ALAIN LARCAN, CHARLES DE GAULLE. ITINÉRAIRES INTELLECTUELS ET SPIRITUELS
Conseil international de la langue française. Presses universitaires de Nancy, 1993.

par Jean d’Escrienne

Comment ne pas être frappé d’étonnement et d’admiration à la lecture de l’ouvrage magistral du professeur Larcan !

L’ampleur du travail accompli, la dimension historique du « personnage » en cause, l’étendue de son érudition et de ses connaissances, le souci évident et constant de ne rien oublier et de tout vérifier : voilà assurément ce qui, d’abord, saute aux yeux du lecteur.

La somme de connaissances que l’on découvre est telle qu’il n’est – hélas – guère possible de faire une analyse, ou même un simple résumé de l’ouvrage sans risque d’amputer ou d’altérer celui-ci. En vérité, il faut lire ce livre.

Le titre est parfaitement explicite. Alain Larcan guide son lecteur sur les pas de Charles de Gaulle. Ensemble, ils cheminent de l’Antiquité à nos jours à la rencontre des philosophes, des historiens, des dramaturges et des poètes, des critiques et des romanciers de tous les âges et de nombreux pays. L’intérêt est évident de constater, en chacun d’eux, ce que de Gaulle a connu, a aimé ou n’a pas aimé, ce que chacun a pu lui apporter ou lui inspirer. Quelquefois, on assiste, ou on a l’impression d’assister, à un véritable dialogue entre le Général et celui dont il découvre la pensée ou les idées. Ainsi, le professeur Larcan a-t-il écrit un livre non seulement instructif, mais, souvent, vivant et plein d’attrait !

Avant d’entamer cet itinéraire parmi les maîtres à penser et auteurs divers, il convient bien sûr de « camper » le héros. C’est bien pourquoi est d’abord mise en lumière la formation intellectuelle et morale de Charles de Gaulle, ce qu’il a pensé et écrit, sa personnalité (intelligence, logique, raison, mémoire, instruction, volonté…), son caractère, ses idées (de l’autorité au prestige…), ses conceptions et expressions jusque dans le domaine religieux.

Après cela commence l’étonnant cheminement. De Gaulle est familier de la tragédie antique et connaît Eschyle, Sophocle, Euripide, côtoie les philosophes Socrate, Platon, Aristote ; les historiens Xénophon, Polybe, Plutarque lui sont aussi connus. De tous, on trouve des analyses et des citations sous sa propre plume.

Il en est de même des latins qu’il a traduit dans sa jeunesse et cite dans ses ouvrages ou que l’on retrouve dans Lettres, Notes et Carnets, philosophes, orateurs, penseurs, poètes, historiens : Lucrèce, Cicéron, Horace, Virgile, Ovide et encore Epictète, Marc-Aurèle, Septime, Sévère, Saluste, Juvénal, Tacite et naturellement césar, dans la Guerre des Gaules.

Toujours dans l’Antiquité, on est évidemment surpris de trouver sous la plume du capitaine de Gaulle, lors de sa captivité durant la Première guerre mondiale, des notes de lecture concernant le brahame Krishna, le dieu Vishnu, Lao Tseu, le Talmud et le Coran. Cela suivit d’ailleurs de citations de l’Evangile, de saint Paul et de saint Augustin.

Après l’Antiquité, de Gaulle va aborder les auteurs qui, du Moyen-Age à nos jours, ont marqué leur temps. Dans les écrits de Charles de Gaulle, le Moyen-Age c’est saint Bernard, le sire de Joinville, Saadi et Dante, dont la Divine comédie est source féconde d’idées et d’images.

Le XVIe siècle, pour de Gaulle qui les connaît et les cite, se nomme Rabelais, Machiavel, Cervantès, Bacon, Shakespeare.

Alain Larcan insiste sur le parallèle de Gaulle-Machiavel et l’intérêt évident consistant à voir ce qui les rapproche l’un de l’autre, en fait parfois des complices, mais aussi les sépare. L’on constate également avec les citations et allusions fréquentes dans ses écrits et discours que de Gaulle est « littéralement nourri » de Shakespeare.

Et puis, voici le « Grand Siècle », suivi du « Siècle des Lumières ». De Gaulle est en famille parmi les grands classiques qui n’ont guère de secrets pour lui et dont il apprécie la pensée et le talent. Les tragédies de Corneille et de racine, le théâtre de Molière, le style majestueux d’un Bossuet, la logique d’un Descartes, les Pensés de Pascal, les Mémoires de Retz ne sont pas sans lui communiquer un souffle et une inspiration indéniables.

Ecrivains, philosophes, théoriciens militaires du XVIIIe siècle, poètes aussi, de Gaulle les aborde – non sans prendre parfois ses distances – mais Montesquieu est souvent une référence sous sa plume. Il en mentionne beaucoup d’autres. Très à son aise auprès de Vauvenargues ou Guibert, il sait apprécier Chamfort aussi bien qu’André Chénier. On le trouve « imprégné » de kantisme et conquis par Goethe.

Avec le XIXe siècle, voici encore de Gaulle côtoyant les grands noms d’alors : Napoléon (ou plutôt les textes de Bonaparte), les pré-romantiques avec Chateaubriand dont on sait qu’il fut lecteur toute sa vie et dont le style parfois l’inspira, les grands romantiques qu’il avait lus et relus, qu’ils s’appellent Lamartine, Vigny, Hugo, Musset, Byron ou Walter Scott, Heine, Dumas, Balzac… N’oublions pas Béranger, Michelet qui ne peut le laisser insensible, Barbey d’Aurevilly, tout comme Maupassant, Flaubert, Mirbeau, Zola, même quand il ne les apprécie pas tous. Dans ses lectures, il faut encore citer Tolstoï et Dostoïevski, puis nos poètes Baudelaire, Banville, Verlaine. Il connaît naturellement chez les « catholiques libéraux », cette « génération qui donna des Thiers, des Lamennais, des Comte, des Pasteur… ». Lacordaire a marqué sa pensée et Montalembert, ardent défenseur de la cause catholique, son milieu familial.

Abordant Tocqueville, de Gaulle est frappé par les perspectives profondes de ses analyses et voit en cet auteur politique « sans doute le plus illustre depuis Aristote et Machiavel ». Il faut encore noter que l’on retrouve dans les textes mêmes de Charles de Gaulle plusieurs références aux Souvenirs d’enfance de jeunesse et à la Réforme intellectuelle et morale de Renan, ainsi qu’à l’œuvre de Taine. Quant aux penseurs et philosophes étrangers, de Gaulle aime rappeler l’exclamation de Hegel devant les montagnes : « C’est ainsi ! ». Il remarque aussi que Marx, Kant, Fichte, Nietzsche, Hegel sont de ceux qui « enseignent à la Sorbonne par personnes interposées ».

Poursuivant son étude sur ce cheminement de De Gaulle parmi les penseurs et auteurs, Alain Larcan en arrive à la période contemporaine, de 1870 à nos jours. De Galle connaît dans le détail l’histoire ce ces années qu’il a lui-même vécues, et a côtoyé bon nombre de ces penseurs, auteurs, historiens, philosophes, romanciers ou poètes. Rappelons combien il fut sensible au renouvellement de la spiritualité avec l’avènement des Boutroux, des Bergson, le rayonnement d’un Péguy, la conscience de l’éternité nationale d’un Maurice Barrès, référence à laquelle il sera toujours fidèle.

Avec Bernanos Maritain, Claudel, de Gaulle qui les connaît bien, entretiendra souvent des rapports et correspondance, les mentionnera souvent.

Et puis, voici encore parmi les « nourritures littéraires » de l’officier – comme dit Larcan – les auteurs étrangers et français dont les œuvres sont citées et bien connues : romanciers avec Anatole France, Loti, Daudet, Huysmans, Bourget ou Oscar Wilde, Kipling, Ibanez, Maeterlinck, Wagner, Ibsen, et surtout, parmi les dramaturges, Rostand dont il connaît des scènes par cœur… poètes avec Sully Prudhomme, Richepin, Samain… polémistes avec Léon Bloy, Vallès et Déroulède… historiens, sociologues, critiques, de Boissier, Jullian, Madelin à Lanson et Brunetière, e passant par les catholiques sociaux Le Play, Albert de Mun et La Tour du Pin.

Evidemment, de Gaulle a lu et apprécie Hemingway et Le Zéro et l’infini de Koestler. Bien sûr, notons parmi les contemporains, les écrivains gaullistes (opportunistes ou fidèles) de Malraux et Mauriac à Jules Roy, avec Kessel, Druon, Vercors, Jean Dutourd. Il y a aussi les « opposants » comme Saint-Exupéry, auxquels rend hommage le général de Gaulle qui ne veut pas les ignorer. Parmi les penseurs et philosophes, il apprécie « la conjonction hardie de l’esprit moderne et de la tradition » chez Teilhard de Chardin, il connaît bien Maritain (dont il fera notre ambassadeur auprès du Saint-Siège), Jean Guitton, Maurice Clavel…

Mentionnons encore parmi ceux que de Gaulle évoque, qu’il les apprécie ou ne l’apprécie pas, Sartre, Camus, le courant « Action française » avec Maurras, Bainville, Boutang… e notons les échanges de correspondances avec Bernstein, Marcel Achard qui le distrait, Salacrou, Suarez, André Maurois, bien que celui-ci l’ait évidement déçu à l’époque des grandes épreuves. Il remercie Daniel-Rops de l’envoi de son Eglise des révolutions et assure le « Maître » de sa fidèle amitié.

Voilà donc un survol très imparfait et très incomplet de l’itinéraire reconstitué par Alain Larcan, parcouru par Charles de Gaulle, parmi tant d’auteurs de l’Antiquité à nos jours. L’ouvrage s’achève avec une réflexion générale sur la diversité des genres auxquels s’est intéressé de Gaulle et son degré d’attachement et de goût pour chacun d’eux.

Comme lorsqu’il contemplait les montagnes, Hegel dirait peut-être ici tout simplement : « C’est ainsi ! ».

Quant à nous nous savions certes que de Galle avait beaucoup lu et beaucoup retenu. Ce que nous apprend le professeur Alain Larcan nous le confirme et nous prouve même que nous pensions en deçà de la réalité.

Merci Alain Larcan.

Nous admirons avec quel talent vous avez su aborder et traiter un sujet aussi vaste et diversifié.

Nous vous rendons hommage et vous félicitons d’avoir édifié, pour l’histoire et pour nos, un si magistral monument.

X