JEAN MOULIN ET TRISTAN CORBIÈRE

par Christine Levisse-Touzé

Lors de son séjour en Bretagne, Jean Moulin découvre, sans doute par ses amis Saint-Pol Roux ou Max Jacob, l’œuvre de Tristan Corbière, le poète des Amours jaunes [1] dont il envisagea dans un premier temps d’écrire une biographie après la découverte d’un carnet de notes.

Édouard Joachim Corbière, dit Tristan. Corbière, naît le 18 juillet 1845 dans le manoir de Coat Congas à Ploujean près de Morlaix. Son père, d’origine languedocienne, Édouard Corbière, officier de marine, publiciste, homme d’affaires, s’est fait connaître par la publication de romans, Le Négrier, Les Pilotes de l’Iroise. On dispose de peu de renseignements sur sa mère, Aspasie, fille d’un ami de la famille. Elle est très jeune : elle n’a que dix-huit ans à sa naissance ; il a deux frères (Alexis mort en bas âge) et Edmond (1855-1887) et une sœur Lucie (1850-1944) avec qui il entretient une correspondance nourrie pendant ses années de pension au lycée impérial de Saint-Brieuc. Sa correspondance révèle un esprit original et mûr « doué pour l’écriture, la caricature et les pastiches » [2].

Les premiers signes de rhumatisme articulaire ou de tuberculose se manifestent et lui imposent une existence marginale. Il est contraint d’interrompre sa scolarité en seconde, son mal empirant. Selon Henri Thomas qui présente la dernière édition des Amours jaunes [3], Tristan Corbière a étudié de façon approfondie les auteurs classiques et modernes presque autant que Arthur Rimbaud.

Il passe les hivers 1861 et 1862 avec sa mère en Provence et s’installe à l’été 1863 dans le manoir familial de Roscoff « La petite Nice du Nord » recommandée pour ce type d’affection. Commence une vie de Bohême alternant avec des périodes d’isolement. Il peint et rime exprimant sa passion pour la marine. Il fréquente les estaminets et côtoie les peintres montmartrois. Il effectue un premier voyage en Italie avec l’un d’entre eux en décembre 1869. Deux ans plus tard, il rencontre celle qui sera la muse égérie des Amours jaunes. Le recueil de poèmes sort à 481 exemplaires – à compte d’auteur, son père a financé cette première édition en août 1873 chez les frères Galdys. Bien que neuf de ses poèmes aient paru dans La vie parisienne entre le 25 mai et le 18 octobre 1873, son œuvre est peu connue. Il meurt le 1er mars 1875 à vingt-neuf ans sans avoir connu le succès. Il faut attendre la seconde édition chez Vanier en 1891 pour susciter l’enthousiasme de Verlaine pour le premier des cinq Poètes maudits [4] à qui il a consacré une brève étude publiée en 1884 avec celles concernant Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud, Marceline Desbordes-Valmore et Auguste Villiers de l’Isle-Adam. Le thème central des Amours jaunes est la passion pour une jeune comédienne d’origine italienne. Les vers volontairement boiteux, chantent la Bohême, la nostalgie de la Bretagne et la mer, les arcanes de l’éternel féminin, la dérision, l’ironie, le rire jaune et l’aspiration à la mort [5]. Le recueil constitué de 101 poèmes comprend Armor, Gens de mer et Les Rondels.

Les Amours jaunes ont suscité une dizaine d’éditions illustrées dont la dernière en 1974 par Salvador Dali aux éditions Belfond. Jean Moulin, Romanin, fit paraître en 1935 aux éditions de luxe Helleu, Armor, recueil de poèmes extraits des Amours jaunes, illustrés de huit eaux-fortes. Jean Moulin avait été fasciné par l’intérêt du poète pour l’humanité souffrante, pour son sens de la dérision [6].

Jean Moulin consacra beaucoup de temps à la réalisation des eaux-fortes ; c’était un procédé nouveau pour lui [7], la gravure sur plaque de zinc ou de cuivre qui nécessitait un apprentissage. Il y travailla durant les trois ans de son séjour breton.

La première gravure illustre le poème, Paysage mauvais, par la mort (l’Ankou) [8] un squelette au milieu d’un paysage terrifiant, constitué de faune, de flore et de figures monstrueuses.

La seconde Un riche en Bretagne représente un mendiant infirme entouré de petits enfants bretons avec au loin un clocher et un ange qui semble les protéger.

La troisième gravure réunit tous les symboles de la Bretagne et ses rites religieux pour illustrer le poème Saint Tupetu de Tu-pe-tu.

La Rapsode foraine et le Pardon de Sainte- Anne est inspiré du Pardon le 27 août à La Palud. Jean Moulin a recréé l’atmosphère de cette fête religieuse « où se mêlent des rites catholiques, des coutumes païennes et des réjouissances profanes : c’est aussi le jour où on célèbre Sainte-Anne, où l’on prie et où l’on attend le miracle, mais c’est aussi le jour de la fête foraine avec ses manèges, sers étals de boissons et ses pique-niques. Toutes ces réjouissances se déroulant sous le regard bienveillant de la Sainte » [9]. Ils inspirent au graveur trois eaux-fortes : les deux premières représentent la procession et la troisième, la fête foraine, le jour même du Pardon.

Cris d’aveugle inspire à Romanin un Christ figurant l’agonie, la mort.

La Pastorale de Conlie par un mobilisé du Morbihan, dernière des huit gravures, a fait dire à ceux qui l’ont vue après la libération qu’elle s’apparentait à une image des camps. Elle représente une fosse commune à Conlie, bourg de la Sarthe, lieu de rassemblement des jeunes recrues en novembre 1870 afin de poursuivre la guerre contre les Prussiens. La défaite, suivie d’une épidémie, fit plusieurs dizaines de morts qui furent directement jetés dans la fosse commune. Tristan Corbière avait choisi cet épisode pour critiquer les responsables [10].

Jean Moulin a su traduire dans les eaux- fortes l’âme tourmentée du poète, mais aussi sa sensibilité à l’égard de la Bretagne, son caractère religieux très ancré, pays de contes et de légendes. Il y a tout lieu de penser que Romanin n’a pas été insensible à la magie de cette poésie valorisant la mythologie celtique. Ces gravures font figure d’hommage à cette Bretagne légendaire.

André Salmon dans sa chronique « Les Arts » de Gringoire salue l’œuvre le 22 novembre 1935 [11] : « Les poètes sont à l’honneur sur les cimaises, cette semaine. Artiste de taille à se défendre tout seul, le graveur Romanin n’a cherché qu’une seule recommandation. C’est celle du peintre Max Jacob ; ses amis, critiques d’art, ont reçu de Quimper, une sorte de lettre pastorale du grand converti, les pressant d’aller voir chez Helleu, les huit eaux-fortes inspirées à Romanin par Armor, extrait des Amours jaunes de Tristan Corbière, l’un des « poètes maudits » révélés par Verlaine… »

Plus tard dans la Résistance, il utilise les vers d’une strophe de La Rapsode foraine ou le Pardon de SainteAnne comme clef pour ses messages codés :

« Prends pitié de la fille-mère,

Du petit au bord du chemin…

Si quelqu’un leur jette la pierre,

Que la pierre se change en pain » [12].

Indéniablement l’œuvre de Tristan Corbière l’a durablement marquée et il s’est probablement reconnu dans « la sensibilité d’écorché » du poète maudit [13]. Cela prouve une chose : l’artiste Romanin ne peut être dissocié du haut-fonctionnaire pas plus que du résistant.

[1] Daniel Cordier, Jean Moulin, l’inconnu du Panthéon, une ambition pour la République, juin 1899juin 1936, tome 1, J.-C. Lattes, 1989, pp. 581 et suivantes.

[2] Article de Fabienne Le Chanu, Tristan Corbière, pp. 7 et suivantes in Catalogue Tristan Corbière, poète en dépit de ses vers, Musée des Jacobins, 12 mai-18 juillet 1995, commissariat général de l’exposition, Patrick Jourdan, conservateur de musée, Anne-Marie Quesseveur, Bibliothèque municipale de Morlaix.

[3] Tristan Corbière, Les Amours jaunes, préface d’Henri Thomas, édition établie par JeanLouis Lalanne, NRF, Poésie Gallimard, 1997.

[4] Article de Fabienne Le Chanu précité, p. 11.

[5] Grand Larousse encyclopédique, tome 1, entrée Amours jaunes, édition de 1976.

[6] Édition de luxe tirée à 150 exemplaires, juin 1935. Collections du Musée Jean Moulin de la Ville de Paris

[7] Laure Moulin, Jean Moulin, éditions de Paris, Max Chateil, 1999, préface de Alain Lebougre et Christine Levisse-Touzé, p. 94 ; les différents tirages qu’il fit sont conservés au Musée des Beaux-Arts de Quimper ; ceux relatifs à la réalisation de Sainte-Anne-La-Palud, au nombre de cinq, ont été présentés récemment à l’exposition consacrée à Jean Moulin au Musée Jean Moulin de la Ville de Paris.

[8] L’Ankou, terme celtique pour désigner la mort avec son chariot ramassant les corps, cité par Murielle Vettier, op. cit. p. 46 ; elle mentionne un autre symbole, le Korrigan, le farfadet, le lutin.

[9] Murielle Vettier, Tristan Corbière et ses illustrateurs, in catalogue précité, pp. 43 et suivantes.

[10] Daniel Cordier, op. cit., pp. 671 et suivantes.

[11] Gringoire, 22 novembre 1935, collection privée, Escoffier-Dubois,

[12] Message codé conservé au Musée Jean Moulin de la Ville de Paris, collection Antoinette Sasse.

[13] Daniel Cordier, op. cit., p. 581.

Vers de Tristan Corbière utilisé comme message codé par Rex (Collection Mémorial Leclerc-Musée Jean Moulin – Ville de Paris) :

X