LES TROIS AXES DE LA DIPLOMATIE ALLEMANDE

par Renaud Girard
Grand reporter au Figaro

Naguère, les jeunes Français apprenaient au lycée que l’Allemagne était un géant économique et un nain politique. Aujourd’hui elle est toujours un géant économique. Mais, traumatisée par l’agression russe contre l’Ukraine de février 2022 – qu’elle n’avait pas anticipée -, elle a changé de logiciel. Toute l’élite politique de l’Allemagne estime désormais qu’elle n’a pas d’autre choix que de redevenir un géant politique, répondant ainsi au label de « Puissance dominante en Europe », que lui a déjà délivré son allié américain.

Créant à elle seule plus de 35% de la valeur ajoutée industrielle de l’Union européenne, l’Allemagne a décidé de se doter de la première armée conventionnelle du continent. Elle a lancé un programme exceptionnel d’équipements nouveaux de 100 milliards, soit neuf fois plus que ce que l’armée française dépense annuellement dans ses investissements. Elle a pris l’initiative d’un bouclier européen antimissile, baptisé European Sky Shield, auquel se sont déjà ralliés quatorze membres de l’Otan, dont l’Angleterre. Elle peut se permettre ce sursaut stratégique car, contrairement à la France, elle n’est pas surendettée – sa dette publique atteint 70% de son PIB, alors que le chiffre est de 113% pour la France. Son seul problème est démographique (taux de fécondité inférieur à un enfant et demi par femme).

Pour accompagner cette ambition de puissance sur le continent européen, la diplomatie allemande se développera selon ses trois axes traditionnels.

Le premier est celui de l’alliance avec les Etats-Unis. Les Allemands sont infiniment reconnaissants à l’Amérique pour son attitude d’après-guerre : protection contre la vengeance des Russes ; peu de zèle dans la dénazification ; encouragement à la renaissance de l’industrie allemande dans un cadre européen. Les Américains – qui à bien des égards sont des Allemands qui parlent anglais – se sont toujours sentis à l’aise dans l’Allemagne moderne, pays fédéral, démocratique, industriel, stable, comme le leur. Les Allemands sont dans une vassalité douce et consentie à l’égard de l’Amérique ; ils n’imagineraient pas vivre sans son parapluie nucléaire. Depuis Trump, Washington leur a demandé de participer aux frais. Ils ont répondu oui. C’est une alliance sans nuage, qui n’a aucune raison de se ternir. C’est sur la base américaine de Ramstein, dans le land de Rhénanie-Palatinat, qu’ont lieu toutes les réunions militaires alliées de coordination de l’aide à Ukraine.

Le deuxième axe est celui du couple franco-allemand, né un week-end de septembre 1958, que le chancelier Adenauer passa chez le général de Gaulle à Colombey. Il y eut un coup de foudre intellectuel entre ces deux grands chrétiens. La réconciliation franco-allemande était pensée comme le terreau d’une future Europe-puissance. Le lobby américain la sabota dès 1963, mais des amitiés personnelles relancèrent l’axe : Giscard et Schmidt créèrent le serpent monétaire européen ; Mitterrand et Kohl pensèrent la monnaie commune ; Chirac et Schröder incarnèrent la sagesse européenne face à l’hubris néoconservatrice américaine en Irak.

Avec Merkel, et maintenant Sholz, les choses changèrent. Ces chanceliers n’arrivent pas à prendre au sérieux les dirigeants français, incapables de tenir leurs engagements financiers, comme de réaliser les réformes dont ils parlent à longueur de discours. Pour l’actuel ministre des finances allemand, le quoi qu’il en coûte macronien est juste une idée démente. Les chanceliers ne considèrent plus les présidents français comme suffisamment sérieux pour être leurs partenaires privilégiés. Merkel n’a pas consulté Paris lors de ses deux décisions les plus importantes (l’abandon du nucléaire, l’ouverture des frontières aux migrants). Scholz n’a pas consulté Macron avant de lancer son bouclier antimissile. Mais comme les Allemands tiennent à l’Union européenne, ils continueront à travailler avec la France, leader des pays du Club Med.

Le troisième axe est issu de l’Ostpolitik de Willy Brandt, au début des années soixante-dix. A l’égard de l’Europe de l’est, le chancelier explora la voie ouverte par de Gaulle, qui prônait l’ « entente, la détente, la coopération » avec le monde soviétique. L’ancien maire de Berlin pensait que c’était la seule route pour que sa capitale soit un jour réunifiée. L’Allemagne est devenue alors le premier partenaire économique de la Russie. Mais maintenant que Moscou a fait le choix aberrant de la confrontation, l’Ostpolitik a viré à 180 degrés. Elle est devenue une stratégie de glacis protecteur, intégrant les pays scandinaves, baltes et est-européens, face à l’ours russe. Elle ne se fait pas contre la France, mais simplement en dehors de la France.

De Gaulle et Giscard avaient les mots, mais aussi les réalisations, pour attirer les Allemands dans un partenariat d’égal à égal. Jusqu’à présent, Macron a eu les mots. Il lui manque encore les réalisations.

(Chronique internationale du Figaro du mardi 25 octobre 2022)

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