EVELYN OUDINOT
Le sourire de Solférino

Par Éric Branca

En ce temps oĂč le soleil n’entrait encore que parcimonieusement dans le vestibule du 5, rue de Solferino – une cloison supprimĂ©e et tout vient de changer ! – c’est du premier Ă©tage que descendait la lumiĂšre. Et pour les jeunes visiteurs intimidĂ©s par la solennitĂ© du lieu, cette lumiĂšre rassurante portait un nom : Evelyn Oudinot. Je n’avais pas dix-neuf ans quand, en janvier ou fĂ©vrier 1977, elle vint accueillir jusqu’au rez-de-chaussĂ©e l’élĂšve d’hypokhĂągne que j’étais. Je venais pour la premiĂšre fois Ă  l’Institut Charles de Gaulle. FantĂŽmes et vivants s’y bousculaient. Son premier prĂ©sident, AndrĂ© Malraux, Ă©tait mort quelques mois plus tĂŽt, mais son successeur, Gaston Palewski, y passait rĂ©guliĂšrement, tout comme Geoffroy de Courcel, son vice-prĂ©sident, la « maison » Ă©tant tenue d’une main aussi ferme que bienveillante par son crĂ©ateur, Pierre Lefranc, qui en restera le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral jusqu’à sa transformation en Fondation, en 1992.

C’est dire si les Ă©tudiants se sentaient modestes quand ils croisaient dans l’escalier ces trois personnages d’épopĂ©e, familiers du GĂ©nĂ©ral depuis la France libre
 Sans parler de tous ceux, anciens ministres ou collaborateurs, conviĂ©s aux tables rondes que l’Institut organisait alors pour faire profiter historiens et chercheurs en Sciences politiques d’une confrontation, parfois vive mais toujours fructueuse, avec tant d’acteurs vivants, pour la plupart encore dans la force de l’ñge.

Si, dans cette premiĂšre dĂ©cennie « sans de Gaulle », une greffe put s’opĂ©rer entre ceux qui l’avaient servi et une nouvelle gĂ©nĂ©ration dĂ©sireuse de capter l’hĂ©ritage Ă  sa source, c’est grĂące, trĂšs largement, au rayonnement personnel d’Evelyn, dont le charme, la gaĂźtĂ© et l’enthousiasme n’avaient d’égal que sa capacitĂ© Ă  faire s’accorder les ĂȘtres en abolissant les barriĂšres du temps.

NĂ©e Ă  Hambourg en 1919, d’un pĂšre français, diplomate, et d’une mĂšre norvĂ©gienne (d’oĂč Evelyn sans ‘‘e’’), elle fut l’hĂŽtesse de l’air personnelle du GĂ©nĂ©ral pendant toute la pĂ©riode Ă©lysĂ©enne avant de rejoindre l’Institut en 1972, un an aprĂšs sa crĂ©ation, puis de prendre en charge, Ă  partir de 1974, ses relations extĂ©rieures. Jusqu’à son dĂ©part Ă  la retraite, dix ans plus tard, elle fit de ce poste un vĂ©ritable bureau de recrutement. Dire que des centaines d’étudiants ou de jeunes actifs sont venus Ă©toffer, grĂące Ă  elle, les rangs des Amis de l’Institut n’est pas exagĂ©rĂ©. En ces annĂ©es oĂč les rĂ©seaux sociaux n’existaient pas et oĂč seule la tĂ©lĂ©vision confĂ©rait une visibilitĂ©, la petite plaque en laiton apposĂ©e Ă  la porte du 5 n’aimantait que faiblement l’attention du public. Le curieux qui entrait « pour voir » ne devait en aucun cas ĂȘtre déçu par son premier contact. S’il Ă©tait accueilli par Evelyn, on pouvait ĂȘtre sĂ»r de le voir revenir quelques temps plus tard avec des amis, aussitĂŽt enrĂŽlĂ©s dans la prĂ©paration d’un Ă©vĂšnement. L’un des plus rĂ©ussi, en dehors bien sĂ»r des colloques universitaires, fut sans doute « la journĂ©e des jeunes » organisĂ©e, au siĂšge mĂȘme de l’Institut, en octobre 1978, rencontre Ă  laquelle d’anciens ministres et collaborateurs parmi les plus Ă©minents du GĂ©nĂ©ral acceptĂšrent de participer, en particulier Michel DebrĂ© et Maurice Schumann.

Au terme de ces rendez-vous aussi passionnants que studieux, il n’était pas rare qu’on se retrouve pour une soirĂ©e improvisĂ©e dans le bel appartement qu’elle occupait au premier Ă©tage d’une maison NapolĂ©on III de la rue Desbordes-Valmore. Pour nous tous, avides d’anecdotes sur le de Gaulle familier qu’elle avait connu entre ciel et terre, ces moments Ă©taient un enchantement. À l’époque, la presse rivalisait d’échos sur les caprices pseudo-monarchiques du deuxiĂšme successeur du GĂ©nĂ©ral et le contraste Ă©tait saisissant entre ce qu’Evelyn nous rapportait de la simplicitĂ© de l’un et la maniĂšre dont l’autre se comportait avec son personnel de bord, exclu du prochain voyage Ă  la moindre faute
 ou rĂ©putĂ©e telle.

MalgrĂ© l’extrĂȘme affabilitĂ© du GĂ©nĂ©ral avec ceux qui peuplaient son quotidien, un jour, tout de mĂȘme, elle s’inquiĂ©ta pour son matricule. C’était le 16 octobre 1964, au retour de l’inoubliable tournĂ©e en AmĂ©rique du sud. Sur le menu du dĂ©jeuner, Ă©tait inscrit « melon au porto ».  Mais on s’aperçut, aprĂšs avoir dĂ©collĂ© de Rio de Janeiro que si les melons Ă©taient bien là
 le porto avait Ă©tĂ© oubliĂ© Ă  Paris ! Devant le dĂ©sarroi du cuisinier, Evelyn, experte en cocktails, trouva la solution :  elle remplit les melons avec un mĂ©lange de sa composition dont j’ai oubliĂ© le dĂ©tail, mais dont le rĂ©sultat ressemblait fort Ă  l’objet du dĂ©lit. Le subterfuge passa inaperçu
 Sauf pour le GĂ©nĂ©ral qui lui demanda si son porto n’était pas plutĂŽt brĂ©silien que portugais !

Pour autant, la nostalgie n’était pas son fonds de commerce tant primait, chez elle, l’envie d’agir. Estimant d’entrĂ©e de jeu qu’elle n’assumerait pas pleinement son rĂŽle de responsable des relations extĂ©rieures en se contentant de recevoir dans son bureau du premier Ă©tage qui, pourtant, ne dĂ©semplissait pas, elle dĂ©cida d’aller au-devant des autres. C’est elle qui proposa Ă  Pierre Lefranc d’organiser des expositions de Gaulle dans les dĂ©partements. Tout Ă©tait Ă  inventer. Elle s’y attela. BientĂŽt, ce dispositif itinĂ©rant fut complĂ©tĂ© par des confĂ©rences et des dĂ©dicaces qui ne furent pas pour rien dans le rayonnement de la maison. Ce premier tour de France s’acheva en apothĂ©ose Ă  Paris par la grande exposition organisĂ©e Ă  l’HĂŽtel de ville sous le patronage de Jacques Chirac et en prĂ©sence de ValĂ©ry Giscard d’Estaing, en octobre 1978, pour le vingtiĂšme anniversaire de la V° RĂ©publique. Giscard ne fit qu’une apparition mais Chirac, en maĂźtre de maison, s’attarda Ă  la rĂ©ception inaugurale, salle Saint Jean. Gaston Palewski, qui n’était jamais Ă  court d’amabilitĂ©s envers les jolies femmes, lui prĂ©senta Evelyn comme celle sans qui l’exposition n’aurait pu avoir lieu. Ce qui n’était pas entiĂšrement faux
 Mais loin d’ĂȘtre totalement vrai, la mairie de Paris et l’Ordre de la LibĂ©ration, entre autres, ayant grandement participĂ© Ă  son Ă©laboration. Sans se dĂ©partir de son sourire, mais d’un ton sans appel, elle rectifia aussitĂŽt le tir et souligna que, sans le concours de l’HĂŽtel de ville, l’exposition n’existerait pas. Manifestement sous le charme, le maire de Paris fit comme s’il n’avait pas entendu son dĂ©menti : « GrĂące Ă  vous, en tout cas, j’ai pu croiser M. Giscard d’Estaing. VoilĂ  deux ans que cela n’était pas arrivé ». Depuis que Chirac avait claquĂ© la porte de Matignon, en aoĂ»t 1976, les deux hommes, c’est vrai, ne s’étaient pas revus.

Ainsi Ă©tait Evelyn Oudinot : d’elle Ă©manait une telle Ă©nergie qu’on lui prĂȘtait mĂȘme l’improbable. Il faut dire qu’elle avait Ă©tĂ© formĂ©e Ă  rude Ă©cole : dĂ©corĂ©e de la Croix de guerre pour avoir servi comme ambulanciĂšre sur le front d’Alsace et en Allemagne, tout au long de l’hiver 1944-45, elle fut aussi et surtout une pionniĂšre de l’aviation intercontinentale. Elle vola sur des DC 4 qui mettaient 24 heures pour traverser l’Atlantique (avec escale) puis sur les premiers Constellation qui, d’une traite, mettaient moitiĂ© moins de temps
 Mais pour arriver quasiment Ă  court d’essence si un embouteillage Ă  Idlewild (devenu Kennedy Airport) les forçait Ă  faire quelques « tours de manĂšge » avant de se poser. Deux expĂ©riences d’oĂč lui Ă©taient restĂ© un immense sang-froid
 et un humour Ă  toute Ă©preuve. Elle racontait qu’elle avait trouvĂ© un moyen imparable de dĂ©tendre l’atmosphĂšre quand un passager s’inquiĂ©tait de savoir si l’on aurait assez de carburant pour tenir en l’air suffisamment longtemps : « Ne vous inquiĂ©tez pas, disait-elle, nous avons des rĂ©serves de secours dans les bouteilles de Scotch » !

Des deux qualitĂ©s, on imagine que c’est la premiĂšre qui conduisit Air France Ă  la dĂ©signer, en 1959, comme hĂŽtesse personnelle du prĂ©sident de la RĂ©publique. Sans que celui-ci, apparemment, trouve Ă  redire Ă  la seconde, puisqu’Evelyn l’accompagna, jusqu’en 1969, dans tous ses dĂ©placements, Ă  bord de la Caravelle prĂ©sidentielle. Leur dernier voyage fut pour se rendre Ă  Washington, aux obsĂšques du prĂ©sident Eisenhower. Elle se souvenait qu’en dĂ©barquant Ă  Orly, le GĂ©nĂ©ral la remercia comme chaque fois, mais en lui serrant la main un peu plus longuement que d’ordinaire. Elle en conserva l’impression d’une sorte d’adieu. Ce en quoi elle ne se trompait pas puisque, trois semaines plus tard, de Gaulle perdait le funeste rĂ©fĂ©rendum du 27 avril et rentrait le soir-mĂȘme dans son village. Ils ne se revirent jamais.

Pour elle, commencerait une nouvelle carriĂšre, plus loin des Ă©toiles mais conforme Ă  la fidĂ©litĂ© absolue qu’elle vouait Ă  l’Homme du 18 juin. Peu aprĂšs avoir quittĂ© l’Institut, en 1984, on lui dĂ©couvrit une maladie cardiaque. Elle qu’on croyait indestructible s’éteignit brusquement, en 1990, sans avoir jamais quittĂ© son sourire de lĂ©gende.