« LA RELATION FRANCO-ALLEMANDE RÉSIDE PRÉCISÉMENT DANS SA CAPACITÉ À TRANSCENDER LES CONTRADICTIONS POUR ALLER DE L’AVANT »
Matthias Fekl
Ancien ministre
Propos recueillis par Frédéric Fogacci, directeur des études et de la recherche de la Fondation Charles de Gaulle
Frédéric Fogacci : Nous célébrons le soixantième anniversaire du traité de l’Elysée (22 janvier 1963). Celui-ci a été signé dans un contexte particulier : volonté de relance bilatérale après l’échec du Plan Fouchet, et craintes allemandes face au passage des USA à la riposte graduée. De Gaulle au Président allemand, Heinrich Luebke, le 20 juin 1961, au Palais de l’Elysée : « Voici qu’en vertu d’une sorte de miracle, jailli de leurs épreuves passées, de leurs actuelles alarmes et de leurs élans nouveaux, tout commande à la France et l’Allemagne de s’entendre et de s’unir ». Peut-on considérer que la dégradation de l’environnement stratégique en Europe est un accélérateur du rapprochement entre la France et l’Allemagne ? Peut-on considérer depuis Berlin que Paris est un partenaire pour gros temps ?
Matthias Fekl : Vous avez raison d’insister sur le contexte spécifique du début des années 1960. Ce rappel historique montre que la relation franco-allemande n’a jamais été un long fleuve tranquille, qu’elle s’est toujours inscrite dans un contexte international et européen que les deux pays appréhendent en partie de manière différente, et que la force de cette relation réside précisément dans sa capacité à transcender ces contradictions pour aller de l’avant.
La guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine a mis en lumière certaines difficultés contemporaines de la relation franco-allemande. Sur la question énergétique, les choix foncièrement différents opérés en France et en Allemagne ont éclaté au grand jour. Les grandes réformes des dix dernières années dans ce domaine ont été menées, de part et d’autre, sans aucune concertation bilatérale : c’est saisissant sur des questions d’une telle importance sur le plan économique et environnemental.
Pour autant, je suis convaincu que nos deux pays doivent, une nouvelle fois, se hisser à la hauteur des défis fondamentaux qui se dressent devant eux. Je dis fondamentaux, car il est bien question de l’essentiel. En premier lieu, la démocratie est contestée, dans ses institutions et dans ses principes mêmes, en Europe et partout dans le monde. Même les plus grandes et plus anciennes démocraties ne peuvent plus se sentir à l’abri de cette vague populiste qui ne cesse de croître. En deuxième lieu, nos pays auront toujours plus besoin à l’avenir d’unir leurs voix pour continuer à peser sur les affaires du monde. Il ne s’agit pas de dire que tous nos intérêts sont alignés – ce serait une vue de l’esprit. En revanche, il me semble évident que dans un monde dominé par les Etats-Unis et par la Chine, nous serons plus forts pour défendre nos valeurs et nos intérêts si nous développons une approche davantage concertée sur les questions de défense et de sécurité, sur la réciprocité économique et commerciale, sur l’extraterritorialité du droit.
Pour cela, il y a un préalable : retrouver la confiance. C’est en quelque sorte le fil directeur du Traité de l’Elysée, qui pose le principe de la concertation, étroite et permanente, à tous les niveaux de l’Etat. Les moments où la relation franco-allemande avancent sont les moments où les chefs d’Etat et de Gouvernement s’écoutent, se parlent, se respectent, connaissent les projets et les contraintes de l’autre. Le Traité de l’Elysée, complété sur certains points par le Traité d’Aix-la-Chapelle qui institue notamment un conseil franco-allemand en matière de sécurité et de défense, met depuis soixante ans tous les outils nécessaires à disposition.
L’option pour Paris qui marque les derniers mois du mandat d’Adenauer coïncide au moins en partie à un intérêt pour l’ambition gaullienne de développer une souveraineté européenne en lien direct avec Paris, et plus sûrement à la recherche d’une communauté de destin stratégique. De Gaulle théorise cette idée en 1949 en appelant de ses vœux une entente entre Paris et Bonn « sans intermédiaire ». Mais cette entente « sans intermédiaire » Otanien est-elle possible du point de vue allemand ? Comment définir l’ambition géopolitique allemande au sortir des années Merkel ?
Pour la première fois depuis 1945, l’Allemagne semble prête à assumer davantage ses responsabilités sur la scène internationale, y compris sur un plan militaire. Nos Histoires nationales sont très différentes, le courant pacifiste demeure très fort en Allemagne dans les principaux partis politiques, toutes tendances confondues, il ne faut pas le sous-estimer. Pour autant, la guerre en Ukraine a clairement changé la donne, conduisant le chancelier Olaf Scholz, pourtant peu porté sur les déclarations grandiloquentes, à parler devant le Bundestag d’un tournant historique ou d’un changement d’époque (Zeitenwende).
L’Allemagne considère parfois – sans doute pas toujours à tort – que lorsque la France parle d’une Europe souveraine et d’une Europe-puissance, elle entend avant tout, par-là, trouver en Europe un prolongement et un aboutissement de ses propres conceptions. Or, « les autres ne pensent pas comme nous », pour reprendre l’excellent titre des passionnants mémoires de Maurice Gourdault-Montagne, Ambassadeur de France.
L’Allemagne est encore en train de préciser sa vision géopolitique pour l’avenir. En France, ce travail relève de l’exécutif et se fait, pour l’essentiel, dans le bureau présidentiel. Du fait du fonctionnement des institutions allemandes, l’élaboration de l’approche géopolitique et diplomatique implique de très nombreux acteurs, et singulièrement le puissant Parlement. La conception d’une doctrine et la prise de décision peuvent en être allongées, mais les orientations une fois adoptées sont ensuite le plus souvent partagées par un large nombre d’acteurs et courants de pensée, ce qui leur donne in fine une force supplémentaire.
Sans qu’il soit donc à ce stade possible de définir l’ensemble de l’ambition géopolitique allemande, plusieurs points peuvent être avancés. En premier lieu, le relatif retrait des grandes questions militaires n’est définitivement plus tenable depuis la guerre en Ukraine. L’Allemagne a clairement acté ce nouvel état de fait et en tire progressivement les conséquences, y compris en allant à l’encontre de pans entiers de son consensus politique d’après-guerre, articulé autour du non-interventionnisme, voire du pacifisme, et de la priorité accordée à la puissance économique. En deuxième lieu, le lien transatlantique qui unit l’Allemagne aux Etats-Unis ne va pas disparaître à brève échéance. Construire notre approche sur un tel postulat serait illusoire et, par suite, voué à l’échec. En troisième lieu, en revanche, la coopération sur des projets concrets me semble à la fois indispensable et réaliste. Les récents progrès sur le SCAF en attestent. La France a des savoir-faire industriels en la matière et, sur le plan militaire, une longue expérience des opérations extérieures. Le conseil franco-allemand de sécurité et de défense, institué par le Traité d’Aix-la-Chapelle, peut demain devenir une instance précieuse pour élaborer des projets communs, réaliser des diagnostics partagés, et intégrer davantage certains circuits de décision. Il faut faire vivre les instances franco-allemandes car rien n’est jamais acquis en la matière.
Le traité de l’Elysée travaille au rapprochement des deux peuples, en créant des instances de dialogue permanent, un Office pour la jeunesse (OFAJ) : peut-on considérer qu’il a contribué à un rapprochement des points de vue, et à la définition progressive d’un art d’agir de concert en Europe pour porter des intérêts communs ? Pour la nouvelle génération de dirigeants allemands, la France est-elle encore un partenaire fondamental ?
Le Traité de l’Elysée est visionnaire en ce qu’il a veillé à mettre en place des outils à la fois des processus de concertation inter-étatiques et des dispositifs destinés à la société civile. L’OFAJ en particulier est parvenu à rapprocher des générations entières de jeunes Français et Allemands qui, sans cela, n’auraient peut-être jamais connu l’autre pays. Soyons honnêtes pour autant : l’élan n’est plus le même aujourd’hui, comme en atteste le déclin constant de l’apprentissage de l’allemand en France, mais aussi du français en Allemagne. Dans un monde plus ouvert, il est souvent tout aussi aisé de s’intéresser à d’autres pays, qui ont souvent plus d’attrait aux yeux des deux jeunesses respectives. Au-delà de ceux qui, par leur vie professionnelle ou privée, sont amenés à bien connaître l’autre pays, il me semble que les sociétés civiles se connaissent moins bien aujourd’hui. Il n’y plus forcément de « réflexe franco-allemand », comme le dit très justement Martin Koopmann, le directeur de la Fondation Genshagen. C’est ce réflexe qu’il faut retrouver à tous les étages et dans le plus possible de secteurs de nos deux pays.
Le traité de l’Elysée laisse assez largement de côté les enjeux de coopération économique entre les deux pays, dont les modèles économiques commencent à diverger à compter des années 1990. Ces divergences sont-elles devenues centrales, le relatif décrochage industriel de notre pays conduisant à une divergence d’intérêts fondamentaux, par exemple par rapport à l’Europe de l’Est ou à la Chine ? Quelles sont les raisons des deux pays de privilégier une réponse commune à la crise actuelle dans un cadre européen ?
Lorsque j’étais secrétaire d’Etat au commerce extérieur, je devais chaque année présenter le bilan de notre balance commerciale : le contraste entre nos dizaines de milliards d’euros de déficits et les quelque deux cents milliards d’euros d’excédents allemands était absolument saisissant. A l’évidence, les difficultés économiques de la France ont pesé sur la crédibilité de la parole française aux yeux des décideurs politiques et économiques allemands. L’Allemagne a fait des réformes dures, pour certaines d’ailleurs contestables lorsque l’on voit leurs conséquences sur le plan social, mais le pays est redevenu compétitif et performant. Cependant, le modèle économique allemand est désormais lui-même fragilisé. Pour la production, les importations d’énergie peu coûteuse depuis la Russie sont à l’évidence condamnées pour une durée indéterminée et, en raison du refus de l’énergie nucléaire et de l’insuffisance des énergies renouvelables, le charbon est aujourd’hui la principale alternative à court terme. Pour la vente, la pérennité de l’ouverture du marché chinois est chaque jour plus incertaine, et de nombreux secteurs pourraient du jour au lendemain se trouver privés de débouchés.
Pour toutes ces raisons, l’approche commune franco-allemande demeure pertinente sur les sujets économiques, singulièrement aujourd’hui. Mieux vaut disposer d’outils européens communs pour amortir les chocs exogènes ; mieux vaut définir une approche concertée sur les sanctions, l’extraterritorialité du droit, les réponses à apporter au protectionnisme : aucun pays européen, Allemagne inclus, ne peut aujourd’hui relever seul ces défis.
De Gaulle parle à l’Allemagne de Bonn, la France actuelle à celle de Berlin. Quel est le poids de ce basculement vers l’Est, illustrée par le récent discours d’Olaf Scholz à Prague, sur la relation entre Paris et Berlin ? Le Brexit a-t-il paradoxalement fragilisé la relation ? Mais un leadership franco-allemand est-il acceptable pour l’Europe de l’Est ?
Après la guerre la plus destructrice de l’Histoire, Charles de Gaulle, l’homme du 18 Juin, a su se hisser à la hauteur des exigences historiques en étant aussi l’homme de la réconciliation avec l’Allemagne. Ses discours lors de sa visite historique en Allemagne, au mois de septembre 1962, ont une force inouïe. Imaginez l’homme qui a porté et incarné la Résistance dire à tous ces jeunes allemands qui s’interrogent sur ce qu’ont fait leurs parents pendant la guerre qu’ils sont « les enfants d’un grand peuple. Oui ! D’un grand peuple ! qui parfois, au cours de son Histoire, a commis de grandes fautes et causé de grands malheurs, condamnables et condamnés. Mais qui, d’autre part, répandit de par le monde des vagues fécondes de pensée, de science, d’art, de philosophie ». Cette visite a eu un retentissement immense, que l’on peine à imaginer aujourd’hui.
Les temps ont changé et il n’y a plus d’automaticité ni d’exclusivité dans la relation. C’est ce que l’on appelle en effet parfois le basculement vers l’Est, même si le terme de basculement me semble à tout le moins excessif. La France elle-même diversifie ses alliances en Europe, comme en atteste la signature cette semaine d’un traité d’amitié avec l’Espagne, comme il n’en existe à ce jour qu’avec l’Allemagne et la France. Pour autant, toutes les avancées fortes depuis la pandémie sont pour l’essentiel dues au moteur franco-allemand. Je pense en particulier aux instruments de stabilisation et d’intervention économiques. Le moteur franco-allemand demeure donc indispensable, même s’il ne sera durablement accepté par les autres Etats européens qu’à la condition d’être ouvert dans sa démarche et de tenir compte de l’intérêt général européen dans ses propositions.
Dans un environnement géostratégique et économique fortement dégradé, alors que la question du marché de l’énergie semble également opposer Paris et Berlin, quelles sont les raisons d’être pourtant optimiste pour l’avenir la relation bilatérale ?
La période récente, avec la mise en place d’instruments économiques attendus de longue date, me semble un premier élément d’optimisme. Mieux, une preuve concrète de l’efficacité de la relation franco-allemande lorsque nous sommes confrontés à des crises majeures. Le second élément d’optimisme peut être puisé dans l’Histoire. Contrairement à ce que peut laisser penser une idéalisation rétrospective de la relation franco-allemande, celle-ci a toujours connu des moments difficiles. Ils ont tous été surmontés.
Si vous le permettez, je voudrais sur ce point terminer par une anecdote. Elle m’a été racontée par un certain Konrad Adenauer – le petit-fils du chancelier – en marge d’une table ronde. Je l’ai relatée dans ma contribution au livre dirigé par Jean-Paul Bled, De Gaulle, l’homme du siècle. J’emprunte ce qui suit à cet article.
Une seule fois, Charles de Gaulle a accepté d’accueillir un chef de gouvernement étranger dans son jardin secret de la Boisserie : il s’agit de marquer la réconciliation franco-allemande en recevant le chancelier Konrad Adenauer à la table familiale. L’on raconte que les deux servantes – l’une lorraine, l’autre alsacienne – ont alors envisagé de démissionner plutôt que de servir un Allemand, moins de quinze ans après la fin de la barbarie nazie, et que Madame Yvonne de Gaulle elle-même aurait été contrariée par cette invitation. Tandis que Madame de Gaulle et le personnel de maison auraient voulu marquer discrètement leur désapprobation de cette visite, en refusant de sortir le service des grands jours, le chancelier Adenauer aurait, quant à lui, été profondément touché d’être reçu à une table dressée avec tant de simplicité, sans protocole, avec la vaisselle de tous les jours, comme s’il s’agissait d’accueillir un membre de la famille. Il en aurait gardé un attachement profond et durable pour son hôte français. Vraie ou embellie au cours du temps, cette histoire est touchante, et en dit long sur l’importance des petits et grands malentendus – parfois constructifs ! – dans l’Histoire des relations franco-allemandes depuis 1945. Le long entretien ce jour-là à la Boisserie entre Charles de Gaulle et Konrad Adenauer aura été un moment marquant dans le rapprochement historique entre les deux pays si longtemps en guerre.