LES HOMMES ET LES FEMMES DE FRANCE

par Philippe Goulliaud
journaliste

Lorsque les Français apprennent, en ce mardi matin 10 novembre 1970, que le général de Gaulle est mort la veille au soir chez lui, à la Boisserie, sa résidence de Colombey-les-Deux-Églises, ils sont gagnés par une intense émotion. Certes, en rejetant le référendum du 27 avril 1969 sur la régionalisation et la réforme du Sénat, les électeurs ont provoqué le départ de l’Elysée du Général et son retrait définitif de la vie politique.

Mais un lien singulier, fait de respect, d’admiration et même souvent d’affection, unit les Français à l’homme du 18 juin, fondateur et premier président de la Ve République. « La France est veuve », résume Georges Pompidou, tandis qu’un célèbre dessin de Jacques Faizant illustre Marianne pleurant sur un grand chêne déraciné. Même ses opposants les plus farouches, et il n’en a jamais manqué, reconnaissent sa stature historique et saluent son profond amour pour la France.

Dans ses dernières volontés, rédigées en 1952, le général de Gaulle a souhaité être enterré dans le cimetière de Colombey où depuis 1948 repose sa fille Anne, morte à 20 ans. Il a expressément refusé toutes obsèques nationales : « Ni président, ni ministres, ni bureaux d’assemblées, ni corps constitués ». Seules les armées sont autorisées à participer officiellement aux cérémonies mais de façon « très modeste, sans musique, ni fanfare, ni sonnerie ». « Les hommes et femmes de France et d’autres pays du monde pourront, s’ils le désirent, faire à ma mémoire l’honneur d’accompagner mon corps jusqu’à sa dernière demeure. Mais c’est dans le silence que je souhaite qu’il y soit conduit », a-t-il précisé.

Le jeudi 12 novembre, une foule venue de la France entière et estimée à quelque 50 000 personnes, s’est rassemblée à Colombey, ce petit village rural de la Haute-Marne où le couple de Gaulle s’est installé en 1934. Ces fidèles ont attendu des heures, bravant le froid et le vent pour assister à cet événement historique et dire leur attachement au Général. Certains ont dormi dans leur voiture. En première ligne, ils regardent passer le cercueil, enveloppé dans un grand drapeau tricolore et transporté sur un engin blindé de reconnaissance auquel on a enlevé la tourelle. Sur les 400 mètres séparant la Boisserie de l’église, les visages sont graves, beaucoup pleurent, d’autres font le signe de croix ou le V gaulliste de la victoire sur le passage du cortège composé de quelques voitures transportant la famille. Quelques-uns, souvent des jeunes, lancent des fleurs sous les roues du char. Dans l’assistance, on aperçoit les sœurs Marielle et Christine Goitschel, championnes du ski français, ou le Révérend Père Bruckberger.

Conformément au vœu de Charles de Gaulle, le silence est impressionnant. Un silence seulement troublé par le bruit des hélicoptères qui survolent le village. Pour disposer d’une meilleure visibilité, certains fidèles et des photographes sont montés dans les arbres ou sur les toits, ôtant parfois quelques tuiles.

Autour de la petite église, des Saint-Cyriens en grand uniforme et quelque 150 soldats appartenant aux trois armes forment une haie d’honneur. A l’intérieur de l’édifice, seuls sont présents la famille, conduite par Yvonne de Gaulle, son fils Philippe et sa fille Elisabeth, le conseil municipal et des habitants de Colombey, d’anciens proches collaborateurs et, arrivés par train spécial, quelque 350 Compagnons de la Libération auxquels Charles de Gaulle était si profondément attaché. Parmi ceux-ci, André Malraux et Romain Gary, sanglé dans son blouson d’aviateur désormais trop petit. Quatre Compagnons, Henri Frenay, le colonel Passy, Marcel Degliame et le général Pierre de Bénouville, ont pour leur part choisi de faire route ensemble en voiture, à nouveau réunis par-delà leurs différences pour ce dernier hommage à l’homme qui a tant marqué leur vie.

Vers 16h, à l’issue de la cérémonie d’une grande sobriété, le cercueil quitte l’église, porté par douze jeunes hommes de Colombey, pour être inhumé dans le cimetière attenant. Comme il l’a voulu, le Général est mis en terre au côté de sa fille Anne. Après le départ d’Yvonne de Gaulle, le visage protégé par un voile de deuil, et de la famille, la foule peut enfin défiler devant la modeste tombe.

Alors que le nuit est tombée, les Français continuent à s’incliner et à fleurir la tombe, surmontée d’une croix blanche et sur laquelle sont simplement gravés le nom et les dates de naissance et de mort : « Charles de Gaulle – 1890-1970 ».

Très vite, comme le montre notre photo, les fleurs s’amoncellent, débordant largement sur les tombes voisines. Les fleurs des champs, les roses ou les modestes bouquets déposés par les anonymes rejoignent les gerbes imposantes envoyées par les officiels français ou étrangers, comme le président américain Richard Nixon ainsi que les huit couronnes majestueuses adressées par les dirigeants chinois, au premier rang desquels Mao Tsé Toung dont le nom est inscrit sur un ruban mauve en idéogrammes et en caractère latins.

À Paris, en fin de matinée de ce jour de deuil national, Georges Pompidou a présidé l’hommage solennel à son prédécesseur en la cathédrale Notre-Dame. Le cardinal archevêque de Paris François Marty a célébré une messe de requiem au rite dépouillé, sans oraison funèbre ni absoute. Richard Nixon, le Soviétique Leonid Podgorny, l’empereur d’Ethiopie Haile Sélassié, le Shah d’Iran, le prince de Galles, le roi Baudouin de Belgique, la reine Juliana des Pays-Bas, le prince Rainier de Monaco, la Première ministre indienne Indira Gandhi et pas moins de 80 souverains, chefs d’Etat et de gouvernement du monde entier… Notre-Dame de Paris, ce jour-là, a des allures d’assemblée générale des Nations unies.

Dans la soirée, les Parisiens, des fleurs à la main, rendent à leur tour hommage au Général en remontant, sous la pluie, les Champs-Elysées, haut lieu de la geste gaullienne. Le 26 août 1944, lors de la Libération de Paris, une foule considérable avait acclamé de Gaulle descendant les Champs. Et le 30 mai 1969, une manifestation gigantesque avait relié la Concorde à l’Arc de Triomphe pour affirmer son soutien au président de la République, affaibli par les événements de Mai 68.

En ce 12 novembre 1970, près de 500 000 personnes convergent en silence vers la place de l’Etoile. Toutes générations et classes sociales confondues, le Peuple de Paris, auxquels se sont mêlés des anciens combattants et quelques dignitaires gaullistes parmi lesquels le premier ministre Jacques Chaban-Delmas et Michel Debré, premier chef du gouvernement de la Ve République, célèbrent la mémoire de Charles de Gaulle avant d’entonner une retentissante Marseillaise. Sous la voûte de l’Arc de Triomphe, les fleurs déposées composent une Croix de Lorraine improvisée.

Dans les jours qui suivent l’enterrement, alors que les fidèles continuent à affluer, plusieurs chefs d’Etat venus à Paris pour la cérémonie de Notre-Dame se rendront à Colombey pour se recueillir sur ta tombe du Général. Parmi les premiers, le roi Baudouin et le Shah d’Iran, Mohammed Reza Pahlavi. Viennent aussi les chefs d’Etat de l’Afrique francophone, parmi lesquels l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, le Centrafricain Jean Bedel Bokassa ou le Malgache Philibert Tsiranana, reçus à la Boisserie.

Le général de Gaulle avait expressément refusé des obsèques nationales mais la ferveur populaire soulevée par son décès est immense le 12 novembre 1970 et les jours suivants. L’émotion provoquée par la mort de ce géant de l’Histoire est indiscutablement nationale. Et même sans doute internationale.

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