tous les six appartiennent à l marine et à l’aviation, pas un à la Wehrmacht. Pense-t-on déjà à l’avenir ou veut-on pouvoir dire un jour que celle-ci n’a pas capitulée ?

Le maréchal Joukov se lève et pose la question sacramentelle à Keitel :

  • Avez-vous pris connaissance du protocole de capitulation ?

Keitel reste assis. Il saisit le dossier posé devant lui et répond brièvement :

  • Ja.
  • Avez-vous les pouvoirs pour signer ?
  • Ja.
  • Montrez-nous vos pouvoirs.

Keitel les exhibe.

  • Avez-vous des observations à formuler sur l’exécution de l’acte de capitulation que vous allez signer ?

Keitel réclame un délai de 24 heures pour faire cesser le feu sur tout le front. Joukov nous consulte du regard, hausse les épaules et répond :

  • Cette demande a déjà été rejetée. Pas de modifications. Avez-vous d’autres observations à formuler ?
  • Nein.
  • Alors signez.

Toutes les questions ont été posées en russe et traduites aussitôt en anglais et en allemand.

Il est 0h16. Keitel se lève, ajuste son monocle et se dirige vers l’extrémité gauche de notre table où les protocoles de capitulation ont été placés dans une chemise bleue.

Il s’assied près de moi, sur une chaise placée en bout de table et pose sa casquette et son bâton devant moi. Comme je lui fais signe de les mettre ailleurs, le maréchal du Reich ramène à côté de lui les insignes de sa dignité puis, sous mon regard, il signe. Stumpf et Freudenburg signent après lui.

A 0h28, les Allemands ont paraphé tous les textes et regagnent leur table.

Les documents sont alors présentés à la signature du maréchal Joukov puis de l’Air Marshal Tedder. Quand arrive notre tour au général Spaatz et à moi-même, nous nous apercevons que nous n’avons ni l’un ni l’autre notre stylo. Nous avons recours à celui du colonel Demetz – qui, depuis ce jour, conserve jalousement cet objet historique.

C’est fini. Keitel se lève, salue de son bâton et sort avec sa suite. Il est 0h45.

Alors le brouhaha turbulent des reporters et des photographes qui avait eu peine à se calmer à l’entrée des Allemands, reprend de plus belle. Les poignées de main et les congratulations que les chefs alliés échangent entre eux sont photographiées par une pyramide humaine de correspondants de guerre, désireux de prendre les meilleures vues de ces grandes minutes. Pour être moins expansive peut-être que celle de nos alliés, notre joie, à nous Français, est sans doute la plus profonde. Demetz, Bondoux et moi, nous nous serrons longuement, gravement la main. Nous sentons que le moment que nous venons de vivre à Berlin, dans cette pièce banale, a une signification exceptionnelle : plus encore qu’une revanche, il doit consacrer le dernier acte d’une longue tragédie qui a ensanglanté pendant des générations l’histoire de notre pays.

Cependant, petit à petit, la salle est évacuée sous la pression d’un service d’ordre qui pousse dehors officiers et reporters. Les portes se referment, tandis que, dans le couloir et dans les antichambres, tous continuent à laisser libre cours à leur joie.

On apprend alors qu’un grand dîner va être offert par Joukov dans la salle même de la capitulation, et qu’une heure environ est nécessaire pour dresser les tables pour les quelques deux cents invités du Maréchal. Nous retournons dans la galerie que journalistes et cinéastes ont envahie. Ceux-ci, embusqués dans tous les coins, nous mitraillent inlassablement.

Vers 1h30 du matin, les portes de la grande salle s’ouvrent à nouveau. Sur les tables, les tapis verts ont fait place à des nappes immaculées couvertes de cristaux, d’argenterie, de bouteilles de vin du Caucase, de flacons de vodka et de zakouski. Une armée de serveuses élégantes dans leurs costumes aux couleurs vives complètent le coup d’œil somptueux. Dans une loggia est rassemblé un orchestre militaire qui soulignera de ses bans bruyants les salves d’applaudissements qui salueront toasts et discours. Nous reprenons les places que nous avions pour la cérémonie de la signature, mais les généraux russes se sont intercalés entre les chefs des délégations. Le maréchal Malinovski me sépare donc du général Spaatz et à ma gauche se trouve le général Sokolovski, au bout de la table.

A peine est-on installé que Joukov se lève et lit un discours à la gloire du maréchal Staline et de l’Armée Rouge, du président Roosevelt et des Etats-Unis, puis de la Grande-Bretagne et de M. Churchill. Prononcée en russe, cette allocution est traduite en anglais. Le colonel interprète qui se tient derrière moi me la traduit à l’oreille, phrase par phrase, en français. Je me tourne vers lui :

  • Si j’ai bien compris, pas un mot n’a été dit pour la France.
  • C’est ainsi, Excellence, me répond-il.

On commence à servir et je n’accepte rien. Sokolovski demande à l’interprète :

  • Le général est-il malade ?
  • Je me porte très bien, lui fais-je répondre, mais je ne puis manger ni boire lorsqu’en une heure aussi solennelle, on oublie de parler de ma Patrie.

L’interprète traduit. Sokolovski opine d’un air amical.

J’interroge :

  • Que dit-il ?
  • Il dit qu’il vous comprend.
  • Eh bien ! Veuillez traduire aussi mes paroles au général Malinovski et demandez-lui de les rapporter au maréchal Joukov.

L’interprète s’exécute, Malinovski ne répond pas.

  • Recommencez.

Cette fois Malinovski semble se décider à bouger pour aller vers Joukov. Mais au même moment, l’Air Marshal Tedder se lève et commence son toast, diplomatiquement préparé et qu’il lit lui aussi. Encore pas un mot pour la France. Une seule allusion amicale, hors texte, à mon adresse. Je fais celui qui n’entend pas et pour la troisième fois je répète à l’interprète :

  • Demandez au maréchal Malinovski de prévenir le maréchal Joukov de ce que je ressens et viens d’exprimer.

Enfin, Malinovski va vers Joukov. Il lui parle à l’oreille et je sens que, sur ma droite, le Maréchal cherche à accrocher mon regard. Mais je ne bronche pas. J’attends mieux : un geste public, digne de mon pays.

Malinovski est revenu auprès de moi. Il se tourne vers l’interprète qui me traduit :

  • Le maréchal Joukov vous fait dire que bientôt vous pourrez boire et manger.

De fait, Joukov se lève et, dans une chaleureuse improvisation, annonce qu’il tient maintenant à porter un toast spécial à la France, à son esprit de résistance personnifié par le général de Gaulle, et à son armée qui, malgré l’invasion, a su se reformer et contribuer dans une large part à la victoire des nations alliées.

Toute la salle est debout, l’orchestre joue La Marseillaise, un tonnerre d’applaudissements se déchaîne et, dans l’enthousiasme général, l’Air Marshal Tedder et deux généraux russes, héros soviétiques et décorés de l’Etoile d’or, viennent choquer leur verre contre le mien.

A mon tour, je réponds au maréchal Joukov. J’exprime d’abord mon émotion et ma fierté d’avoir participé, au nom de ma Patrie, à la signature de l’acte solennel de la capitulation de l’Allemagne. Mais en ce jour de victoire, poursuis-je, se pose déjà pour la France le problème de son avenir. Cette victoire n’aura pas de lendemain, ne gardera son sens et sa valeur, que dans l’union des Alliés. « Nous sommes dans une capitale où tout n’est que décombres, et le visage ravagé des trois hommes qui ont signé devant nous l’aveu de la totale défaite du Reich nous a montré l’image de la ruine du peuple allemand. Mais ces ruines se relèveront un jour, et pour empêcher qu’un nouveau drame vienne encore ensanglanter le monde, on aura toujours besoin de la France… ».

J’achève en levant mon verre au nom de la France et de l’armée française, à la santé de Joukov et en l’honneur du maréchal Staline et de l’Armée Rouge. Acclamations, applaudissements, grands bruits d’orchestre…

Très caractéristique est ensuite l’improvisation de M. Vychinski qui tient à honorer spécialement la France en rappelant qu’elle est le berceau de tous les soulèvements populaires, et en établissant un parallèle entre les volontaires de 1792 et nos maquisards. Et lorsque l’interprète traduit ses paroles en français, le ministre le reprend à deux reprises pour inexactitude.

Vingt-sept toasts au total furent ainsi portés aux chefs d’Etat et aux généraux alliés, ainsi qu’aux différentes armes, en particulier aux chars, à l’aviation, à l’artillerie. Comme la tradition russe veut qu’on vide son verre à la fin de chacun d’eux et qu’on renouvelle ce geste après le ban de l’orchestre qui suit invariablement chaque toast – ou du moins qu’on paraisse le faire – ce fut bien des verres de vodka que je dus boire – héroïquement – au cours des six heures de ce mémorable banquet, afin de ne pas perdre la face devant nos camarades de combat soviétiques !

Il est plus de 7h du matin et il fait grand jour. Le maréchal Joukov donne enfin le signal du départ. On se serre une dernière fois la main. Les délégations américaine et anglaise qui doivent quitter Berlin immédiatement se rendent à Tempelhof.

Notre avion ne doit décoller qu’à 11 heures. Nous regagnons donc notre modeste maison où, brisés de fatigue, nous nous jetons sur nos matelas, pour essayer de prendre quelques instants de repos.

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