L’HIVER DU CONNÉTABLE : CHARLES DE GAULLE ET L’IRLANDE PAR PIERRE JOANNON
Éditions Regains de lecture, février 2023

par Marc Fosseux
Président des Amis de la Fondation Charles de Gaulle

Avec sa réédition de L’hiver du Connétable, Pierre Joannon nous transporte dans l’histoire, la géographie et la poésie irlandaises. Il nous fait certes découvrir un de Gaulle au soir de sa vie, exilé volontaire mais cette fois-ci pas à Londres, détaché de la France et des Français qui viennent de lui signifier que les idées de grandeur, de destin, d’indépendance leur demandaient trop d’efforts à court terme pour un espoir de prospérité, de sécurité et de tranquillité de long terme difficiles à percevoir. C’est un de Gaulle fragile, humain, émouvant qui a touché tous ceux qui, comme Arnaud Teyssier le rappelle dans sa préface, gardent en mémoire les images de la plage de Derrynane, celles où l’on voit ce vieil homme enveloppé dans un grand pardessus suivi par une petite dame – Madame de Gaulle – donnant l’impression de trotter derrière lui et par un autre géant au curieux petit chapeau, l’indispensable Flohic. C’est d’ailleurs ce dernier qui constitue la source la plus précieuse pour connaître les détails du séjour de six semaines du Chef déchu et de son épouse, la mélancolie qui s’y exprime, mais aussi la chaleur discrète de la population fière de voir son île soudain au centre de la curiosité médiatique mondiale.

En réalité, L’hiver du Connétable n’est pas seulement un livre sur ce voyage – l’avant-dernier avant celui d’Espagne un an plus tard – du Général sur la terre de ses ancêtres Mac Cartan. Ce n’est pas non plus seulement un livre sur de Gaulle et l’Irlande, ce petit pays à l’extrême pointe occidentale de l’Europe qui ne pouvait que l’attirer, ce petit qui ne s’est pas laissé faire face aux grands, ce très vieux peuple celte qui résista à l’envahisseur anglais pendant huit siècles au prix de terribles oppressions. C’est aussi un livre sur l’Irlande et la France, au passé et au présent.

On mesure alors ce que la France et l’Europe doivent à l’Irlande. Tout le monde l’ignore. De Gaulle, naturellement, connaissait tout dans le détail. Instruit par les livres religieux de sa grand-mère Joséphine de Gaulle-Maillot, il savait que Saint Colomban, père du monachisme irlandais du VIe siècle, était l’un des pères de l’Europe, qu’il avait largement contribué, après avoir posé le pied près de Saint-Malo (à Saint Coulomb précisément), à revigorer le christianisme sur le continent et à envoyer ses frères de l’abbaye de Luxeuil évangéliser une seconde fois des régions peu hospitalières retombées dans le paganisme comme dans le Nord du royaume mérovingien. La Vie de Daniel O’Connell rédigée également par la prolifique grand-mère lui avait montré l’exemple du héros de l’indépendance et de la liberté de son peuple. O’Connell lui-même lié à la France car il fit ses études au collège anglais de Douai en 1792. Rien d’étonnant à ce que le petit Lillois de Paris ait tenu à visiter la modeste demeure du Libérateur à Derrynane. Comme il tient l’année suivante à voir Yuste, le dernier refuge de Charles-Quint, l’empereur-chevalier qui eut droit lui aussi à un petit opuscule – amusant –  rédigé par l’infatigable Madame de Gaulle-Maillot. Irlande-Espagne, deux vieux peuples catholiques, qui ont traversé les océans, façonné le Nouveau Monde, joué habilement de leur neutralité pendant la Seconde guerre mondiale tout en soutenant en réalité les Alliés et en particulier la France Libre. De Gaulle n’oublie rien. Il veut d’ailleurs rencontrer Eamon de Valera, son « jumeau fabuleux » qu’il admire particulièrement, l’un des derniers Grands à son image, comme il voudra rencontrer Franco l’année suivante au grand dam de la classe politico-médiatique française.

Il comprend la neutralité irlandaise, allant jusqu’à désavouer le Quai d’Orsay à la Libération lorsque le Département, par excès de zèle, veut renvoyer à Dublin l’ambassadeur Murphy coupable d’être resté auprès du gouvernement de Vichy. Conscient que le Royaume-Uni fait écran entre l’Europe continentale et l’Irlande, il assume, par ses blocages répétés de 1963 et 1967, de laisser la petite république à l’écart de la Communauté économique européenne alors qu’il aspire naturellement à la voir rejoindre l’entreprise européenne. Il admet sa future adhésion sans ambages lors de ses entretiens avec de Valera puis avec le Taoiseach Lynch.

Aujourd’hui, l’Irlande est restée dans l’Union européenne alors que le Royaume-Uni en est sorti. De Gaulle avait raison, ce qu’il prévoyait, ce qu’il souhaitait au fond de lui, s’est réalisé. Mais l’Irlande et la France, qui semblent tellement faites pour s’entendre depuis toujours, sont-elles toujours les mêmes ?

Pierre Joannon s’en tient à l’Histoire. Mais il connaît trop finement ses deux patries pour ne pas nous inviter à nous poser la question.

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