LA GUERRE D’ALGÉRIE DE GUY PERVILLE

Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2021

par Franck Roubeau

Soixante ans après, la guerre d’Algérie demeure notre « boîte à chagrin ». Les livres récents sur le sujet ne manquent pas et celui-ci est une réédition. Dès lors, pourquoi le lire ? La réponse est très simple. En ces temps d’affrontements mémoriels et de compétitions victimaires, avivés par l’échéance électorale élyséenne, on entend tout et parfois n’importe quoi. Il est donc indispensable de faire le point. Et à cet égard, le livre de Guy Pervillé se distingue par sa clarté et son objectivité.

Professeur émérite d’histoire contemporaine de l’université de Toulouse – Le Mirail, l’auteur propose une démarche chronologique qui évoque les faits, leur enchaînement, les acteurs, le tout chiffres à l’appui (on trouve par exemple aux pages 114 à 116 le bilan humain du conflit). Le livre refermé, on comprend mieux pourquoi il fallut 8 années pour résoudre cette décolonisation épineuse (parce que nationale et internationale, franco-française et algéro-algérienne), paradoxale (une guerre perdue sans défaite militaire), longtemps mal nommée (opérations de maintien de l’ordre, « événements ») et encore mal bornée (en particulier la date de fin).

Aurait-on pu faire l’économie d’une telle crise ? Assurément pas, essentiellement pour des raisons démographiques : on comptait un million de Français en 1954 (10% de la population totale, dont 80% en ville) vivant là depuis plusieurs générations – rien de commun avec n’importe quelle autre partie de l’empire colonial où les Français n’étaient jamais plus que quelques dizaines de milliers. Et puis il y avait la fiction de l’organisation administrative : l’Algérie était une colonie déguisée en départements, avec des mairies, des écoles, des monuments aux morts de « 14-18 » et des sous-Préfets, comme dans la Creuse ou l’Orne… 9 millions de FSNA en sus (Français de Souche Nord Africaine selon la terminologie d’époque, révélatrice de l’incapacité de penser les indigènes autrement que comme tels). La discrimination fondamentale héritée de la conquête entre les vainqueurs et les vaincus (page 8) demeura l’invariant d’un territoire qui, en mal comme en bien, fut révolutionné par 130 années de présence française. La colonisation avait ainsi créé une société inégalitaire dans laquelle la majorité des ressources du pays appartenait à une population minoritaire (page 11). Du projet Blum-Violette au statut de 1947, la volonté politique manqua pour y remédier.  Dès lors, dans un pays aux communautés compartimentées et hiérarchisées (en dépit de l’universalisme républicain) et où les exactions de la conquête demeuraient vivaces dans la mémoire des mechta écrasées par la misère, la violence explosa en 1945 – en l’occurrence à Sétif et Guelma. Moyennant répression, elle se comprima de nouveau et, malgré l’avertissement du général Duval (Si la France ne fait rien, avant dix ans, tout recommencera en pire, et probablement de façon irrémédiable, cité page 34), déferla en 1954.

 La IVe République, par son fonctionnement inadapté aux tempêtes de l’Histoire et son personnel politique de « boutiquiers » de la proportionnelle, révéla tragiquement ses insuffisances. Malgré le vœu d’une proportion grandissante de l’opinion publique métropolitaine, elle n’avait pas su régler le problème algérien par une négociation avec l’adversaire, parce que l’opposition farouche des Français d’Algérie, la volonté de revanche des cadres militaires et l’exclusion des communistes de la majorité gouvernementale rendaient impossible une telle solution. Faute de pouvoir faire la paix, elle fit la guerre (…). Mais, à force de déléguer ses pouvoirs aux chefs de l’armée, elle finit par en perdre le contrôle. En mai 1958, la France était menacée de guerre civile ou de dictature, sans l’intervention d’un homme providentiel (page 69).

D’homme providentiel, il ne pouvait y en avoir qu’un : Charles de Gaulle. Alors oui, il y eut le fameux « je vous ai compris » à Alger le 4 juin 1958. Oui, il y eut un « vive l’Algérie française » à Mostaganem le 6 juin. Pour énormément de Pieds-noirs qui les attendaient, ces mots furent inoubliables et, plus tard, leur oubli sonna comme une trahison. Cet « été des promesses » (page 70), Guy Pervillé l’explique comme un gain de temps dont avait besoin le Général pour construire son autorité (un groupe d’experts planchait alors sur la future constitution), avant de déployer sa politique étape par étape, avec comme boussole l’intérêt national qui commandait l’octroi de l’indépendance aux Algériens. Le cheminement, parfaitement restitué par l’auteur, fut long, tortueux et douloureux. La force de De Gaulle fut de faire la politique souhaitée par la grande majorité de l’opinion métropolitaine qu’il pouvait connaître par les sondages, et qu’il a fait entériner officiellement par les référendums. Il a pu isoler ses adversaires à défaut de les convaincre. Mais, en Algérie, il n’a pas réussi à faire accepter son arbitrage par les deux camps opposés. Ses concessions successives au FLN lui ont aliéné la grande majorité des Français d’Algérie et une grande partie des cadres de l’armée, tout en encourageant le GPRA dans son intransigeance. Il a su néanmoins mettre fin à la guerre franco-algérienne, mais sans éviter une guerre franco-française dont il a seulement limité l’ampleur (page 108-109).

C’est tout cela, et bien plus, qu’offre ce « grand petit livre » dont on sort affermi dans la compréhension d’une histoire aux multiples échos actuels, et qui mérite de rencontrer le plus large succès possible.

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