TROIS IMAGES

par Maurice Schumann

Chef de la délégation française au couronnement de Sa Majesté Elisabeth II en 1953

Le lendemain de son couronnement, la jeune reine, sobrement vêtue, se rendit à l’improviste dans les quartiers les plus déshérités de Londres. L’indiscrétion d’un ami personnel me valut le privilège d’être, parmi les dizaines de milliers d’étrangers qui se pressaient alors dans la capitale anglaise, le seul témoin de cette scène de famille. Le spectacle me parut plus émouvant encore que la cérémonie qui, la veille, avait scellé « l’alliance mystique » entre la souveraine et son peuple. Sans flatterie ni flagornerie, sans apprêts ni préparation, et, par-dessus tout, dans police, Elisabeth II parlait aux amies inconnues qu’elle rencontrait sur son chemin comme une femme à une autre femme, comme une mère à une autre mère. Ses interlocutrices n’ignoraient pas que la Reine est étrangère au gouvernement. L’idée ne leur vint même pas de s’adresser à elle comme à la source du pouvoir. Mais ce visage fin, doux et familier, était, à leurs yeux, celui d’une société perfectible, ordonnée et, au fond, bienveillante, qui reste bien intentionnée même quand elle est impuissante ou sévère, et dont il doit être possible de corriger les injustices par d’autres moyens que ceux de la violence.

Le même matin, le Daily Worker, organe du tout petit parti communiste anglais, avait cru fausser le concert par une note originale et discordante. Il avait publié, sur toute la largeur de sa première page, la photographie d’une « rue sans joie » bordée de logements vétustes et insalubres. Mais le journal avait été, dans s’en rendre compte, à l’encontre de son dessein : l’image démontrait que les habitants de la rue, sans y avoir été contraints ni même conviés par personne, avaient tous pavoisé en l’honneur d’Elisabeth.

Il n’y avait pas une fenêtre sans drapeau.

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En relisant le cérémonial du couronnement, je comprends que l’ancienneté des rites est parfois l’auxiliaire des temps nouveaux. Derrière les Chevaliers de la Jarretière chargés de porter le dais du sacre, eux-mêmes précédés du « Poursuivant d’Armes en Mante bleue » et du « Poursuivant d’Armées à la Rouge Croix » (ces deux titres existaient déjà, paraît-il, à la cour de Guillaume le Conquérant avant 1066), s’avançaient le 2 juin 1953, les Premiers ministres des membres du Commonwealth. Il me souvient, en effet, d’avoir observé, marchant côte à côte, Nehru, mon collègue du Pakistan e le chef du gouvernement sud-africain, qu’encadraient les représentants de la Nouvelle-Zélande, de l’Australie et du Canada. Ils se sentaient tous à leur place et à leur aise. « Et cependant, me disais-je, le Parlement de Londres n’a plus, depuis 1931, aucune juridiction sur les dominions blancs qui, même en matière de politique étrangère, jouissent d’une indépendance complète. Quant à l’Inde, elle est érigée, sans sortir du Commonwealth, en république et a son propre chef d’Etat. Mieux : les conflits les graves opposent l’Inde au Pakistan, notamment à propos du Cachemire, et à l’Union sud-africaine, notamment à propos du traitement des Indiens par le mouvement raciste du docteur Malan. Entre les diverses parties de cet ensemble, immense et hétérogène, quel lien subsisterait-il, s’il n’y avait pas la Couronne ? ».

Tout récemment, comme un journal de Calcutta s’était permis de mettre la Reine personnellement en cause, Jawaharlal Nehru – qui a passé, dans les prisons de Sa Majesté, un nombre respectable d’années – s’empressa d’élever une protestation publique et prescrivit spontanément des excuses. Tant il est vrai que la souveraine est l’obstacle, ultime mais tenace, à la rupture totale, et surtout sentimentale, entre ce qui fut l’Empire et ce qui reste la Métropole.

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En plein accord avec Elisabeth II, le gouvernement britannique avait, en juin 1953, résolu de donner à la France, dans l’ordre de préséance, la toute première place, aussitôt après les princes des cours apparentées. Le représentant de la République eut donc le pas sur le général Marshall, chef de la délégation américaine, et, à plus forte raison, sur l’ambassadeur Malik, délégué du Kremlin. Ce dernier parut n’en concevoir aucune humeur. Bien au contraire, il me dit a moment où nous pénétrions dans l’Abbaye au son d’une marche de Mendelssohn : « Je suis bien heureux que la France passe avant l’Amérique ! » Sans le vouloir, il soulignait ainsi la force du lien symbolique qui rattache la dynastie régnante à l’Entente Cordiale.

Jusqu’aux environs de 1880, il n’y avait pas de vénération monarchique en Angleterre. Les premiers souverains qui en ont bénéficié sont ceux qui ont, non seulement assisté mais contribué à la naissance et à la consolidation de l’alliance fondamentale entre nos deux peuples.

Edouard VII fut, en 1904, le meilleur artisan du traité dont nous avons célébré le cinquantenaire il y a trois ans.

Son fils, George V, vit se creuser dans notre sol les 800 000 tombes blanches dont la France du Nord est parsemée.

L’un de ses petits-fils, Edouard VIII, ne régna que quelques mois, mais assez longtemps pour venir exprimer, sur la crête de Vimy, la fidélité et l’angoisse commune aux deux pays. Un autre, George VI, sut – comme en témoignent les Mémoires du général de Gaulle – traduire par des mots justes, difficiles et méritoires, une confiance héréditaire envers la France.

Au château de Versailles comme au pied du beffroi de Lille, devant le peuple de Paris comme devant les travailleurs de Roubaix, son arrière- petite fille Elisabeth II, pourra se dire, avec nous et comme nous : « Dans le cycle des âges, cinquante années de concorde l’emportent définitivement sur les longs siècles qui nous ont séparés. Nous savons désormais que les divergences momentanées sont secondaires au regard des exigences profondes. Comme sa passagère faiblesse, la force permanente de l’Entente Cordiale est d’être une ambiance plutôt qu’une alliance et, plutôt qu’une ambiance, une institution ».

L’Angleterre fut, en 1940 ? le suprême recours de l’espérance.

Au regard de la France, et grâce au visage de sa Reine, l’île indestructible à laquelle notre sort est lié garde la jeunesse pour emblème.

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