AU XXIe SIECLE, QUEL RÔLE POUR LA NATION ?

par Jean-Marie Dedeyan
Vice-président de la Fondation Charles de Gaulle

La notion de nation n’a cessé d’évoluer au fil des siècles. A l’époque médiévale, le concept de nation correspond à un groupe d’hommes ayant une commune origine et ses frontières ne sont pas encore fixées. Au XVIIIe siècle, Jean-François Lambert, inspecteur des apprentis de l’Hôpital général, qui se cache en province pendant la Terreur, publie en 1792, un ouvrage intitulé « Qu’est-ce qu’une nation, un corps politique, un État ? ». La France révolutionnaire est alors, depuis le mois d’avril, en guerre face aux monarchies européennes qui désirent rétablir Louis XVI dans ses droits monarchiques.

A la suite de l’abolition de la monarchie et de la victoire des troupes révolutionnaires à Valmy, le 20 septembre 1792, la République est furtivement proclamée par la Convention nationale le 22 septembre, sur proposition de Danton. Puis les députés prêtent serment de fidélité à la République décrétée « une et indivisible ». En à peine quatre ans les Français sont ainsi passés d’une monarchie de droit divin, vieille de près de mille ans, à un régime républicain.

Un travail constitutionnel est alors engagé par la Convention. Royalistes, modérés et radicaux vont s’affronter jusqu’à la prise du pouvoir par les députés montagnards, déterminés à contenir les contestations des royalistes, des girondins et des modérés.

La chute de Robespierre, guillotiné le 28 juillet 1794, met fin à l’épisode de la Terreur. Une période marquée, cependant, par deux novations inspirées des droits de l’Homme : l’instauration du premier suffrage universel masculin et la première abolition de l’esclavage par la constitution de l’an I (24 juin 1793) qui, en définitive, ne sera pas appliquée.

La notion de nation fait surtout débat au XIXe siècle : pour les uns, la nation fait l’objet d’un consensus sous la forme d’un « plébiscite du quotidien » (Renan) ; pour les autres, c’est un regroupement d’hommes de culture commune (Fichte), ce qui conduit aux dérives du nationalisme allemand [1]. Le XIXe siècle européen connait à cette époque une lutte entre les « nationaux » et les Empires. La France y constitue un espoir et un soutien pour les premiers (Italie et Pologne).

Au début du conflit franco-prussien de 1870, l’historien Fustel de Coulanges considère, dans un écrit intitulé « L’Alsace est-elle allemande ou française ? », que « ce qui distingue les nations, ce n’est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances. Voilà qui fait la patrie ».

La conférence d’Ernest Renan

Douze ans plus tard, l’historien et philosophe Ernest Renan répond à la question « Qu’est-ce qu’une nation ? » à l’occasion d’une désormais célèbre conférence prononcée à la Sorbonne, le 11 mars 1882 :

« Une nation est une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie… » [2].

La nation, une communauté unie, solidaire et souveraine

La nation est, ainsi, une « conscience morale » d’appartenance à une communauté dont la force dépend non seulement de l’histoire, de la langue, du territoire, de la culture, d’une volonté d’union, de cohésion, mais aussi d’une capacité de renoncement de chacun des individus au profit de la communauté, de son idéal et de ses droits légitimes.

La notion d’ordre identitaire (la nation établie sur un territoire délimité et définie en fonction des individus qui se considèrent liés entre eux, lui conférant sa légitimité) coïncide, en France, avec une notion d’ordre politique et juridique (l’Etat).

On observe à cet égard une continuité entre la Monarchie et la République. L’Etat-nation se caractérise par une autorité fondée sur la souveraineté du peuple qui s’exprime, après la Révolution, par ses représentants élus par les citoyens. Il convient de distinguer l’Etat-nation de l’Etat multinational (par exemple : le Royaume-Uni, la fédération de Russie, l’Empire austro-hongrois…).

Pour le général de Gaulle, la nation est la collectivité première, définie par son cadre de frontières, son histoire, soudée par l’intérêt, sa culture et ses héros. A ses yeux, la nation française est une et indivisible (une seule France, une seule République).

Dans son discours de Bayeux (16 juin 1946), ses interventions télévisées de 1958 à 1969, et dans différents ouvrages, le fondateur de la Ve République a eu l’occasion d’exposer sa pensée et d’évoquer ses conceptions de la nation française [3], des institutions et de l’exercice du pouvoir à la tête d’une France unie et indépendante [4]. « L’Etat en répond » et s’attache, pour ce faire, à faire coïncider ordres politiques et juridiques, et sentiment commun d’appartenance. A ses yeux « la France est une nation exceptionnelle que la providence voue à la grandeur, à un destin hors du commun, dans le succès comme dans l’échec » [5].

Charles de Gaulle apporte une notion supplémentaire : la souveraineté du peuple français. Et cette souveraineté est indissoluble. C’est pourquoi il l’incarne, lance son célèbre Appel du 18 juin et l’ « emporte » en 1940, aussi modestes soient ses moyens. Jusqu’à sa démission à l’issue du référendum du 27 avril 1969 puis dans ses Mémoires, il ne cessera de souligner que la souveraineté repose aussi sur une capacité à rayonner et à peser.

Deux citations portées en lettres de bronze sur le mur de granit de la Croix de Lorraine monumentale érigée à Colombey-les-deux-Eglises après la mort du Général rendent hommage au de Gaulle universel, humaniste et libéral :

« En notre temps la seule querelle qui vaille est celle de l’homme… C’est l’homme qu’il s’agit de sauver, de faire vivre et de développer »

« Il existe un pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté du monde »

Un atout essentiel de la nation française

Cette conception humaniste a, non seulement, inspiré le général de Gaulle en politique intérieure comme en politique extérieure mais elle fonde également l’attention qu’il portait aussi aux Départements et Territoires d’Outre-Mer. Les pourtours de la France ne se réduisent pas à l’Hexagone !

L’outre-mer français n’est pas seulement un héritage. Ses 2,7 millions de citoyens français sont une composante essentielle de la nation. Dans un contexte de continuité territoriale, dans l’Atlantique, le Pacifique, l’Océan indien et l’Antarctique, les départements, régions et collectivités territoriales de notre outre-mer contribuent à faire de la France une grande puissance maritime [6] entretenant des relations de voisinage dans plusieurs régions du monde et dotée, aujourd’hui, d’une Zone Economique Exclusive (ZEE) de près de 11 millions de km2. S’ajoutant aux ZEE des autres pays membres de l’Union, cette immense superficie permet à l’Europe de disposer du premier domaine maritime mondial à l’heure d’une prise de conscience de l’importance des enjeux océaniques pour l’avenir de notre planète et de ses habitants.

Les espaces ultra-marins sont donc, à l’évidence, appelés à tenir leur place au sein de la République et à jouer un rôle important face aux grands enjeux économiques, énergétiques, biologiques, climatiques de notre époque. La vie est née il y a quatre milliards d’années dans les profondeurs de nos océans. Il est donc essentiel de continuer à étudier les composantes du milieu marin et des ressources qu’il est en capacité d’apporter aux générations futures.

Une philosophie d’organisation et de fonctionnement

Forgée au fil de l’histoire, la nation n’est pas seulement une conception politique. Il en résulte, en effet, une philosophie d’organisation et de fonctionnement enrichie par la Constitution de 1958 et fondant à la fois la légitimité du pouvoir et l’équilibre de la cohésion sociale.

La nation est nécessaire à la liberté car il ne peut y avoir de liberté sans solidarité du corps social et, hors circonstances exceptionnelles, c’est la loi votée par une majorité issue elle-même d’un vote démocratique qui permet le « gouvernement de la liberté » par l’acceptation de l’autorité issue de cette majorité.

Cette solidarité nationale doit être solide car notre liberté est subordonnée à l’indépendance de la France et au respect de sa souveraineté par des voisins, des partenaires et des puissances mondiales qui ne nous apportent leur soutien ou leur aide que dans la mesure où nous leurs sommes utiles.

Michel Debré, ancien Premier ministre du général de Gaulle, soulignait, ainsi, qu’il « est de notre intérêt et conforme à notre indépendance d’avoir avec les Etats-Unis des relations d’alliance et avec l’Union soviétique des relations de bonne entente… La qualité de l’alliance et de la bonne entente est fonction de notre aptitude à nous diriger nous-mêmes sans que ni l’une ni l’autre de ces superpuissances puisse nous considérer comme alignés sur l’une ou l’autre ».

Certes la Russie, la Chine, le totalitarisme de certains responsables dans différentes parties du monde, l’action de mouvements terroristes et l’évolution des forces en présence sur la scène mondiale conduisent aujourd’hui les hauts responsables à la concertation entre alliés ou partenaires. Mais la politique gaullienne de recherche d’autonomie, de liberté aussi grande que possible au sein du camp occidental est moins difficile qu’on ne le pense. Ainsi, en 1962 la Grande-Bretagne rechigne à soutenir les Etats-Unis lors de la crise de Cuba. Le général de Gaulle, lui, y reconnait un enjeu de souveraineté pour le président américain Kennedy.

La pluralité de la France, son histoire, ses capacités dans bien des domaines en font une nation apte à rayonner dans le monde et à porter son message de liberté. Cette politique extérieure adaptée à la défense de ses intérêts « exige une économie compétitive et des finances saines. Elle exige également une classe politique et, en tous domaines, des responsables qui ne cherchent point à plaire à l’une ou à l’autre pour des raisons personnelles ou de politique intérieure » [7].

Quelle souveraineté pour la France dans l’Europe d’aujourd’hui ?

Pour ceux qui préconisent un renforcement de la politique européenne, il parait utile de souligner qu’il est de notre intérêt d’instaurer, à l’exemple du général de Gaulle, du chancelier Adenauer et de leurs successeurs, des relations approfondies avec l’Allemagne et des relations suivies avec nos autres partenaires européens, notamment en matière économique, scientifique, technologique et culturelle.

Mais, si différentes perspectives de coopération positive s’offrent aux nations européennes dans ces domaines, il faut rester conscients que « les aspirations et les convenances profondes de chacune d’elles demeurent séparées, parfois antagonistes et, pour le moins, souvent divergentes. ». Malgré de nombreuses déclarations d’intention, l’actualité nous en apporte presque chaque jour l’incontestable démonstration !

En fait, la nation n’est pas le refus d’une coopération durable avec d’autres pays européens. Mais, depuis son élargissement, nous voyons que l’organisation européenne se fait trop souvent au bénéfice des nations les plus résolues à profiter des dispositifs mis en œuvre à Bruxelles tout en venant concurrencer chez eux leurs partenaires européens avec des pratiques salariales qui déséquilibrent la libre concurrence sur plusieurs marchés nationaux.

Même si dans différents domaines la coopération parait désormais utile et efficiente, même si la pandémie de Covid 19 a fait l’objet d’une opportune approche concertée, même si les grands pays européens ont pris conscience d’une trop forte dépendance à l’égard des fournisseurs asiatiques pour l’approvisionnement en produits indispensables aux entreprises  (santé, agro-alimentaire, composants électroniques nécessaires aux industries automobile, aéronautique, télécoms…),  dans plusieurs autres domaines il faut bien constater que des intérêts divergents ont vu le jour, aussi bien depuis le fort engagement des pays de l’Est dans l’OTAN, au détriment d’une défense européenne, qu’à l’occasion des longues négociations avec le Royaume-Uni sur le Brexit.

Or la nation est le fondement de la souveraineté. Dans l’article 3 de la « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen » il est précisé que « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation : nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ».

C’est donc le peuple qui détient la souveraineté et en délègue le pouvoir d’exercice à l’autorité étatique qui en émane en application de la Constitution.

Nation et État

La conception élective de la nation est, ainsi, l’utile complément démocratique de sa conception initiale. Et la nation s’identifie à l’Etat dès lors que ses responsables se font « l’instrument explicite et efficace de son autodétermination » [8]. Il en résulte une forme de pacte social entre le peuple et le pouvoir étatique chargé d’assurer sa sécurité, de garantir ses droits individuels et collectifs et de veiller au respect de ses devoirs.

Le recul actuel de la compétitivité française donne lieu, en cette période de campagnes électorales, à la présentation de différents projets de redressement. A l’évidence une croissance forte et responsable peut permettre de soutenir à la fois le pouvoir d’achat, la transition écologique et notre modèle social. Encore faut-il que les conditions d’une reprise de la croissance soient réunies.

C’est à la lumière de ce pacte social et de notre héritage national qu’il faut envisager la coopération européenne. Une association d’Etats en fonction d’objectifs correspondant à des intérêts communs est la voie de la réalité et de l’efficacité. « Si une approche confédérale d’une Europe respectant la souveraineté de chacun des pays membres s’inscrit bien dans la conception gaulliste, une Europe fédérale ne pourrait que porter atteinte à nos intérêts, à l’identité nationale et donc à l’indépendance et à la souveraineté de notre Pays. Ce que les Français ne feront pas aujourd’hui, demain, pour la France, nul ne le fera à leur place », affirmait fréquemment Michel Debré.

Les Français doivent rester les acteurs de leur destin

Alors que la compétition mondiale se joue sur des terrains en pleine évolution et qui ne sont pas seulement géographiques, les Françaises et les Français doivent, par conséquent, même si différents domaines de coopération sont évidemment utiles, être en mesure de rester les acteurs authentiques et solidaires de leur destin.

Philippe Séguin, ancien président de l’Assemblée nationale, a souligné à juste titre que «La République moderne ne présuppose aucun retour en arrière ; elle suppose seulement de privilégier la préservation et le rayonnement de l’Etat et de la nation. Et la réhabilitation de la République commence donc par celle de l’Etat, dès lors que c’est par l’Etat que s’exprime cet intérêt général qui est consubstantiel à l’idée de la République » [9].

L’Europe n’est bénéfique et souhaitable qu’à condition de s’y investir de manière réfléchie et volontaire (comme le font les Allemands à Bruxelles) et non de la subir par découragement ou indifférence. Est-il besoin de souligner aussi que le couple franco-allemand est une construction permanente où il faut être fort pour être respecté comme pour faire valoir sa vision. A l’heure où quelques différences apparaissent entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud, il convient, en outre, d’entretenir un dialogue confiant avec nos voisins méditerranéens membre de l’Union européenne.

Face aux enjeux géostratégiques, aux défis technologiques et scientifiques, au défi climatique, aux rivalités commerciales et à l’intérêt de préserver ses valeurs culturelles la France doit continuer à jouer son rôle. Le développement de la coopération entre les nations européennes passe dès lors par l’affirmation du rôle des Etats et non par une supranationalité irréaliste et à visée fédéraliste quand les services de la Commission européenne ou le parlement européen s’évertuent à préparer ou à voter des mesures (et des normes) dont la pertinence et l’équité font encore trop souvent l’objet de critiques et, même, de fréquentes contestations dans différents pays-membres.

[1] Johann Gottlieb Fichte (1762-1814) est un philosophe allemand adepte d’un pangermanisme exaltant la prédestination de l’Allemagne au gouvernement du monde. Il est l’auteur de 14 célèbres discours à la nation allemande et, avec Friedrich List, d’un programme politique préconisant la constitution d’une « Europe du centre » sous influence culturelle allemande.

[2] Quatre ans plus tard, Paul Déroulède (1846-1914) va prononcer le discours de Buzenval, passage du nationalisme ouvert au nationalisme fermé (« libérer la France avant de libérer l’Alsace-Lorraine », qui pèsera lourdement sur le nationalisme français (cf. le Maurice Barrès des débuts et les dérives du nationalisme français pendant l’Affaire Dreyfus).

[3] Le 13 mai 1958, il déclare : « Ce n’est pas la gauche, la France ! Ce n’est pas la droite, la France ! Naturellement, les Français, comme de tout temps, ressentent en eux des courants. Il y a l’éternel courant du mouvement qui va aux réformes, qui va aux changements, qui est naturellement nécessaire, et puis, il y a aussi un courant de l’ordre, de la règle, de la tradition, qui, lui aussi, est nécessaire. C’est avec tout cela qu’on fait la France. Prétendre faire la France avec une fraction, c’est une erreur grave, et prétendre représenter la France au nom d’une fraction, c’est une erreur nationale impardonnable ».

[4] Le 31 janvier 1964, lors d’une conférence de presse à l’Elysée, après avoir souligné que « la nation française est en paix », à l’intérieur comme à l’extérieur, il évoque sa conception de la constitution, du fonctionnement de l’Etat et son propre rôle de « garant du destin de la France et de celui de la République ».

[5] Mémoires de guerre, Charles de Gaulle (Plon)

[6] Mon article sur « Les espaces maritimes de la France, une longue histoire et un enjeu majeur » paru dans la Lettre d’information périodique de la Fondation Charles de Gaulle (n°28, 24 mai 2021 ).

[7] La Lettre de Michel Debré, n° 4, mai 1977

[8] Emilie Tardivel, dans la revue Etudes, parue en octobre 2016

[9] « Discours encore et toujours républicains » (Editions Denoel, page 52)

    Principaux extraits de la conférence d’Ernest Renan

    « Depuis la fin de l’Empire romain, ou, mieux, depuis la dislocation de l’Empire de Charlemagne, l’Europe occidentale nous apparaît divisée en nations, dont quelques-unes, à certaines époques, ont cherché à exercer une hégémonie sur les autres, sans jamais y réussir d’une manière durable. Ce que n’ont pu Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon Ier, personne probablement ne le pourra dans l’avenir. L’établissement d’un nouvel Empire romain ou d’un nouvel Empire de Charlemagne est devenu une impossibilité. La division de l’Europe est trop grande pour qu’une tentative de domination universelle ne provoque pas très vite une coalition qui fasse rentrer la nation ambitieuse dans ses bornes naturelles.

    Une sorte d’équilibre est établi pour longtemps. La France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie seront encore, dans des centaines d’années, et malgré les aventures qu’elles auront courues, des individualités historiques, les pièces essentielles d’un damier, dont les cases varient sans cesse d’importance et de grandeur, mais ne se confondent jamais tout à fait….

    La nation moderne est donc un résultat historique amené par une série de faits convergeant dans le même sens. Tantôt l’unité a été réalisée par une dynastie, comme c’est le cas pour la France ; tantôt elle l’a été par la volonté directe des provinces, comme c’est le cas pour la Hollande, la Suisse, la Belgique ; tantôt par un esprit général, tardivement vainqueur des caprices de la féodalité, comme c’est le cas pour l’Italie et l’Allemagne. Toujours une profonde raison d’être a présidé à ces formations. Les principes, en pareils cas, se font jour par les surprises les plus inattendues.

    Nous avons vu, de nos jours, l’Italie unifiée par ses défaites, et la Turquie démolie par ses victoires. Chaque défaite avançait les affaires de l’Italie ; chaque victoire perdait la Turquie ; car l’Italie est une nation, et la Turquie, hors de l’Asie Mineure, n’en est pas une.

    C’est la gloire de la France d’avoir, par la Révolution française, proclamé qu’une nation existe par elle-même. Nous ne devons pas trouver mauvais qu’on nous imite. Le principe des nations est le nôtre. Mais qu’est-ce donc qu’une nation ? Pourquoi la Hollande est-elle une nation, tandis que le Hanovre ou le grand-duché de Parme n’en sont pas une ? Comment la France persiste-t-elle à être une nation, quand le principe qui l’a créée a disparu ? Comment la Suisse, qui a trois langues, deux religions, trois ou quatre races, est-elle une nation, quand la Toscane, par exemple, qui est si homogène, n’en est pas une ? Pourquoi l’Autriche est-elle un État et non pas une nation ? En quoi le principe des nationalités diffère-t-il du principe des races ?…

    Ce n’est pas la terre plus que la race qui fait une nation. La terre fournit le substratum, le champ de la lutte et du travail ; l’homme fournit l’âme. L’homme est tout dans la formation de cette chose sacrée qu’on appelle un peuple. Rien de matériel n’y suffit. Une nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de l’histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol…

    Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis…

    Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie… » 

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