« Ce sont de bonnes bouteilles, mais elles sont rares ». Ces mots, célèbres, du Général au sujet de ces quelques personnalités qui ont incarné le gaullisme de gauche, parmi lesquelles se distinguent les figures de Louis Vallon et de René Capitant, définit le lien particulier qu’il a pu entretenir avec ce courant, issu de l’esprit du Conseil national de la Résistance (CNR), fondé sur la réflexion gaulliste sur la question sociale de l’époque du RPF, symbolisée par l’association capital travail, et souvent défini par son combat pour la participation. Cette dimension « sociale » à laquelle on ramène sans cesse le gaullisme de gauche, n’est d’ailleurs pas son seul marqueur, certaines inflexions gaulliennes de politique étrangère du second mandat, comme le discours de Phnom Penh et plus globalement la recherche d’une « troisième voie », étant pleinement revendiquées et soutenues. Mais la formule du Général pointe aussi, sinon la marginalité, du moins le faible poids politique de ce courant, surreprésenté chez les intellectuels, mais finalement peu implanté dans le monde ouvrier, et peu à même d’apporter au pouvoir gaulliste une plus-value politique, même modeste, dans l’électorat.

C’est tout l’intérêt de l’ouvrage de Bernard Lachaise que de retracer à la fois une matrice idéologique assez claire, dominée par l’idéal de démocratie sociale, et une matrice politique sinueuse et peu évidente, quelques hommes, souvent les mêmes, se retrouvant dans une myriade de clubs et de tentatives partisanes, la plus évidente étant l’Union démocratique du Travail (UDT), sans réussir à parler d’une même voix, et donc à peser au sein du mouvement gaulliste, particulièrement face à l’ennemi que beaucoup se sont choisis, Georges Pompidou. A de rares moment, une forme de synergie opère : l’ouvrage de Bernard Lachaise rappelle ainsi, à juste titre, l’importance de Manuel Bridier, de Lucien Rachet (Rachline), patron social, à l’époque du RPF et de la genèse de l’association capital-travail. Pour ces hommes, il s’agit de prolonger la démocratie politique en démocratie sociale, en pleine fidélité aux idéaux de la résistance, et de contester l’hégémonie du PCF en milieu ouvrier.

Mais le gaullisme de gauche souffre de plusieurs tares, qui s’avèrent finalement irrémédiables. La principale est le manque de leaders, les deux figures principales, Vallon et Capitant, s’avérant plus des théoriciens que des animateurs : leurs grandes difficultés à conserver un mandat de député en dépit de circonscriptions régulièrement favorables, l’atteste. Qualifié (perfidement) par ses ennemis d’« éminence souvent grise », Vallon, polytechnicien, signataire du plan du 9 février 1934, est bien plus un intellectuel en politique qu’un leader capable d’agréger et de structurer une force politique. Capitant, juriste, constitutionnaliste d’exception, est souvent mû en politique par une hostilité à Georges Pompidou datant de son passage au ministère de l’Education nationale à la Libération.

C’est finalement plus à travers des clubs, et plus encore à travers des journaux, comme Notre République, que l’on retrouve cette histoire et certaines convergences : aucune formation politique ne réussit à rassembler durablement les hommes qui incarnent le gaullisme de gauche. Les choix clivants (refus de se rendre aux Assises de Lille de 1967) comme les vaines tentatives de trouver des liens politiques avec une gauche, qu’après 1968 François Mitterrand mène vers l’alliance avec les communistes, achèvent de dilapider un capital politique déjà modeste. Reste pourtant une tradition, un courant de pensée, une aspiration qui s’incarnera dans des parcours politiques plus ou moins achevés, une nostalgie, peut-être : c’est tout l’intérêt de l’ouvrage de Bernard Lachaise, qu’il nous présente ici, de rappeler ce courant sous-terrain et pourtant vivace de notre vie politique.

Frédéric Fogacci
Directeur des études et de la recherche
Fondation Charles de Gaulle

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