JEAN MOULIN AU SERVICE DU GÉNÉRAL DE GAULLE
NOVEMBRE 1940 – DÉCEMBRE 1941
Première partie

par Christine Levisse-Touzé 

Texte paru dans Espoir, n°119, juin 1999

En quittant Chartres le 12 novembre peu après sa révocation, Jean Moulin a pris soin de faire fabriquer des papiers au nom de Joseph Mercier professeur de droit, pour gagner Londres. Moulin s’est fixé pour objectif de recenser la résistance et de jouer le rôle « d’agent de liaison entre la France captive et la France libre » [1].

Lorsque le général de Gaulle reçoit Jean Moulin dans son bureau de Carlton Gardens le 25 octobre 1941, il sait qui il est. « Je savais, en particulier, que préfet d’Eure-et-Loir lors de l’entrée des Allemands à Chartres, il s’était montré exemplaire de fermeté et de dignité, que l’ennemi, après l’avoir malmené, blessé, mis en prison, l’avait finalement libéré avec ses excuses et ses salutations, que Vichy, l’ayant remplacé dans son poste, le tenait depuis à l’écart. Je savais qu’il voulait servir » [2].

Le coup de foudre est réciproque et l’entente immédiate. Laure Moulin à qui son frère s’est confié, indique : « Le général de Gaulle fit une forte impression sur mon frère. C’est un très grand bonhomme… grand de toute façon. » De Gaulle de son côté dit de lui : « Cet homme, jeune encore, mais dont la carrière avait déjà formé l’expérience, était pétri de la même pâte que les meilleurs de mes compagnons. (…) Rempli jusqu’aux bords de l’âme, de la passion de la France… il aspirait aux grandes entreprises. Mais aussi plein de jugement, voyant choses et gens comme ils étaient, c’est à pas comptés qu’il marcherait sur une route minée par les pièges des adversaires et encombrée des obstacles élevés par les amis » [3].

Jusqu’à son séjour à Londres, les activités de Jean Moulin se concentrent sur l’établissement de contacts avec les résistants et sur les moyens pour quitter la France. Jean Moulin a une idée de l’activité des partisans du général de Gaulle à Paris, Lyon, Marseille, Clermont-Ferrand, et en Afrique du Nord par la circulaire de Marcel Peyrouton, ministre de l’Intérieur, du 24 octobre 1940 adressée à tous les préfets. A Paris, Pierre Meunier, ancien du cabinet de Pierre Cot, devient son premier contact. Jean Moulin le charge de tester ses amis ayant appartenu au Rassemblement Universel pour la Paix. Il y rencontre Gaston Cusin ancien du ministère des Finances qui a participé à l’aide clandestine aux Républicains espagnols. Il retrouve aussi Henri Manhès, grâce à qui il peut correspondre avec Pierre Cot réfugié aux États-Unis. Il multiplie les contacts pour voir clair dans cette situation embrouillée. Jean Moulin s’installe dans la maison familiale de Saint-Andiol. Il en informe le ministère de l’Intérieur. Parallèlement, il effectue des démarches sous son nom d’emprunt, Joseph Jean Mercier pour obtenir un passeport, puis demander les visas espagnol et portugais. Fin 1940, il rédige son journal sur les événements dans l’Eure-et-Loir entre le 14 juin et le 2 novembre 1940; enterré à La Lèque, mas perdu dans les Alpilles, il est exhumé à la Libération par Laure Moulin, sa sœur, et publié sous le titre Premier Combat en 1947, aux Éditions de Minuit.

Il reprend, début mars 1941, l’enquête sur la Résistance qu’il commencée en zone nord. Elle n’en est alors qu’à ses prémices. Les règles de la clandestinité contraignent les agents à ne pas faire état de leur action. Son premier problème est donc d’établir le contact. Les difficultés auxquelles se heurte Jean Moulin se résument à la faiblesse numérique et au cloisonnement des noyaux de Résistance, en dépit des initiatives individuelles, à l’inverse, très nombreuses.

En zone sud, il établit des contacts avec les Alsaciens antiallemands repliés à Lyon, les milieux protestants antivichystes, les quakers et les Américains unitariens. Il connaît l’activité du général Cochet (qu’il a côtoyé au cabinet de Pierre Cot), mais n’a pu le voir. Grâce à ses relations, Jean Moulin a eu un entretien vers avril-mai 1941 avec Henri Frenay, alors chef du Mouvement de Libération nationale qui aurait chargé Jean Moulin d’indiquer au général de Gaulle que les « Résistants sont des soldats : une sorte de 5o colonne » [4]. Il a eu des contacts avec certains cadres de Libération mais ignore que le mouvement est dirigé par Emmanuel d’Astier de la Vigerie. En septembre, il a rencontré François de Menthon, l’un des fondateurs du mouvement Liberté dont le journal paraît depuis novembre 1940.

Ayant obtenu les visas espagnol et portugais les 19 et 20 août, Moulin quitte Marseille le 9 septembre et arrive à Lisbonne le 12. Il se présente à l’Ambassade de Grande-Bretagne où il est reçu par un officier du SOE. Il profite de son séjour prolongé dans la capitale portugaise pour rédiger un long rapport sur les résistants de zone sud intitulé « Rapport sur l’activité, les projets et les besoins des groupements constitués en vue de la libération du territoire national » [5]. C’est une analyse de la situation des trois principaux mouvements de zone libre Liberté, Libération nationale et Libération. Il comporte un plan d’action politico-militaire. Les chefs des trois mouvements ont tenu une première réunion fin juillet puis une seconde en septembre qui fixe les principes suivants de leur action : indépendance des journaux clandestins, consultations sur les actions (manifestations, sabotages) et mise en place d’une organisation militaire unique. Il y rend compte de l’action des communistes, souligne la reprise de leur activité depuis l’attaque allemande sur l’Union soviétique le 22 juin 1941: selon lui, le but du Parti communiste français est moins de libérer la France que de participer à tout prix à la défense de l’URSS servant davantage les objectifs soviétiques que ceux de la Résistance. Le 13 août, à la suite d’une manifestation à Paris, des militants communistes sont arrêtés par les Allemands et fusillés. Le 21, en réaction, Pierre Georges (Fabien) abat un officier allemand et, le 3 septembre, les Allemands fusillent trois otages français. Il est hostile aux exécutions de soldats allemands qui entraînent des représailles importantes sur la population. Ses propos et ses actes démentent les allégations de ceux qui le prétendent communiste. Se proposant d’unir dans la Résistance, tous ceux qui luttent contre l’envahisseur, Moulin n’en exclut pas formellement les communistes mesurant leur formidable appoint, mais s’en méfie. Il relate l’action du général Cochet et la mission à Londres du colonel Groussard. Son rapport est expédié par l’ambassade britannique à Londres.

A Lisbonne, Jean Moulin se fait une idée plus précise des positions politiques du général de Gaulle grâce à un communiqué du 23 septembre annonçant la création du Comité national français : « Aussi bien à propos de la formation du Comité national que de la prochaine réunion d’une Assemblée nationale consultative, je tiens à faire remarquer quelle est notre position en ce qui concerne la constitution et les lois de la République française » [6]. Ces affirmations ne peuvent que rassurer Jean Moulin sur les intentions du Chef de la France Libre. Son séjour prolongé à Lisbonne est dû aux Anglais qui tentent de le détourner de la France Libre pour travailler dans leurs réseaux en France.

Jean Moulin arrive en Angleterre le 20 octobre. Le lendemain, il est conduit dans la banlieue de Londres, à Patriotic School, passage obligé pour les envoyés de France pour les contrôles d’usage. Jean Moulin est soumis à un interrogatoire mené par les services du contre-espionnage britannique, qui donne lieu à un compte rendu daté du 23 octobre. Ce document fondamental fournit de précieuses indications sur son activité en France depuis sa révocation et corrobore des faits rapportés par Moulin à sa sœur [7].

Le 24 octobre, Moulin remet son rapport à Passy ; le lendemain, il est reçu par le général de Gaulle. Jean Moulin arrive à propos. Face au général de Gaulle, Jean Moulin argumente et défend son rapport rédigé avec le talent d’un administrateur. Il lui faut convaincre que la Résistance existe, qu’elle est une force cohérente sur le plan de la propagande et qu’elle pourrait le devenir sur le plan militaire ; il faut faire obstacle à l’anarchie. Il se présente pour négocier en indiquant qu’il est mandaté par les résistants, ce qui est inexact. Il demande au chef de la France Libre une approbation morale, des liaisons, des armes et de l’argent. Il se veut simple messager, chargé par eux de demander de l’aide à Londres. Il souligne leur esprit de sacrifice et leur volonté inébranlable de libérer le pays et sa décision de s’y consacrer va imprimer un tournant à la Résistance.

De Gaulle, grâce à Moulin, prend conscience de l’éclosion en France d’une résistance populaire et démocratique. Jusque-là, il n’avait pas de contact avec la Résistance intérieure qui est née sans lui. S’il a fait forte impression sur Moulin, le chef de la France Libre est frappé par son autorité naturelle et l’expérience que lui confère son passé, et le plan d’action qu’il propose [8]. La durée imprévue de son séjour infléchit la nature des relations entre la Résistance et le général de Gaulle. A son arrivée, Jean Moulin n’était pas un inconditionnel, il le devient. Son rapport et son argumentation orientent la rédaction des ordres de mission qui lui sont donnés. Les discussions entre les deux hommes sont concrétisées par deux ordres de mission, l’un de propagande, l’autre militaire du 5 novembre. Le premier précise la volonté du général de Gaulle d’aider les résistants par une aide financière distribuée par Jean Moulin pour intensifier leur action, les résistants devant, eux, transmettre leurs renseignements sur la situation de la France, l’action de l’ennemi, celle du gouvernement de Vichy. Pour Daniel Cordier, le deuxième ordre de mission constitue « la charte militaire destinée à régir les relations entre le général de Gaulle et la Résistance (..). Les organismes que Moulin a mis en place ont été délibérément choisis et imposés par de Gaulle ». Cet ordre exige des mouvements qu’ils séparent les activités politiques et militaires [9]. La centralisation et la coordination se feront à Londres pour une coordination nécessaire avec l’état-major allié. Un budget global est attribué à Moulin. Ayant projeté de regagner la France dès le 8 novembre 1941, il fut contraint de rester en Angleterre jus- qu’au 1 janvier 1942 en raison des intempéries et de l’insécurité dans laquelle vivaient les résistants chargés de le recevoir. Ce retard et l’évolution de la guerre, l’attaque japonaise sur Pearl Harbor provoque l’entrée en guerre des États-Unis et, pour de Gaulle, la victoire des alliés est inéluctable, ont joué un rôle décisif dans les relations qui se nouèrent entre de Gaulle et Moulin et l’élargissement de son mandat. L’ordre du 24 décembre fait de lui son représentant et son délégué en zone non directement occupée de la métropole, ce qui implique non seulement la coordination des mouvements mais qu’ils reconnaissent l’autorité du général de Gaulle en tant que président du Comité national français pour lui assurer la légitimité auprès des Alliés.

Ces trois ordres de mission sont importants car ils fixent le cadre de l’action de Jean Moulin pendant dix-huit mois. Les ordres donnés par de Gaulle ultérieurement, le 22 octobre 1942 et le 21 février 1943 ne font que les compléter. La mission de Jean Moulin est politique et militaire. A la différence des autres agents, il ne relève pas uniquement du Bureau central de renseignements et d’action (BCRA) qui lui fournit les moyens et du commissariat à l’Intérieur. Il dépend directement du général de Gaulle à qui il rend compte de sa mission. Il devient l’agent de liaison entre la France captive et la France libre.

[1] Daniel Cordier, La République des catacombes, Gallimard, 1999, pp. 62 et 63. Cf. aussi Laure Moulin, Jean Moulin, Les Editions de Paris, Max Chaleil, 1999. Catalogue de l’exposition au Musée Jean Moulin de la Ville de Paris, Christine Levisse-Touzé, Jean Moulin 1899-1943, Paris musées, 1999

[2] Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome 1, L’Appel 1940-1942, Plon 1991, p. 232 Le 17 juin 1940, à Chartres, Jean Moulin, préfet, refuse de signer un document établi par les Allemands accusant à tort les troupes sénégalaises de l’Armée française de massacres sur les populations civiles, Craignant de céder sous les coups de soldats en délire, il préfère tenter de se suicider pour éviter le déshonneur. L’affaire est étouffée par le préfet soucieux d’apaisement. [3] Laure Moulin, op. cit., p. 212, Charles de Gaulle, op. cit, p 233

[4] Henri Frenay, La nuit finira, Robert Laffont, 1973, pp. 108-109 Situe l’entrevue en juillet 1941; Daniel Cordier fait un point définitif dans le Tome 3, L’Inconnu du Panthéon, J.-C. Lattès, 1993, pp. 135 et s

[5] Le rapport figure en annexe 46 du Tome 3 de Daniel Cordier, p. 1230

[6] Daniel Cordier, La République des catacombes, op. cit, p. 78

[7] L’interrogatoire de Jean Moulin à la Royal Patriotic School du 23 octobre 1941 figure en annexe 47 du Tome 3 de Daniel Cordier, p. 1239

[8] Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France Libre, Gallimard, 1996, p. 247, et Daniel Cordier, op. cit.

[9] Jean-Louis Crémieux-Brilhac, op. cit, pp. 251-253. Et Daniel Cordier, Tome 3, L’inconnu du Panthéon, J.-C. Lattès, 1993, pp. 856 et s., et du même auteur, La République des catacombes, pp. 142 et s.

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