« LA FORCE DE L’ENGAGEMENT »
par Hervé Gaymard,
de l’Institut
Intervention devant la Grande Loge de France, le 31 mai 2022
« Mais où trouver trace du destin de la vieille mademoiselle Vurpillot, qui abandonna son petit logement de la rue La Fayette, avec vue sur les rails de la gare de l’Est, prit la mer plutôt que souffrir les Allemands chez elle et qui apporta, quatre années durant son tribut de dactylographie dans un bureau de la France Libre ? Aucune distinction n’aura honoré l’humble madame Turbet, manutentionnaire patriote évacuée de Boulogne-sur-Mer, qui, se retrouvant à Londres, choisit d’y rester et passa bien des nuits, à l’approche des pleines lunes, à polycopier les courriers à parachuter en France. » Ce témoignage pourrait être tiré des Hommes partis de rien, de René Cassin, ou d’un livre d’heures des agonies successives de la France, rachetée par l’engagement de ses fils, psalmodié par Malraux. Il est extrait de La France Libre de Jean-Louis Crémieux-Brilhac.
Il miroite avec cette émouvante évocation du général de Gaulle, rare car elle touche au plus intime, prononcée à Londres, à l’Albert Hall, le 15 novembre 1941 : « Je ne commettrai pas l’indélicatesse d’insister sur ce que cela représente, au total, de souffrances et de sacrifices. Chacun de nous est seul à connaître, dans le secret de son cœur, ce qu’il lui en a coûté. »
Nous honorons ce soir des Valeureux, aux origines et aux parcours variés, dont l’engagement semble aller de soi, car ils étaient portés par une certitude, un amour de la patrie et de la liberté qui les supposaient et les dépassaient à la fois.
Et pourtant rien n’allait de soi, et c’est pourquoi nous nous inclinons devant leur ombre portée.
Ces Valeureux, inconnus, comme Hubert Germain, ou déjà éminents dans la Cité, comme Félix Éboué ou Pierre Brossolette, ont répondu au même appel qu’Edmond Michelet, qui dès le 17 juin 1940 distribuait dans des boîtes aux lettres de Brive des extraits de Charles Péguy, le Péguy de L’Argent, batailleur, âpre, moralisateur, peut-être, mais si férocement républicain : « Celui qui ne se rend pas a raison contre celui qui se rend, c’est la seule mesure, et il a raison absolument, je veux dire que la raison qu’il en a est un absolu, et que l’excédent qu’il a sur l’autre, l’écart, l’emportement qu’il a sur l’autre, est un absolu. (…) En temps de guerre, celui qui ne se rend pas est mon homme, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, et quel que soit son parti ». Sans connaître de Gaulle, dans une France qui s’effondrait sous ses yeux, Michelet avait déjà trouvé, par cet acte, le dur et exigeant chemin de l’honneur.
Alors qu’aujourd’hui nos repères semblent brouillés, qu’une certaine lassitude peut nous amener à habiller de rhétorique nos lâchetés et nos paresses, ils éclairent le sentiment de refus viscéral, la volonté irrépressible, irréductible de se battre qui anima quelques êtres comme Hubert Germain.
Avant même Munich, Bernanos partant pour le Brésil, avait prophétisé le destin de son « malheureux pays » : « La défaite des esprits fait prévoir celle des armées. » Marc Bloch, le plus vieux capitaine de l’armée française, dépeindra cette « génération qui a mauvaise conscience », ces hommes de 1940 qui « aimaient jouer sur les mots et peut-être, ayant perdu l’habitude de regarder en face leur pensée, se laissaient eux-mêmes prendre dans les filets de leurs propres équivoques ». Cet excès de mot trahit une fatigue intellectuelle et morale, et masque un déficit de lucidité et de courage.
Pourtant, les Valeureux que nous honorons savent percer l’étouffante gangue de renoncement, et ils parsèment la nuit tragique de miraculeuses étincelles. J’aime citer cette phrase d’Hubert Germain, « En juin 1940, ceux qui ont réfléchi n’ont pas bougé. » L’intelligence ne doit pas commander. Il faut toujours la remettre à sa place, comme de Gaulle l’avait noté dans Le fil de l’épée. C’est l’instinct, guidé par le simple amour de la Patrie, qu’il faut suivre. Le 14 juin 1940 au matin, passant la première épreuve du concours de l’École navale, il se lève au bout d’une heure et rend sa copie, blanche : il a mieux à faire, et part se battre, sans savoir encore où, ni même avec qui. Il ne sait pas que de Gaulle, au début des années 1920, avait lancé à de jeunes officiers : « l’histoire n’enseigne pas le fatalisme, il y a des heures où la volonté de quelques hommes brise le déterminisme et ouvre de nouvelles voies. Quand vous déplorerez le mal présent et que vous craindrez le pire, on vous dira ce sont les lois de l’histoire, ainsi le veut l’évolution ; on vous l’expliquera savamment. Redressez-vous, messieurs, contre cette savante lâcheté, c’est plus qu’une sottise, c’est un péché contre l’esprit ».
Comment percer les ressorts cachés de ces réactions, de ces choix ? Peut-être que les images parlent plus que les textes. On dispose de quelques images de jeunes français libres, militaires en rupture de ban, jeunes pêcheurs de l’Ile de Sein, signant leur engagement dans les derniers jours de juin 1940. La gravité de leur acte de transgression contraste avec leurs sourires, avec leurs rires, cigarette au bec, avec la franche camaraderie qui irradie de ces photos. Imaginent-ils alors avoir fait un choix sans retour possible ? Peut-on seulement imaginer mourir loin de son pays quand on a vingt ans ? J’aime à penser que ce n’est pas la certitude que la France allait gagner la guerre, qui dans les premiers temps leur avait permis de s’extraire de l’angoisse de l’effondrement, mais une certaine joie de vivre pleinement, de « prendre son risque », d’être à sa place, donc d’avoir raison « absolument », pour reprendre la belle formule de Péguy.
J’en retrouve un écho dans un témoignage que donna le critique Michel Cournot au sujet de la manifestation lycéenne à l’Etoile, le 11 novembre 1940. L’origine en avait été un tract appelant à manifester, distribué sous le manteau, avant d’être sortir de l’ombre par le professeur de Philosophie, René Maublanc, qui ses élèves à « lui faire l’honneur d’être lycéens ce soir. Cournot l’interprète comme une somme de sursauts individuels plus que comme une action collective réfléchie : « Cette ville, à la rentrée de 1940, n’était plus qu’une ville morte. Les passants baissaient la tête, comme des punis. Ils avaient honte. Et voilà que ces tracts que j’avais, presque par hasard, sur mon pupitre, dans ma poche, me redonnaient de l’allant. La soirée s’annonçait moins morne. Ce soir, on allait foutre la merde ».
Son récit est à l’avenant. Écoutons-le :
« Toujours pas de slogans, mais le défilé chauffait, les voix à présent faisaient un cri continu, on chantait la Marseillaise, le Chant du départ, les » Vive de Gaulle ! » s’élevaient en coups de rafales énormes, la nuit était venue, il pleuvait un peu, et les lumières des réverbères tremblaient sous les arbres, l’Arc de triomphe, ce gros patapouf, avait quelque chose de pépère, de rassurant, on ne se dominait plus, on était survoltés, presque joyeux, on ne sentait plus le temps passer, on respirait enfin, dans notre Paris vaincu et sans voix, notre acte de rébellion contre l’ennemi occupant nous donnait certes du tonus mais ne nous montait pas à la tête, il y avait en nous une gratuité, une jeunesse, l’élan était donné, je n’étais pas le seul à croire que cette farandole chantante allait durer la nuit entière, nous avions oublié l’avant et l’après, lorsque presque d’un coup les chants se brisèrent. La ronde cessa aussi ». (Le Monde, 12 novembre 1979).
Jeunesse de l’engagement, joie de l’engagement, c’est bien à cette source que coule la matrice de tous les courages, dont celui, pour Cournot, d’être ensuite incarcéré plusieurs semaines et mis en joue chaque matin par l’occupant sans faiblir.
L’élan initial, ce que Malraux appelait « l’illusion lyrique » est le mouvement primordial, sans lequel rien n’est possible. Mais comment faire d’un révolté un combattant ? Parlant de l’effondrement des valeurs et des certitudes du mois de juin 1940, le Général emploie, dans ses Mémoires de Guerre, l’étrange terme de « fantasmagorie ». Mais précisément, tout son effort, alors, est de ramener les français qui se tournent vers lui au réel. Dans l’un de ses derniers entretiens, donné à François Goguel le 5 novembre 1969, de Gaulle, au soir de sa vie, revient sur son parcours. Au contraire de tous ses premiers compagnons, il dépeint sa formidable désobéissance de juin 1940 comme un acte logique, dans la droite ligne de ses convictions et de son analyse de la situation, qu’il portait depuis le début des années 1930 : « J’avais une politique, je savais ce que je faisais, ce n’était pas improvisé ». De Gaulle a 50 ans, il a vécu, réfléchi, constaté avec amertume les blessures et les faiblesses du pays. Il lui revient de fédérer les énergies autour d’un projet de reconstruction. L’Appel du 18 juin 1940 est une étoile polaire : l’honneur, le bon sens, l’intérêt supérieur de la Patrie. A le lire, c’est moins un « appel » pétri de lyrisme, qu’un constat, une analyse rationnelle de la défaite de juin, une défaite technologique, puis stratégique, une défaite intellectuelle, mais une défaite qui n’est, en aucun cas définitive : « Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n’est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire ». A ceux qui veulent poursuivre le combat, De Gaulle offre une vision stratégique, une analyse de la situation, donc une raison, un but qui justifiera tous les sacrifices et toutes les douleurs à venir. Que seraient devenus ces engagements initiaux sans cette capacité du Général à les catalyser ? Hubert Germain ne dit pas autre chose. « Je vais avoir besoin de vous », lui lance De Gaulle le 24 juin 1940. Dès lors, il s’agira de donner à la France libre son « meilleur charbon ».
L’engagement, sur le long terme, ne peut avoir comme seul moteur l’enthousiasme. Il s’est aussi nourri, chez certains, d’une capacité d’abnégation, d’une discipline au sens le plus noble et le plus élevé du terme, d’une capacité à faire passer la France avant soi et ses inclinations.
L’engagement, c’est donc une capacité à ne pas s’effondrer avec l’effondrement, mais ce sursaut n’a de sens et d’utilité que mise au service d’une raison, d’une vision juste. C’est peut-être ce qui relie, finalement, cette « petite bande d’illuminés » dont parlait Daniel Cordier, qui a fait son choix en 1940. C’est à mon sens la leçon qu’il faut retenir du parcours d’Hubert Germain.
Laissons conclure André Malraux, avec cette éblouissante péroraison peu connue, improvisée, au sujet des Compagnons de la Libération. Sans le savoir, c’est d’Hubert Germain qu’il parlait, cinquante ans avant sa mort.
« Le dernier cercueil du mont Valérien ne sera pas non plus un cercueil solitaire. On ne le fermera pas seulement sur le dernier Compagnon : on le fermera aussi sur le dernier combattant de la 1re division française libre ou de la 2e division blindée, sur le dernier pêcheur breton qui amena des Français clandestins en Angleterre, sur le dernier cheminot qui paralysa provisoirement les V2, sur les derniers maquisards grâce à qui les panzers d’Aquitaine n’arrivèrent pas à temps en Normandie, sur la dernière couturière morte dans un camp d’extermination pour avoir pris chez elle un de nos postes émetteurs. Comme les gisants de la chevalerie morte écoutaient crépiter le bûcher de Rouen, tous ceux qui se sont réfugiés dans l’âme de la France écouteront le marteau sur les clous funèbres. Des archers d’Agnadel aux clochards d’Arcole, de la Garde impériale jusqu’aux trois cent mille morts du Chemin des Dames, des cavaliers de Reims et de Patay aux francs-tireurs de 70, montera le silence séculaire de l’acharnement. Avec la phosphorescence des yeux des morts, ceux qu’on ne verra plus jamais veilleront notre dernier Compagnon – non pour son courage, mais parce que l’ouvrier qui clouera le cercueil, le clouera sur la confuse multitude de tous les morts qui auront tenté de soutenir à bout de bras les agonies successives de la France. »
« Alors, la croix de Lorraine de Colombey, l’avion écrasé de Leclerc, la grand-mère corse qui cachait tranquillement le revolver de Maillot dans la poche de son tablier, le dernier cheminot fusillé comme otage, la dernière dactylo morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres confondront leur ombre avec celle de notre dernier Compagnon. Et avant que l’éternelle histoire se mêle à l’éternel oubli, l’ombre étroite qui s’allongera lentement sur la France aura encore la forme d’une épée. »