MAX JACOB ET JEAN MOULIN

par Geneviève de Gaulle-Anthonioz

Il y a, dans le grand destin de Jean Moulin, des rencontres singulières : l’une fut celle de Max Jacob qui eut, non seulement une sympathie profonde pour « un homme de qualité exceptionnelle » mais une sorte de prémonition de « son destin hors-série » (ces deux citations sont de Max Jacob lui-même).

En 1930, Jean Moulin était sous-préfet de Châteaulin où il habitait une longue maison grise, assez triste sur le quai ; Max Jacob vivait alors à Quimper dans une pauvre chambre très monacale ; il connut dans cette ville, disait-il, « des moments de vraie joie » et évoquait ces rencontres amicales qui toujours eurent un tel poids dans sa vie. Dans une conférence, Madame Camille Armel, amie du poète, rapporte le récit qu’il fait lui-même d’une de ces rencontres [1] :

« C’est le salon de mon ami docteur … il fait chaud, je suis bien parmi des visages intelligents. A ce moment, la porte s’ouvre et Jean Moulin entre… Il n’était pas là depuis cinq minutes que l’on introduisait le docteur Destouches, c’est-à-dire Céline lui- même. Notre hôte savait que Céline et moi avions des idées opposées auxquelles nous tenions farouchement, que Jean Moulin avait les siennes et il eut un drôle de sourire… vaguement inquiet. »

« … Cependant rien ne se produisit, Céline et Jean Moulin étaient intelligents : oh ! combien… moi, un peu… et du choc des idées ne jaillit qu’une lumière douce. Nous avons parlé magie, prémonitions, graphologie… moi, je crois au langage des mains, Céline était à peu près de mon avis et Jean Moulin m’approuvait. Je puis affirmer que cette soirée ne fut pas étrangère au nom de guerre de Jean Moulin, qui dans la résistance se faisait appeler Max.… »

Autre rencontre en Bretagne, celle de Saint-Pol Roux. Le vieux poète qui se nommait lui-même « Le Magnifique » avait fixé sa vie dans un lieu étrange, le manoir de Coecilian. Là, au milieu d’une lande plantée de menhirs, battue par l’océan, il recevait ses amis, aidé de sa fille Divine, et, parmi cette petite cour, il y avait souvent Max Jacob et Jean Moulin. Plus tard, quand le jeune sous-préfet sera muté à Thonon, il continuera à recevoir des témoignages d’affection de Saint-Pol Roux, qui lui adresse « une complainte en style de psaume et de chanson populaire qui sans doute ne déplairait point à l’ami des rythmes que je vous sais… complainte écrite sur la dune aux immortelles que foulèrent ses pas » et, lui envoyant « les vœux fervents de la Bretagne, il signe : votre vieux poète affectueux ».

Les relations de Jean Moulin avec la poésie prirent forme avec l’édition d’Armor, poèmes de Tristan Corbière (autre poète breton mort à 30 ans en 1875) et illustrés par Romanin [2] : c’était le nom dont Jean Moulin signait ses dessins et ses caricatures. Max Jacob en fit l’éloge dans les milieux artistiques et littéraires et les eaux- fortes d’Armor furent exposées en 1935 dans une galerie parisienne. Deux d’entre elles sont tragiques : visions de corps suppliciés et de charnier qui prennent maintenant pour nous une terrible résonance. Dès le début de l’occupation, quelques jours après l’épisode de Chartres, où le préfet Jean Moulin tenait tête à l’ennemi et se tailladait la gorge pour ne pas perdre l’honneur en signant des accusations mensongères sur des soldats africains, un drame ensanglantait la maison de Coecilian. Un Allemand y pénétrait en pleine nuit avec des hurlements et des menaces, prétendant que l’on y cachait des soldats anglais. Après des heures d’angoisse, il s’attaquait à Divine, tuait Rose, la servante, et frappait sauvagement le vieux poète qui avait essayé de les défendre, emportait enfin la jeune femme grièvement blessée et la violait. Sur la « dune aux immortelles » qu’avaient foulée les pas de Jean Moulin, Saint-Pol Roux et Divine se traînèrent toute la nuit en gémissant sans parvenir à se rejoindre. On les trouva le lendemain seulement baignant dans leur sang ; Saint-Pol Roux mourut de ses blessures.

Que sut Jean Moulin du destin de son ami ? Il connaissait sans doute le beau texte que Aragon écrivit dans Poésie 41 (revue qui paraissait en zone Sud). « Notre désastre s’achève sur un poète assassiné : dans la France déchirée, comme nous comptions nos cadavres, voici que nous avons reconnu le mort magnifique, Saint-Pol Roux dont le destin fut si étrange que son trépas s’entoure du mystère de l’interdit et qu’on hésite à dire comment il est tombé, lui qui était entré vivant dans le silence, à cette extrême pointe de Bretagne où se rejoignent les fantômes et la mer. »

Max Jacob survécut neuf mois à Jean Moulin. Il vécut le temps de l’occupation à Saint-Benoît-sur-Loire dans la retraite et le silence. Il savait sans doute ou devinait le rôle prééminent du chef de la Résistance, comme il avait connu son surnom de Max. Madame Camille Armel nous rapporte de lui cette confidence:

« Vous vous souvenez, ma petite enfant, de ce que je vous ai raconté à  propos du nom choisi par Jean Moulin, eh bien, il en a parlé dernièrement avec quelqu’un que je connais bien… et que j’estime. Voici ce qu’il a dit : « … Quand on m’appelle Max, c’est toujours au poète, écrivain, peintre, mystique (Max était tout cela) que je pense. C’est lui que je revois, il est seul dans mon esprit, dans ma pensée, il est bien l’unique. »

« Et Max Jacob de poursuivre : « Je suis fier de cette confidence. Jean Moulin, c’est ? comment le décrire, comment le définir ? Certains disent de lui avec emphase, c’est une « lumière » … Mais non, bêtises, bêtises, une lumière n’est parfois qu’un lumignon fumeux et malodorant. Jean Moulin, c’est, je le prétends, un cierge qui peut monter jusqu’au ciel, nous ne savons pas, et dont la flamme est une étoile que personne ne soufflera jamais (Madame Camille Armel avait évidemment noté cette phrase tant elle la trouvait belle). Un baptême comme le sien (il s’agit toujours du choix du nom de Max) qui a fait de moi son parrain, délibérément choisi, c’est un baptême de préférence, d’inclination voulue, raisonnée… Je crois fermement que Dieu bénit de tels baptêmes et qu’il porte bonheur aux âmes du parrain et du baptisé… C’est une permission de Dieu, une de ses propositions des causes secondes… »

Le 24 février 1944, une voiture de la police allemande s’arrêtait devant la maison de brique rose où habitait Max Jacob. De nombreuses arrestations de juifs venaient d’avoir lieu dans la région. Quelques amis, un père de l’abbaye, se groupèrent autour de lui tandis que très calme il réunissait ses effets. Sa logeuse lui cria : « Vous voyez ! ça vous a bien servi de tant prier, » En sortant, il serre les mains qui se tendent autour de lui (il était aimé dans ce village). A Drancy, où il fut conduit, il ne sortit guère de son silence. Lui qui avait eu tant et de si belles amitiés et dont la conversation était célèbre, ne se fit remarquer en rien parmi les autres détenus. Une fois, tout de même, il aborde un médecin, il était déjà très malade, presque mourant. Ses camarades le soignèrent de leur mieux, il disait : « Je suis avec Dieu. » Il priait. Un jour, il avait annoncé : « A ma mort, je serai seul ».  Seul, en effet, il l’était en apparence, mais « avec Dieu », il portait aussi ses frères juifs dont son baptême ne l’avait rendu que davantage solidaire, et dont il partageait l’exclusion et les terribles épreuves. Il n’exprima qu’un seul désir, a rapporté le médecin qui le soignait [3] : « il voulait être enterré catholiquement. Avec quel tact, quelle discrétion, il formula cette demande, pour ne pas nous froisser, nous, juifs ! il murmurait : « Vous comprenez, j’ai donné ma vie à cette Passion. » Nous lui promîmes tout. Nous arrivâmes à tenir cette promesse.

« Cela ne dura guère plus de vingt-quatre heures. Littéralement, il s’éteignait, avec une soumission, une modestie extraordinaires. Il n’eut pas une révolte, pas un reproche, pas d’agonie. Il avait dépassé toute lutte. Il paraissait heureux. Je crois, oui, je crois qu’il était heureux. »

C’était en mars 1944. Max Jacob retrouvait l’autre Max « pauvre roi supplicié des ombres ».

Texte publié dans Espoir, n°119, juin 1999

Nous publions ce texte, paru dans Voix et visages, bulletin bimestriel de l’ADIR, juillet-octobre 1972, n°134, avec l’aimable autorisation de Madame de Gaulle-Anthonioz.

[1] Le texte de cette conférence donnée à Quimper nous a été communiqué par Mademoiselle Geneviève Thieuleux, créatrice du centre Jean Moulin à Bordeaux.

[2] Armor, René Helleu éditeur, 1935.

[3] Le témoignage du médecin qui soigna Max Jacob à Drancy (et qui a voulu rester anonyme) est extrait d’un article de Madame Yanette DelétangTardif paru dans le numéro 20 de Poésie 44.

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