« Ce qui, pour les pouvoirs publics, est désormais primordial, c’est leur continuité et leur efficacité. Nous vivons en un temps où des forces gigantesques sont en train de transformer le monde. Sous peine de devenir un peuple périmé et dédaigné, il nous faut dans les domaines scientifique, économique et social évoluer rapidement. D’ailleurs, à cet impératif répondent le goût du progrès et la passion des réussites techniques qui se font jour parmi les Français, et d’abord dans notre jeunesse. Il y a là des faits qui dominent notre existence nationale et doivent par conséquent commander nos institutions ».
A ceux qui s’acharnent à traquer la pensée profonde du général de Gaulle dans les recoins tortueux de propos rapportés, où elle serait censée se dissimuler, on peut opposer un argument des plus simples : cette pensée se trouve exprimée, clairement, dans ses discours et ses conférences de presse. De Gaulle n’y est pas moins franc, pas moins transgressif ou audacieux, son éloquence ternaire ne cherche nullement à recouvrir ses intentions ou sa vision : au contraire, il va alors à l’essentiel. Concernant notre régime républicain qui, l’an prochain, devrait outrepasser en longévité la IIIe République, l’essentiel est dit dès le 4 septembre 1958. Il s’agit pour le Général de doter la France d’un socle institutionnel fondé sur la profondeur de son histoire politique, à la fois républicain, stable et efficace. Mais si on lit bien le Général, il ne s’agit pas que de cela, l’ambition est plus vaste : il s’agit pour ce Régime d’ancrer, de favoriser ce qui fonde le progrès économique, social, technique de la France, un acquis que de Gaulle lui-même a contribué à forger à la Libération, en mettant en œuvre le programme du CNR. Si l’on y ajoute le rôle fondamental dévolu à l’Etat, à la constitution administrative stable (« la nation française refleurira ou périra suivant que l’État aura ou n’aura pas assez de force, de constance, de prestige, pour la conduire là où elle doit aller », ajoute-t-il), on peut forger l’hypothèse que cette constitution de 1958, animée par la pratique gaullienne, est à la fois un lieu de confluences et un point d’équilibre entre des évolutions ancrées de longue date, certaines écrites, certaines implicites, qui n’en sont pas moins puissantes. Évidemment, ce tableau n’est pas achevé, pas même aux yeux de De Gaulle lui-même, l’échec du référendum de 1969 est là pour le rappeler, mais une forme d’équilibre originel a été trouvé. La cathédrale d’efficacité politico-administrative qui en a résulté, dans les années précédant Mai 68, suscite encore, aujourd’hui, une forme de nostalgie dans notre imaginaire politique. Elle a ancré dans l’imaginaire politique français l’importance des enjeux constitutionnels : changer de régime républicain permet de réaliser ce qui était impossible auparavant, faire la paix en Algérie, se donner les moyens de choisir l’Europe, moderniser le pays à travers de grands projets industriels mobilisant les compétences du secteur privé sous pilotage étatique (programme électro-nucléaire, recherche spatiale, recherche médicale, etc…). Bref, la Ve République théorise de manière implicite une forme de « libéralisme d’État » à la fois performant économiquement et adossé à un modèle social fort, dans un contexte de maîtrise rigoureuse des comptes publics. Sommes-nous orphelins de cet héritage ? Et dans ce cas, comment le sommes-nous devenus ?
C’est de ce point qu’est partie la réflexion, initiée par la Fondation Charles de Gaulle sous la direction d’Hervé Gaymard et d’Arnaud Teyssier, et dont se sont emparés les chercheurs, historiens, mais aussi juristes, politistes, économistes, et aussi praticiens de la Ve République qui ont contribué à cet ouvrage : n’a-t-on pas perdu de vue, dans notre manière d’appréhender la Ve République, cette double dimension ? Celle-ci n’est-elle plus considérée actuellement que comme un cadre de gouvernement, limité à une « monarchie républicaine », alors que l’on perd de vue le tableau d’ensemble, et ce que ce cadre rend possible ? Et inversement, cette vision panoramique est nécessaire pour bien appréhender ce qui se passe au premier plan, ce qui repose sur un exécutif en position de trancher. Originellement, cette réflexion a donné lieu à un colloque sur les « compromis implicites de la Ve République », organisé en partenariat avec l’École nationale d’Administration et l’École Normale supérieure (Ulm), qui fournit une base à cet ouvrage. Mais il nous a semblé nécessaire d’y adjoindre d’autres contributions qui prolongeaient cette réflexion afin d’éclairer le lien entre l’éloignement des racines profondes de la Ve et la « crise » que celle-ci semble traverser actuellement. Trois axes de réflexion ont été privilégiés.
Tout d’abord, il s’agissait de réfléchir à la « rupture » qu’à pu constituer l’avènement de la Ve République. Bien souvent, parler de « rupture » tend à corroborer l’hypothèse d’un régime forgé par et pour le général de Gaulle. Le détour par l’histoire est ici éclairant. Lors du débat constitutionnel, le régime puise au contraire à plusieurs sources. D’abord, à celle que constituent les débats sur la place de l’exécutif qui animent le XIXe siècle français. Il faut ainsi reconsidérer les débats constitutionnels aboutissant au texte de compromis de 1875, dont de Gaulle soulignera l’équilibre initial. Il est tout aussi essentiel de considérer le réformisme des années 1930, le courant qui porte la réforme de l’État, dont l’une des figures de proue est André Tardieu (de Gaulle manqua de devenir sa plume en 1931). Mais les travaux mettent en lumière une troisième source, bien souvent sous-estimée, celle qui abonde les tentatives pour réformer de l’intérieur la IVe République défaillante. Parmi les constituants de 1958, on compte aussi des hommes comme Guy Mollet ou Antoine Pinay, qui ont, chacun à leur mesure, confronté les limites d’un régime d’assemblée dominé par les partis à la nécessité de prendre des décisions âpres et douloureuses. La part de parlementarisme rationalisé, qui fait écho au célèbre discours de Michel Debré devant le Conseil d’État, le 27 août 1958 (« Une première volonté a dominé ce projet : refaire le régime parlementaire de la République ») est ici à redécouvrir. On ne peut saisir le projet gaullien sans embrasser toutes ces composantes, sans considérer, également, son idée force qu’à la stabilité de la constitution administrative s’est de longue date opposée, en France, l’instabilité de la Constitution politique, et qu’il est temps, en 1958, de combler ce décalage.
C’est précisément ce qui conduit au second champ de réflexion : que recèle la Ve République, par-delà le texte constitutionnel ? Quels sont ces « compromis implicites », ces tuteurs invisibles que la stabilité de l’exécutif conforte ou ravive ? La réflexion distingue d’abord les compromis internes au texte constitutionnel, comme la relation entre l’Élysée et Matignon, le « domaine réservé », dont l’histoire est complexe, ou le compromis fondamental entre l’État et l’administration : les réformes de 1958 relèvent en effet d’une rencontre entre une capacité administrative forte et une volonté politique enfin assumée et constante. Mais l’ambition était aussi d’expliciter les « grands équilibres » du régime : il convenait donc de se demander ce que l’équilibre constitutionnel rendait possible : à bien des égards, le texte de 1958 redynamise les compromis de 1945, auxquels de Gaulle a déjà contribué. Constitution sociale, constitution économique, constitution judiciaire : tout un pan de l’État garant, de l’État stratège, également, se révèle à travers cette réflexion. La notion de libéralisme d’État, profondément ancrée dans l’imaginaire politique français sans être pour autant formulé avec clarté, trouve ici une de ses sources.
Mais bien évidemment, la Ve n’est pas restée figée aux temps des années gaulliennes. Les révisions constitutionnelles, l’intégration européenne comme l’évolution du lien que les Français entretiennent avec leurs institutions constituaient un dernier champ de réflexion important. En effet, loin de toute approche hagiographique, il fallait partir des failles et du caractère inachevé du socle gaullien, pour s’interroger sur ces moments de calage et de décalage (le traité de Maastricht en 1992, le quinquennat en 2000, la réforme constitutionnelle de 2008) au cours desquels l’équilibre initial est modifié. La réflexion aboutit alors à une hypothèse : la crise que traverse la Ve République répond avant tout au fait que l’on s’est éloigné de ses logiques profondes, de ses choix, de ses usages, tout en ayant conservé la part non-réductible de son cadre institutionnel, la prééminence présidentielle. C’est peut-être alors, paradoxalement, un message d’optimisme qui se dégage au terme de ce parcours : ces logiques profondes existent encore et toujours, elles s’inscrivent dans une adéquation profonde avec l’histoire politique française au long cours. Plus que tout, elles permettent encore aux élus choisis par les Français de décider, et donc de gouverner, s’ils le veulent.
Il reste à espérer que cette lecture éclairera le débat sur nos institutions, particulièrement en rappelant qu’en ce domaine, il n’est guère de choix de circonstance, et que notre modèle institutionnel est l’un des piliers, légué par le général de Gaulle, de ce que l’on peut qualifier de « modèle français ».