COMMENT J’AI CONNU JEAN MOULIN*

par Marie-France Gabriel

Espoir n°121, page 61

Née en 1918, Marie-France Gabriel s’engage dans la France Libre en janvier 1942 où elle servira comme agent de liaison dans la Résistance intérieure.

Fin décembre 1941, je quittais précipitamment ma Lorraine natale, Nancy, ayant de sérieux ennuis avec la Gestapo. J’abandonnais tout et gagnais la zone libre.

Dans ma jeune tête, il n’y avait qu’une issue pour échapper à la police allemande, gagner Londres par l’Espagne, d’où ma halte à Montpellier, où je savais trouver des Lorrains réfugiés qui pourraient peut-être me faire connaître une filière. A l’Association des Alsaciens-Lorrains, place de la Comédie à Montpellier, je tombais sur des personnes de connaissance, à qui je contais le pourquoi de ma présence. Ils me conseillèrent de voir Pierre-Henri Teitgen, professeur à la faculté de droit dont la famille était bien connue à Nancy.

Remise en confiance, je me présente au 12, rue de la République, chez Pierre-Henri, qui arrive à me faire comprendre que la France était grande et que je rendrais plus de services sur son sol pour notre lutte commune contre l’envahisseur. Je rentrais à Liberté qui, peu de temps après, fusionna avec Combat.

Résidant rue du Grand-Saint-Jean, j’ai tout d’abord servi de boîte aux lettres, puis de point de chute. J’ai fait la connaissance de Cals, un responsable du mouvement Liberté, qui m’a confié les missions de liaisons, courrier, porter des valises de journaux, de tracts, à Nîmes, à Perpignan, etc.

Puis, à Montpellier, nous avons loué la villa Saint-Roch, chemin de Castelnau, au carrefour de la Pierre-Rouge, où nous pouvions héberger des gens de passage ; c’est de cette façon que j’ai connu Jean Moulin (Max). La maison était grande et confortable, entourée d’un jardin clos de murs mitoyens, d’un côté, une villa semblable à la nôtre, l’autre par le jardin d’un collège, et le troisième donnait sur un petit chemin aboutissant dans les vignes et la garrigue vers Castelnau-le-Lez ; en cas d’alerte inopinée, on pouvait s’échapper en faisant le mur, pendant qu’un autre se donnait le temps d’aller ouvrir le portail.

Cette situation parut plaire à Jean Moulin. Je le conduisais au premier étage, à la chambre que je lui destinais, et mis à sa disposition la pièce appelée pompeusement bureau, où il y avait une grande table ainsi qu’un bureau de dactylo avec sa vieille machine à écrire Underwood qui nous rendait bien des services. Nous sommes convenus qu’il prendrait ses repas avec nous.

Mon père était venu me rejoindre à Montpellier et, déjà par sa présence, je pouvais faire des missions éloignées et disposer de beaucoup de temps.

Nous étions au printemps 1942 lorsque Max vint pour la première fois pour quelques jours. Il arriva dans l’après-midi ; nous avions été avertis par un messager venant de Nîmes et, dans un code convenu avec Max, il se mit de suite au travail.

Le soir, nous avons dîné très simplement. Pendant que je rangeais la cuisine, Max, dans la salle à manger, en compagnie de mon père, parlait des événements que nous vivions ; nous avons écouté les informations que donnait la radio. Bien vite, notre hôte s’est senti à l’aise. Il appréciait le jardin bien isolé par ses grands arbres.

Pouvions-nous capter les émissions de Londres ? et le même soir, nous écoutions les informations données en français ainsi que les messages. On sentait sa confiance, sa maîtrise. Il était bel homme, simple, le sourire facile, très brun avec quelques cheveux gris, un grand front et de beaux yeux bruns.

Le lendemain, il me demanda de lui taper un rapport –  il avait dû travailler la nuit – puis  de poster des plis à deux boîtes aux lettres que je connaissais.

Pendant mon absence, il avait vu ma bicyclette dans le jardin, demanda à mon père s’il pouvait en disposer, l’enfourcha et prit la direction de Castelnau par la garrigue. Lorsque je rentrai, mon père calma mon inquiétude de ne pas le voir dans la maison. Max revint dans la soirée, content de sa randonnée. Je lui rendis compte de ma mission et il me demanda mon Chaix [1].

Le troisième jour, il s’absenta toute la journée et rentra tard. Je lui remis une lettre que Gilbert Viala, agent de liaison, avait apportée en son absence, à la suite de quoi il nous fit part qu’il nous quitterait tôt le lendemain.

Environ deux jours plus tard, il revint, reprit possession de sa chambre, ses activités, nous avons beaucoup travaillé ensemble pendant ce séjour. Dans ses rapports, il était question d’organiser l’Armée secrète, les maquis, un voyage à Paris. J’ai eu mission de me rendre à Brive, chez Edmond Michelet, d’où je suis revenue avec une abondante correspondance. Pendant mes absences, la bienséance de mon père plaisait à Max. Il nous parla de Nice où il devait se rendre. Avant de partir, il me remit un pli que je devais porter à Mende, à l’inspecteur du travail, M. Ain, qui clandestinement organisait les maquis de Lozère. Par la suite, j’ai eu souvent des missions à Mende avec ce monsieur.

Max est revenu à la villa Saint-Roch en mai 1943, à ce moment-là je savais qui était Jean Moulin ; dans mon for intérieur, j’étais fière que tous ces personnages, Jean Moulin, Pierre-Henri Teitgen, René Courtin, etc., m’accordent leur confiance. Pendant ce séjour assez long, les frappes abondaient sur les MUR, le Réseau Fer, le Conseil national de la Résistance.

Puis il reçut très longuement deux messieurs que je ne connaissais pas, que j’ai introduit après le mot de passe échangé qui était la moitié d’un billet de dix francs, dont j’avais l’autre moitié et appris le numéro par cœur. Ces messieurs partirent les premiers, Jean Moulin quelques instants après. Ils devaient se retrouver en ville d’après quelques bribes de conversation que j’ai entendues. Ce soir-là, il n’a pas dîné avec nous.

Le lendemain, Jean Moulin nous quittait, nous ne l’avons pas revu… Quelques jours plus tard, nous apprenions les arrestations de Caluire dont il faisait partie.

[1] Indicateur des chemins de fer

*Ce texte a été publié dans la Revue de la France libre, n° 281, 1er trimestre 1993.

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