DE GAULLE ET CLEMENCEAU

par Jean-Baptiste Duroselle

Article publié dans Espoir, n° 68, septembre 1989

Le président Roosevelt, on le sait, ne comprenait pas le général de Gaulle et ne l’aimait pas. Ironiquement, il racontait une histoire imaginaire. De Gaulle, disait-il, se compare à Jeanne d’Arc et à Clemenceau. C’était bien mal le connaître. Car si le Général a éprouvé pour le Tigre une grande admiration, il n’a jamais prétendu le prendre pour modèle. Avant de comparer les deux hommes, on peut aisément étayer cette proposition. Charles de Gaulle écrivit d’abord que l’échec subi par Clemenceau pour la présidence de la République ne l’attristait pas et qu’il lui préférait Deschanel [1], mais il changea très vite d’opinion et, ayant lu le livre de Georges Lecomte sur Clemenceau, il nota «la grande, l’irrésistible force de Clemenceau ». « Il fut la France », dit-il [2].

Lorsqu’après le 18 juin 1940, de Gaulle entre dans l’Histoire, il ne mentionne Clemenceau qu’assez rarement. Il consacre son discours du 11 novembre 1940, prononcé à Brazzaville, au maréchal Foch. C’est seulement le 11 novembre 1941 que, comme il l’avait fait pour Foch, il s’adresse à Clemenceau en une sorte de prosopopée : « Au fond de votre tombe vendéenne, aujourd’hui 11 novembre, Clemenceau I vous ne dormez pas » …. « Ah ! Vieux Tigre ! De votre temps nous avions des canons qui hachaient les rangs allemands, des chefs que rien n’abattait… « Père la Victoire ! Le soir du grand 11 novembre quand la foule, ivre de joie, s’épuisait à vous acclamer, vous avez crié les seuls mots qu’il fallait dire. Vous avez crié : Vive la France ! Eh bien ! vous n’avez pas crié pour rien ! La France vivra » [3]. Le 11 novembre 1942 imposait naturellement son sujet propre : l’Afrique du Nord et l’occupation de la zone Sud.

Les 11 novembre 1943, 1944 et 1945 n’attirèrent pas l’attention du Général sur son illustre aîné. En 1945 d’ailleurs, Churchill était présent, et c’est lui qu’il fallait saluer. A d’autres dates, jusqu’en janvier 1946, le nom de Clemenceau apparaît, quelquefois, sans plus. Curieusement, à la libération de la France, lorsqu’à son tour, le 26 août 1944 sur les Champs-Élysées, le général de Gaulle vit la foule « s’épuiser à l’acclamer », il se contenta de « saluer » le Tigre en passant près de sa statue [4]. Il fallut attendre le 12 mai 1946 pour que de Gaulle, ayant quitté le pouvoir, se rendît en Vendée sur la tombe de Clemenceau, « car son exemple et celui des anciens qu’il a naguère guidés jusqu’au salut, pour combien auront-ils compté dans ce qui vient, une fois encore, d’être fait pour sauver la patrie ». Et là, pour une fois il évoqua Clemenceau comme un modèle : « inébranlable au milieu des tempêtes, intransigeant dans sa foi en la France… Président Clemenceau ! Tandis que l’ennemi écrasait la patrie, nous avions fait le serment d’être fidèle à votre exemple. C’est à l’histoire de dire si le serment fut tenu ». Et il décrit le Tigre comme un « vieux Gaulois acharné à défendre le sol et le génie de notre race ».

Dans la suite de sa carrière, le mot Clemenceau apparaît de plus en plus rarement dans ses textes. Notons que pendant sa campagne électorale de 1965, il l’utilisa dans son combat contre le « régime des partis », qui avaient « liquidé Clemenceau » et créé « un régime de médiocrité, un régime d’impuissance » [5].

Signalons enfin que, dans les Mémoires de guerre, Clemenceau apparaît très peu (une seule fois, sauf erreur, dans L’Appel, deux fois dans L’Unité, une fois dans Le Salut).

Venons-en maintenant à notre propos qui est de comparer les deux hommes. En regardant de très haut, on aperçoit un aspect commun — que discuteront les « ennemis » de Clemenceau et du Général.

Ils ont, chacun, à certains moments « incarné la France ». C’est à force d’énergie, de passion pour l’action, de courage et de caractère qu’ils ont contribué à modeler l’avenir. Tous deux sont des « grands hommes », les seuls dans la politique française du XXe siècle, l’un pour la première, l’autre pour la deuxième guerre mondiale. Le Général a d’ailleurs écrit dans ses Notes, en 1927 : « II n’est pas de grand homme d’Etat sans la guerre pour le consacrer » [6]. Cela est triste, mais vrai. On peut ainsi s’expliquer la méfiance que les citoyens moyens éprouvent à l’égard des « grands hommes » : non que ceux-ci veuillent nécessairement la guerre, mais parce qu’ils en sont parfois les symboles.

Tous deux appartiennent à ce qu’on appelle communément la « bonne bourgeoisie ». Les deux familles disposent d’une certaine aisance. Les hommes y sont des lettrés, parfois des scientifiques. Ils connaissent « les usages », évitent toute vulgarité. Tout naturellement, leur valeur commune est la Nation, avec sa culture, son passé, son avenir. La différence d’âge — 49 ans, Clemenceau était né en 1841 et de Gaulle en 1890 — n’est pas telle que les progrès techniques aient bouleversé la vie des hommes et leurs mœurs. Le général de Gaulle lui-même est né avant l’aviation. Et Clemenceau, président du Conseil, a volé le 22 juillet 1907… dans le dirigeable Patrie !

Une certaine ressemblance apparaît aussi dans le dessin général de leurs carrières. Une première période d’activité politique (1870-1893, et 1940-1946), un « tunnel » (1893-1902, et 1946-1958) ; une deuxième période d’activité politique (1902-1920 et 1958-1969) ; enfin la retraite silencieuse, fort brève pour le Général, mort à 80 ans, alors que Clemenceau atteignit 88.

A part ces vues très générales, les différences prédominent, et, naturellement, comme c’est le cas de toutes les « Vies parallèles », plus on entre dans le détail, plus apparaît l’originalité propre de chacun.

Les deux familles ne se ressemblent guère. Depuis l’imprimeur Jehan Clemenceau, le premier ancêtre connu, fin XVe et début XVIe siècle, les Clemenceau ont vécu en Vendée. Ils ont, pour un temps, pratiqué le culte protestant. Les de Gaulle, qui ne revendiquent plus aucun titre de noblesse, sont des Lillois. Le lignage connu remonte peut-être au XIIIe siècle, en tout cas au XVIe. Le père de Georges, Benjamin Clemenceau, est venu à pied à Paris, à temps pour participer à la révolution de Juillet 1830. Il y a terminé ses études de médecine. Il a joué un rôle important dans les sociétés secrètes, avant et après la IIe République.

Il a figuré parmi les suspects, et a échappé de justesse à la déportation après l’attentat d’Orsini contre Napoléon III en 1858. Après avoir exercé la médecine à Nantes — où ses enfants firent leur études — il décida de s’occuper exclusivement de ses propriétés dans le bocage vendéen : le Colombier — où il est enterré à côté de son fils — et surtout le pittoresque petit château de l’Aubraie. Républicain, violemment anticlérical et athée entier, autoritaire, sans cesse en colère, par-delà toutes les querelles, il fut le seul homme à exercer une profonde influence sur son fils Georges. Celui-ci lui ressemblait, avec au surplus une incroyable puissance d’énergie.

Henri de Gaulle, père de Charles, est un catholique pratiquant et militant. Fils d’un chartiste, élève des Jésuites, Henri était licencié en droit et en lettres. Il va faire toute sa carrière dans l’enseignement privé catholique, d’abord comme professeur, ensuite comme directeur de l’école Fontanes.

Détail important : par conviction, il devient progressivement « dreyfusard ». Monarchiste, il s’abonne à l’Action française dont son fils ne tardera pas à s’éloigner.

Alors que Georges Clemenceau fit ses études secondaires au lycée de Nantes — pestant contre les professeurs cléricaux ou bonapartistes — Charles de Gaulle sera élève des Jésuites au collège de l’Immaculée Conception, puis en Belgique, enfin au collège Stanislas. Il est, nous dit Lacouture, « moyen jusqu’à la seconde, premier de sa classe ensuite » [7]. Il suit ainsi, sans le savoir, l’exemple de son aîné, qui, après une carrière de chahuteur, a obtenu plusieurs premiers prix dans ce qu’on appelle aujourd’hui les terminales.

Clemenceau, comme son grand-père et son père, décide d’être médecin. Sous le IIe Empire, on peut ainsi espérer bénéficier d’une certaine liberté intellectuelle. A 24 ans, il soutient une thèse, où il défend — sans avoir fait la moindre expérience personnelle — la doctrine, alors pourfendue par Pasteur, de la génération spontanée. Charles de Gaulle, lui, a la vocation militaire. Il prépare Saint-Cyr. Reçu en 1909, il fait, selon les règles de l’époque, un service d’un an comme troupier. Il en sort en 1912 comme sous-lieutenant, au 33e régiment d’infanterie, commandé par le colonel Pétain. Clemenceau a vu la France entrer en guerre en 1870 lorsqu’il avait 28 ans. De Gaulle fait la même expérience à moins de 24 ans.

C’est dans ces occasions que les carrières bifurquent. Revenu d’un séjour prolongé en Amérique, en compagnie d’une épouse américaine, Georges, dès juillet 1870, se rend à Paris, sans doute dans le but de devenir médecin militaire. Le coup d’Etat pacifique du 4 septembre établit la République, objet de ses vœux les plus ardents. Le célèbre républicain Etienne Arago, ami de son père, et qui le connaît, est nommé maire de Paris par le gouvernement de la Défense nationale. Il n’hésite pas à confier la mairie du XVIIIe arrondissement (Montmartre) au jeune médecin.

La carrière de Clemenceau s’engage ainsi presque par hasard dans la politique. Il est élu représentant à l’Assemblée nationale, tente d’empêcher le déclenchement de la sanglante Commune de Paris. Il démissionne de l’Assemblée, doit un temps se cacher, est élu en juillet 1871 au Conseil municipal de Paris, dont il sera président à la fin de 1875. Il est élu député en 1876 et le restera jusqu’en 1893. Il devient, grâce à une exceptionnelle éloquence, à un travail infatigable, à son journal La Justice, le chef de l’extrême gauche radicale-socialiste, mais surtout l’un des hommes politiques les plus célèbres en France. Et pourtant, il ne sera pas ministre. Il eût pu l’être au prix de quelques compromis. Mais son orgueil méprise les compromis, et il combat avec acharnement et succès les gouvernements dits « opportunistes ». Député de Paris, puis du Var, il est battu aux élections de 1893, victime de calomnies liées au « scandale de Panama ».

De Gaulle possède le même orgueil. Mais d’abord, dès 1914, il faut se battre. Il remplit avec soin — comme le révèlent ses Notes et Carnets — son rôle d’officier de troupe dans les tranchées. Il est blessé trois fois, la troisième près de Verdun. Inconscient, il est fait prisonnier et restera deux ans et demi en Allemagne. Pour lui, qui parlera plus tard de « la Guerre de Trente ans », l’entre-deux guerres constitue une préparation incessante à une nouvelle épreuve, tandis qu’impuissant, il propose des solutions que son ancien chef et long­temps « patron », Pétain, désapprouve : le corps blindé au lieu de la ligne Maginot.

On sait qu’après avoir, comme colonel, puis général de brigade à titre temporaire commandé deux opérations de chars, il devient le 5 juin 1940 sous-secrétaire d’Etat du gouvernement mené par son ami Paul Reynaud et quitte Paris pour Londres dès qu’a celui-ci, qu’il a toujours estimé, succède le vieux Maréchal, partisan de l’armistice.

Passé ces deux dates, 1870 pour Cle­menceau, 1940 pour de Gaulle, les carrières des deux hommes sont suffisam­ment connues pour que nous arrêtions ici ce parallèle entre les deux destinées. Ces deux dates sont marquées par la perte prochaine de l’Alsace et la Lorraine. Cle­menceau et de Gaulle ont en commun que le premier en 1918, le second en 1945, ont largement contribué à la réannexion de ces deux provinces.

La comparaison doit se poursuivre, mais cette fois sur le plan des idées. Indépen­dance, liberté, grandeur, refus de l’embri­gadement par les partis — Clemenceau a refusé d’être membre du parti radical-socialiste constitué après la loi de 1901 en association. Il n’a jamais été franc-maçon. Il a voulu, en 1917-1920, gou­verner sans aucune combinaison ou calcul des majorités. Et de Gaulle a toujours méprisé le « gouvernement des partis ». Il a démissionné en 1946 pour les combat­tre. Il a créé ou plus tard fait créer des « rassemblements ». Il y a chez les deux hommes une haute idée de l’individu, une robuste confiance en eux-mêmes, un orgueil de l’action que Clemenceau a magnifiquement défini dans Le Grand Pan et de Gaulle dans Le Fil de l’Epée et dans divers écrits. « L’action désintéres­sée, supérieure aux puériles glorioles », écrit le Tigre [8]. Et de Gaulle, parlant du chef, de l’« homme de caractère» dit qu’«assuré dans ses jugements et cons­cient de sa force, il ne sacrifie rien au désir de plaire» [9].

Ce refus de la gloriole se manifeste sans cesse par le dédain des faveurs. Cle­menceau, élu à l’Académie française sans l’avoir demandé, refuse d’y siéger. De Gaulle, général de brigade à titre tempo­raire, refusera sans appel toute « promotion » et, plutôt que d’être maréchal — « Connétable de France », disait même Churchill — il portera toute sa vie son képi à deux étoiles.

Chez l’un et chez l’autre, la modération prend progressivement le pas sur les vues extrêmes. Le Clemenceau des années 1880, qui rejetait le Sénat et la présidence de la République, se transforme en un Clemenceau sénateur (1902) et en un homme qui laisse ses amis poser sa can­didature à la présidence de la République (1920). Charles de Gaulle évolue depuis l’ambiance familiale d’Action française avant la guerre vers l’idée républicaine. Il reconnaît dès après la Grande Guerre la nécessité de subordonner le pouvoir mili­taire au pouvoir civil.

En aucun cas, il n’accepte un pouvoir qui ne serait pas d’origine populaire. En cela, il rejoint Clemenceau. Mais aussitôt se dessine le gouffre qui les sépare. De son séjour en Amérique (1865-1869) Cle­menceau a gardé une solide méfiance à l’égard d’un régime présidentiel. Le régime parlementaire à l’anglaise lui paraît préfé­rable. Au début, il songe même à un gou­vernement émanant d’une chambre des députés, assemblée unique — tel le Comité de Salut Public émanant de la Convention nationale. Puis il accepte le bicaméralisme. Mais, président du Conseil, en 1917-1919, il refuse plusieurs fois d’ex­poser ses « buts de guerre » aux députés. Ou bien on lui fait confiance, ou bien il démissionne.

Cette sorte de chèque en blanc, de Gaulle le demande non aux parlementai­res, mais au peuple, qui élit au suffrage universel le président de la République, inamovible pour sept ans, mais qui approuve ou désapprouve sa politique par voie de référendums. Mis en minorité le 27 avril 1969, il démissionne dans les douze heures qui suivent. Non qu’il méprise totalement les chambres. Simple­ment, il s’en méfie, car il attribue la déca­dence de la France entre les deux guerres à l’instabilité (au contraire du socialiste Léon Blum qui, dans A l’échelle humaine, croit qu’il faut renforcer et structurer les partis).

Le Tigre et le Général, bien sûr, aspirent à la liberté. Il n’est pas certain qu’ils la conçoivent exactement de la même façon.

Tous deux veulent la grandeur de la France, encore que Clemenceau, plus pessimiste, n’emploie guère ce terme. Mais comment la concevoir ? Pour le Tigre, l’idée d’une solide armée — d’au­tant plus solide qu’elle évitera l’injustice — implique une très forte réserve, à laquelle il restera fidèle toute sa vie, quant aux conquêtes coloniales. D’où les grands débats de 1885 entre Jules Ferry, pour qui « les peuples étouffent sur le vieux continent », et Clemenceau : « Non, il n’y a pas de droit de nations dites supérieures contre les nations dites inférieures… La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisa­tions rudimentaires, pour s’approprier l’homme, le torturer… Ce n’est pas le droit, c’en est la négation » [10]. On notera au passage que le seul territoire colonial que Clemenceau ait visité au cours de sa longue vie est Djibouti, comme escale de son voyage en Extrême-Orient, en 1921.

L’attitude du Général est plus complexe. Dans ses Mémoires de Guerre (Tome 1, page 1), il exprime l’idée que seules de vastes entreprises peuvent assurer l’union des Français. Il appelle en 1944-45 « vaste entreprise », la consolidation de l’« Union française», c’est-à-dire de l’Empire. En 1960 il donne le même nom de « vaste entreprise » à « la décolonisation ». Par ail­leurs, il a, contrairement au Tigre, et par nécessité, parcouru l’Empire dans tous les sens, celui-ci étant devenu la base de départ pour que la France participe à la libération du territoire national.

On peut pousser la comparaison dans quelques autres directions sur des thèmes plus personnels, plus qualitatifs.

Clemenceau a d’abord brillé par une exceptionnelle éloquence, fondée sur des discours clairs, compétents, dont la subs­tance avait été admirablement préparée, mais qui étaient ensuite dits, avec seule­ment quelques notes griffonnées. « Il est plus grand orateur que le catholique Albert de Mun et que le socialiste Jaurès », écri­vait le jeune socialiste Léon Blum en 1896. Au surplus, Clemenceau était très amu­sant. On lit sans cesse dans les débats parlementaires la mention « rires à gau­che » ; mais assez fréquemment aussi, « ri­res » — provenant de la Chambre entière. Il semble que les « mots » de Clemenceau aient souvent été inventés par divers bio­graphes. La réalité c’est un humour vérita­ble, qui s’adaptait parfaitement aux cir­constances des discussions. Dans les salons Clemenceau était étincelant.

Le général de Gaulle n’a certes pas manqué d’humour. Mais il le manifeste beaucoup plus rarement. Il ne fait rire qu’à l’occasion. C’est qu’après le 18 juin 1940, il a adopté par système une attitude pour laquelle il avait déjà un penchant naturel on connaît la phrase célèbre, relative à la décision qu’il a prise de « remettre dans la guerre non seulement des Français, mais la France ». Pour surmonter les obstacles, « tout limité et solitaire que je fusse, et justement parce que je l’étais, il me fallait gagner les sommets et n’en descendre jamais plus » [11].

De ce fait, l’allure du Général est beau­coup plus stable dans la majesté que celle de Clemenceau. S’il est parfois animé de colères, il les laisse fort peu exploser, alors que Clemenceau reçut à cause de ses violents éclats le surnom de « Tigre » (dès 1903). Inversement, et cela est moins connu, Clemenceau a eu de très nom­breux amis, très chers, avec lesquels il se montrait d’une très grande gentillesse. Or le Général, outre que dans son âge adulte les « Salons » n’apparaissent plus du tout comme de vénérables institutions, semble bien, à cause de sa solitude volontaire, avoir eu beaucoup moins de vrais amis, de ceux avec qui on reste sur un pied de parfaite égalité, que Georges Clemenceau.

L’éloquence du Général était d’une autre nature que celle du Tigre. Lui aussi, il parlait sans notes. Il a bénéficié de la télévision où, avec son expression bon­homme, son visage peu ordinaire, son grand nez et ses vastes oreilles, il possé­dait toutes les qualités qu’on appelle « télé­géniques ». Clemenceau, avec ses pom­mettes de Kalmouk et sa grosse mous­tache aurait-il aussi bien passé à l’écran ? On ne peut répondre. De Gaulle a fait, à partir du 18 juin 1940, d’innombrables dis­cours. Il avait alors presque cinquante ans — alors que Clemenceau commença sa carrière oratoire en 1871, à trente ans.

Mais, pour le style, la situation se pré­sente de façon absolument opposée. Charles de Gaulle a écrit très tôt, avec déjà toute la structure de style classique qui le caractérisera plus tard : un style qui tient de Bossuet, du XVIIe siècle plutôt que du XVIIIe. Il commence avec l’extraor­dinaire récit, écrit à quinze ans, d’une guerre future où la principale armée de la France est commandée par… de Gaulle. Clemenceau, au contraire, n’a guère écrit avant son échec électoral de 1893. Il va alors atteindre les cinquante-deux ans. Depuis 1880, il dirigeait efficacement son journal La Justice. Mais en treize ans, il n’y a pas écrit quinze articles. A dater d’octobre 1893, il se met à écrire pour gagner sa vie, puisqu’il n’a plus les 9 000 francs annuels de député. Pour le lancer, son cher ami Gustave Geffroy, futur prési­dent de l’Académie Goncourt, le fait inviter à parler au banquet organisé en l’honneur d’Edmond de Goncourt, à qui le jeune ministre Poincaré a fait obtenir la rosette de la légion d’honneur.

A La Justice, puis à L’Aurore, il rédige un long éditorial à peu près tous les jours. Il collabore aussi à d’autres quotidiens, Le Journal, La Dépêche de Toulouse, et L’Illustration, qui est un hebdomadaire à grand tirage, et qui paye fort bien ses auteurs. Il tente le roman (Les plus forts), le théâtre (Le voile du bonheur), sans grand succès. Mais il publie des recueils d’articles dont le premier est Le Grand Pan, puis 7 volumes édités chez Stock, représentant 646 articles écrits à propos de l’affaire Dreyfus.

Le style de Clemenceau consiste en phrases brèves, parfois saccadées, tou­jours inattendues, parfois rocailleuses, avec, très souvent, d’étonnantes et admi­rables formules. Rien de comparable avec les belles périodes du Général. A la fin de sa vie, Clemenceau n’écrit pas ses Mémoires, mais un vaste ouvrage philoso­phique, Au soir de la Pensée, un petit livre sur Démosthène, un petit livre sur Monet, et enfin, une réponse d’outre-tombe à Foch : Grandeur et Misères d’une victoire. De Gaulle n’a pas philosophé sur la physique, la biologie, l’évolution, la pré­histoire, comme le docteur Clemenceau. Mais ce dernier ne réfléchit jamais sur la stratégie, ni sur l’histoire, car il se désinté­resse du passé. Une ressemblance pour­tant : l’indifférence majestueuse à l’égard de l’économie. Clemenceau n’en dit pas un mot, dans Au soir de la Pensée, et on attribue à de Gaulle l’expression : « L’inten­dance suivra ».

Ils n’ont pas non plus la même attitude à propos de l’art. Clemenceau, dont le père aimait et pratiquait la peinture, a toute sa vie assidûment fréquenté les musées, les ateliers, les peintres et les sculpteurs. La liste de ses amis artistes est impressionnante : Manet, Degas, Renoir, Raffaelli, Pissaro, pour un temps Rodin, et par-dessus tout Claude Monet, le plus cher de tous. Les Nymphéas de l’Orangerie, aux Tuileries, symbolisent cette amitié. De Gaulle, certes, aimait et estimait André Malraux. Mais il se déga­geait, grâce à lui, de toute préoccupation artistique. Ses notes et ses carnets sont presque totalement silencieux à cet égard. Il semble ne jamais avoir songé à créer son monument, comme l’avait fait Louis XIV, et, bien plus modestement après lui, plusieurs présidents de la Ve République.

Ceci apparaît comme un symbole de leurs vies sentimentales différentes. Cle­menceau a épousé en 1869 une jeune fille américaine, fort belle, dont il eut trois enfants, mais dont il découvrit assez vite qu’elle était peu intelligente. Il eut des maîtresses — avec une extrême discré­tion, sans aucune attitude de bellâtre. Il divorça en 1892. Mais par la suite, il resta un père excellent et attentionné. Au début et à la fin de sa vie, il déclara que rien, au monde, n’avait plus d’importance que la famille. De Gaulle, après avoir mené en Pologne, selon les racontars, une vie un peu agitée, se maria, fut l’époux affec­tueux d’une femme modeste mais intelli­gente, et un père de famille plus admirable encore que Clemenceau, chérissant et soi­gnant une fille handicapée.

Ces quelques lignes constituent seule­ment un schéma. Ces deux hommes ont marqué notre pays. Leurs images nous sont familières. Ils sont entrés dans l’his­toire et, comme tels, le temps favorise un certain oubli. Se souvenir d’eux est un gage de force et de vitalité. Les comparer nous révèle tous les admirables moyens, si variés, que l’homme exceptionnel utilise pour agir. Rien n’est plus instructif. Rien n’est plus fascinant.

[1] Lacouture (Jean), De Gaulle, I, p. 110-111. Cf. de Gaulle (Charles), Lettres, Notes et Carnets, 27 jan­vier 1920.

[2] Ibid, mai 1920.

[3] Discours et Messages, I, p. 130-131.

[4] Mémoires de Guerre, T. Il, l’Unité, p. 312.

[5] Discours et Messages, T. IV, entretien avec Michel Droit, 15 décembre 1965, p. 435-436. Notons que le nom de Clemenceau n’apparaît pas dans les T.II et III de Lacouture.

[6] Lettres, Notes et Carnets, T. I, p. 289.

[7] T. 1, p. 26

[8] Le Grand Pan, p. LXXXIII.

[9] Le Fil de l’Épée, p. 66.

[10] Journal Officiel, Débats parlementaires, séance du 30 juillet 1885.

[11] Mémoires de Guerre, I, L’Appel, p. 69-70.

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