« CE QUE J’AI VU EN POLOGNE »

par Jean-Louis Crémieux-Brilhac

BBC, « Les Français parlent aux Français », 5 janvier 1942
In Les voix de la Liberté, tome 2. La Documentation française, 1975

Fait prisonnier dans l’Aisne le 11 juin 1940, Jean-Louis Crémieux est incarcéré en Allemagne. Le 4 janvier 1941, il s’évade du Stalag II B et gagne l’Union soviétique où il est emprisonné avec plus de 200 autres Français. Avec l’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne, l’URSS devient l’alliée de la France Libre. Jean-Louis Crémieux peut donc, avec 185 autres évadés français (dont Alain de Boissieu et Pierre Billotte) rallier la Grande-Bretagne où il s’engage dans la France Libre le 9 septembre 1941 sous le nom de Brilhac. Invité de l’émission « Les Français parlent aux Français » le 5 janvier 1942, il témoigne du martyre de la Pologne.

Hitler a pu supprimer la République de Pologne ; il peut ordonner à ses soldats de matraquer, déporter, fusiller des Polonais ; mais on n’assassine pas une Patrie ! Nous avons vu les troupes allemandes cerner Ostrolenka le 10 décembre 1940, contraindre les habitants à abandonner leurs biens, leur maison, leur bétail dans le délai d’une demi-heure, les enfermer dans les églises de la localité, hommes, femmes, vieillards, enfants pêle-mêle, les y laisser trois jours entiers sans nourriture et sans feu alors qu’il faisait 25° en dessous de zéro, puis, le troisième jour, les embarquer dans des camions découverts à destination de Varsovie. Plusieurs enfants étaient morts entre temps, les mères partirent en emportant les petits cadavres serrés dans leurs bras ; mais, lorsque sonna l’heure du départ, nous les avons entendues reprendre en chœur l’hymne national polonais. La Pologne souffre, mais sa foi en la victoire est plus vivace que jamais.

Nous qui avons été témoins de la résistance de ce peuple héroïque, nous avons eu l’émotion de découvrir que partout où il y avait des Polonais, nous avions des amis.

Imaginez un village de Poméranie : c’est le soir, des prisonniers français rentrent du travail, colonne de forçats encadrés par leurs sentinelles. Un homme les regarde passer :il porte sur la poitrine un petit losange jaune et violet où est imprimé la lettre P. Ce petit bout d’étoffe signifie que cet homme est un Polonais et qu’il a trouvé sa place de paria dans l’Ordre Nouveau ; il ne vous regarde pas ; il ne vous parle pas, il n’en a pas le droit ;demain il sera peut-être matraqué à mort par quelque Feld-Webel ; demain, ses enfants, qu’il n’a pas vu depuis deux ans, seront peut-être condamnés à casser la glace avec une barre de mine dans un camp de Prusse orientale ; pour lui, le mot collaborer n’a qu’un sens : lutter aux côtés de ceux qu’anime la même haine ; pour lui, les anciennes alliances sont toujours valables. Faites-lui un signe d’intelligence : ce soir, ou demain, ou dans huit jours, à un instant où vous serez seul et sans témoin, vous le trouverez à côté de vous. Luis avez-vous parlé d’évasion ? Un soir, dans l’ombre, quelqu’un vous met sous le bras un vêtement civil qui vous manquait pour partir. Un dialogue chuchoté derrière un mur… et tel médecin de Cracovie ou de Poznan glisse dans votre poche un papier : vos nouvelles pièces d’identité, fabriquées quelque part dans une officine mystérieuse et transmises de main en main sous la surface dormante des provinces soi-disant pacifiées.

Sur les 186 Français qui se sont évadés d’Allemagne en Russie, il en est 25 qui ont été aidés par des Polonais ; 12 d’entre nous ont traversé toute une province de Pologne en se contentant de marcher au hasard, de ferme en ferme, et de demander du secours. IL suffisait qu’un fugitif frappât au carreau d’une maison polonaise et qu’il murmurât : « je suis français » pour qu’aussitôt la porte s’ouvrît ; on le faisait asseoir à la table de famille ; on lui parlait les larmes aux yeux de la France et de Paris ; et la France et Paris, cela ne se ramenait pas comme aux yeux des Allemands à la tour Eiffel et aux Folies-Bergère ; cela signifiait pour eux la patrie et la capitale des vraies libertés humaines. Avant que l’évadé ne reprît la route, on lui demandait l’adresse des siens ; et on l’embrassait avant de lui dire au-revoir. L’hospitalité polonaise reste pour nous un souvenir inoubliable. Nous ne pourrions citer le cas d’un seul Polonais qui ait dénoncé ou qui ait seulement refusé d’héberger le Français qui frappait à sa porte, alors cependant que, dans chaque village, de grandes affiches édictaient que « quiconque abriterait un fugitif serait passé par les armes ».

[…] Ce que nous avons retrouvé en chaque cœur polonais, c’est le visage idéal de la France, son visage héroïque et généreux tel qu’il mérite d’être aimé et tel que nous voulons qu’il soit.

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