TERESKA TORRÈS, LIBRE ET GAULLISTE À LONDRES SOUS LE BLITZ
par Philippe Goulliaud
Journaliste
C’est un destin hors du commun et un caractère exceptionnel que l’on découvre à la lecture de « Une Française libre », journal de guerre de Tereska Torrès, résistante gaulliste et femme de lettres.
Depuis l’âge de neuf ans, Tereska tient son journal intime sur ses cahiers d’écolière. « Une Française libre », réédité par les éditions Libretto, commence le 3 septembre 1939 et s’ouvre par ces mots terribles : « La guerre ». Il s’achève le 8 mai 1945, le jour de l’Armistice. Dans cette chronique passionnante, elle décrit avec franchise et une grande lucidité la vie à Londres pendant la Guerre, le Blitz, les espoirs de paix, les incertitudes concernant l’avenir, les déceptions, les amours, les chagrins et les petits bonheurs.
Née en 1920 de parents artistes et intellectuels polonais, Marek et Guina Szwarc, juifs convertis en secret au catholicisme, Tereska cherche son identité. « Devinette : Qui suis-je ? », écrit-elle. « Je suis légalement Française, mais les Français me considèrent comme Polonaise puisque mes parents sont Polonais. Les Polonais, eux, trouvent que je suis Française puisque je suis née et élevée en France. » Et elle ajoute : « En somme, je suis juive de religion catholique. Ce qui, paraît-il, n’existe pas. Pourtant j’existe. »
Et pour exister, elle existe. Adolescente exaltée, naïve, farouche, volontiers mystique, la jeune Tereska ne supporte pas de voir sombrer la France. Réfugiée avec ses parents à Saint-Jean-de-Luz, elle entend parler par une amie, en juin 1940, « de l’appel d’un général de Gaulle ». Dès lors sa décision est prise : « Je veux partir en Angleterre m’engager dans l’armée de ce général de Gaulle. » Elle dénonce « l’indignité » du gouvernement de Vichy « qui a trahi son pays, qui a vendu la France à l’ennemi depuis déjà longtemps ». « Heureusement qu’il y a de Gaulle. »
Fin octobre, après un long voyage en bateau via le Portugal et Gibraltar, elle arrive à Londres avec sa mère. « Toute la nuit, sirènes, bombes, canons antiaériens. » Ainsi va la vie dans la capitale britannique pilonnée par les nazis. « J’aime déjà Londres, ce n’est pas Paris, ça n’a pas l’élégance, la légèreté de Paris, mais c’est une ville puissante, belle », s’enthousiasme-t-elle. Au bout d’un mois, elle fait partie des pionnières qui intègrent le Corps féminin des Forces françaises libres (FFL), alors commandé par la championne de tennis Simone Matthieu. Elle découvre la drôle d’existence dans les casernes de femmes, les amours lesbiennes, les flirts avec les soldats, les sorties dans les restaurants ou les bars, les secrets, les bassesses et le courage, l’ennui, les rivalités entre ces combattantes venues d’horizon si différents du sien, aristocrates, étudiantes, bourgeoises ou filles de petite vertu. Au centre de cette nouvelle vie, il y a la téléphoniste, Bela, « belle, blonde et attirante » qui règne sans partage sur toutes ces jeunes femmes et dont Tereska finira difficilement par se détacher.
« Je sais que mon adolescence est finie, il me semble que je suis très vieille. Vieille de tant de souvenirs, tout ce monde derrière moi, qui ne reviendra plus. J’ai l’impression d’avoir vécu des siècles », note-t-elle à propos de ces années d’apprentissage souvent désenchantées.
Au fil des pages, on croise la haute figure du général de Gaulle – « Ce merveilleux, ce bon sourire à chaque fois que je le croise »-, mais aussi les princesses Elizabeth, la future reine, et Margaret, Clementine Churchill, épouse du Premier ministre, l’amiral Muselier, Maurice Schumann, porte-parole de la France Libre, Joseph Kessel – « Quel homme extraordinaire, il a l’air d’un lion » -, Romain Gary – « Il est très beau » -, mais aussi « Jaboune », le populaire Jean Nohain, ou les comédiens Leslie Howard et Françoise Rosay…
Tereska Torres se montre particulièrement élogieuse envers son supérieur hiérarchique, le lieutenant d’Ollondes, nom de guerre d’Emmanuel d’Harcourt, l’un des premiers Compagnons de la Libération. Amputé de la jambe droite, « il a cette espèce de courage héroïque et orgueilleux qui n’admet pas de plainte. Il est d’une probité qui semble appartenir à un autre siècle », observe-t-elle. Devenu ambassadeur de France en Irlande, Emmanuel d’Harcourt accueillera Charles et Yvonne de Gaulle à Dublin lors du fameux voyage qui suivit le départ de l’Élysée en 1969.
En décembre 1943, Tereska fait la connaissance d’un jeune homme Georges Torrès, engagé dans les FFL. Ses parents sont divorcés. La mère de Georges, Janot, est devenue la troisième épouse de Léon Blum et partage sa captivité à Buchenwald. Son père, un célèbre avocat, Henry Torrès, est remarié à une héroïne de la Résistance, Suzanne, qui se remariera avec le général Massu.
Tereska et Georges s’aiment, se marient et conçoivent un enfant. Mais leur vie conjugale est de courte durée. Le tout jeune marié s’engage dans la 2e DB du général Leclerc pour participer activement à la Libération de la France. Alors qu’elle est enceinte de cinq mois, il meurt au combat, en menant une patrouille dans les Vosges en octobre 1944. « C’était un homme d’élite, un de mes meilleurs soldats, un vrai héros », lui écrit Suzanne Torrès en lui racontant l’enterrement de Georges, avec les honneurs militaires. Tereska, désespérée, ne vit plus que pour sa fille à naître, la journaliste Dominique Torrès.
Après-guerre, Tereska Torrès se remariera avec un de ses vieux soupirants, l’Américain Meyer Levin, correspondant de guerre et écrivain prometteur dont elle aura deux fils. Elle-même publiera une quinzaine de livres. Le plus célèbre est « Women’s Barracks », paru en 1950 et traduit en français sous le titre « Jeunes femmes en uniforme ». Il a causé en son temps en certain scandale aux Etats-Unis car il évoque avec sincérité les relations homosexuelles dans les casernes. Mais cet ouvrage a inspiré la littérature féministe et lesbienne, ce qui étonnait toujours Tereska Torrès.
En 1970, Tereska part avec Meyer Levin en Ethiopie où elle se passionne pour la cause des Falashas, juifs noirs qui descendraient du roi Salomon et de la reine de Saba et qui rêvent de gagner la Terre Sainte. En 1989, elle se consacre avec ardeur au sauvetage de 25 enfants juifs d’Ethiopie vers Israël. Dans son dernier livre « Mission secrète – Addis-Abeba – Jérusalem », édité quelques mois avant sa mort, elle retrace cette incroyable aventure couronnée de succès après un premier échec.
Animée par les valeurs du gaullisme jusqu’à sa mort en 2012, Tereska Torrès-Levin participait comme bénévole aux activités de la Fondation Charles de Gaulle.
Tereska Torrès « Une Française libre » – Éditions Libretto – 360 pages – 10,70 euros