COLLOQUE « LE SGA DU MINISTÈRE DES ARMÉES AU SERVICE DE LA MODERNISATION DE L’OUTIL DE DÉFENSE »
Mercredi 5 avril 2023

— INTRODUCTION —

Hervé Gaymard
Président de la Fondation Charles de Gaulle

Monsieur le Secrétaire général,
Messieurs les officiers généraux,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,

« C’est délicat et c’est lourd » : ces adjectifs que le Général de Gaulle livre pour qualifier la fonction de SGA lors de sa création n’ont rien d’anodin. Habitué à demander tout aux grands serviteurs de l’État, et à en obtenir encore plus, depuis l’époque fondatrice de la France libre où des « hommes partis de rien », pour reprendre la belle expression de René Cassin, ont des missions démesurées, se sont découvert dans l’épreuve des qualités qu’ils s’ignoraient. De Gaulle savait bien le niveau d’exigence sans limite qui a nourri cette génération, politique, mais aussi administrative et militaire qui a relevé le pays sous son impulsion. Quand Bernard Tricot crée cette fonction de Secrétaire général pour l’Administration du Ministère des armées, dont vous êtes, Monsieur le Secrétaire général, l’héritier lointain mais fidèle, je le sais, on peut l’imaginer « au bord d’un océan qu’il prétendrait franchir à la nage » : la fin de la guerre d’Algérie, la baisse des effectifs, la revue capacitaire, la nucléarisation des forces sont autant de sujets immenses, qui questionnent l’organisation lourde de nos forces, leur doctrine d’emploi, mais aussi la place de l’Armée dans la société, son lien à la Nation.

En revanche, contrairement au Général en 1940, Tricot n’est pas « seul et démuni ». A l’inverse, il fait partie d’une chevalerie de grands serviteurs, sous la tutelle du Ministre, Pierre Messmer, qui arrive aux affaires pour mettre le Ministère en ordre de marche au service du grand dessein gaullien. Ne l’oublions pas, le général Lavaud, premier délégué ministériel pour l’Armement, le général Ailleret, premier CEMA, sont entrés en mission peu auparavant. Le délai entre la création officielle du SGA, par le décret du 5 avril 1961, et sa création officielle, avec l’investiture de Bernard Tricot, en juillet 1962, est significative : le poste existe d’abord par l’homme capable de l’incarner, doté à la fois d’une culture administrative à la fois pointue et opérationnelle, acquise au Conseil d’État, d’une capacité de travail de moine-soldat, et aussi d’une surface politique, d’une vision acérée des mutations globales de notre Défense impulsées par le Général qui en font à la fois un homme de confiance et de missions pour le Ministre, et un interlocuteur qualifié pour les militaires et les civils du Ministère. Son cabinet est modeste, les directions sous son autorité restent à développer, tout reste à faire.

Pour introduire cette journée, je voudrais poser trois remarques, peut-être un peu provoquantes, mais qui me semblent cadrer les enjeux qui seront abordés aujourd’hui.

La première remarque a trait au Ministère lui-même, qui nous accueille aujourd’hui. Ce Ministère, au sens gaullien du terme, existe-t-il véritablement avant le tournant de 1961-1962 ? Sans vouloir rabaisser les mérites de Pierre Guillaumat, gaulliste de fidélité pendant les années difficiles de la IVe République, le contexte dramatique des années 1959-1961 renforce sans doute des tendances lourdes, inhérentes à l’histoire du Ministère, particulièrement les grandes marges de manœuvre, si l’on peut dire, préservées par chaque armée, la faiblesse de l’interarmée, et la difficulté pour le Ministre de coordonner un tel ensemble, dont certaines des composantes s’avèrent fortes et habituées à suivre un chemin d’indépendance, que l’excellence du travail mené (exemple du CEA) n’affaiblit guère.

L’invention du Ministère que nous connaissons aujourd’hui, dont les locaux assurent une interaction constante entre ses composantes civiles et militaires, nait sans doute, dans les initiatives incessantes de Bernard Tricot, de Marceau Long, de Philippe Lacarrière au service de Pierre Messmer, Ministre pendant plus de 9 années consécutives, puis de Michel Debré, dans un lien parfois tendu mais finalement confiant avec les militaires. Je me garderai évidemment de comparer les deux Ministres : le premier, Pierre Messmer, fut ministre des Armées, préparant, réformant, modernisant l’outil militaire au service du Général, le second, Michel Debré fut Ministre d’État, chargé de la Défense nationale dans une vision sans doute plus ouverte vers d’autres départements ministériels, préoccupé par la place de la Défense dans un projet de société. Robert Galley reviendra à la dénomination chère à Messmer quand celui-ci sera à Matignon. Mais qu’importe, l’outil ministériel, sa capacité à impulser une mutation de l’emploi des forces se construit dans ces années, et le SGA, en est l’infatigable cheville ouvrière, comme l’attestent les cartons pleins à raz-bord d’archives de notes et d’interventions conservés au SHD. Ce travail n’est pas forcément achevé quand le Général quitte le pouvoir, mais il redéfinit un cadre, une méthode de travail entre pouvoir politique et militaire qui fait partie du legs gaullien.

C’est une véritable de mutation dont il s’agit. C’est le second terme sur lequel je souhaiterais m’arrêter. La première LPM, adoptée grâce au très célèbre article 49 alinéa 3, date de décembre 1960. Alors en pleine guerre d’Algérie, elle anticipe déjà son règlement, et le passage à la stratégie tous azimuts, esquissée lors du discours de l’École de Guerre de 1959 et théorisée plus tard par le Général Ailleret, dans un célèbre article publié dans la Revue de Défense Nationale. Relisons les attendus de cette loi :

La politique de défense de la République est fondée sur la volonté d’assurer l’indépendance nationale et de renforcer l’efficacité des alliances qui garantissent la sécurité du monde libre.

Elle a pour objet de remplir les engagements qui découlent de ces alliances, ainsi que de mener à bien la pacification de l’Algérie, de faire face aux responsabilités de la République en Afrique et à Madagascar, dans les départements et territoires d’outre-mer et de tenir les engagements contractés envers la Communauté.

Afin de mettre les forces armées en condition de remplir les missions qui en découlent, elle tend à doter celles-ci d’un ensemble cohérent de moyens nationaux, comportant un armement thermonucléaire, des unités de défense intérieure du territoire, un corps de bataille et un corps d’intervention interarmées.

D’ores et déjà, la nucléarisation des forces, la capacité de projection, notamment en Afrique, sont à l’ordre du jour alors que l’engagement est toujours massif en Algérie. Cette capacité à changer de pied, à anticiper le monde qui s’annonce, bref, à penser l’outil militaire pour le monde à venir est profondément gaullien. Elle dérange, elle heurte, légitimement, elle n’est pas indolore pour les militaires. La nucléarisation à marche forcée de la Marine, symbolisée par les SNLE au détriment des flottes de surface, car cette évolution se fait en pleine maitrise budgétaire, nécessite un pilotage ministériel ferme, adossé à la certitude de durer, et un pilotage intra-ministériel subtil et précis, à la recherche constante d’un délicat point d’équilibre. C’est le travail de Bernard Tricot et de Marceau Long, qui servent au plus près des forces, accompagnant sur le plan financier, mais aussi juridique, dans les domaines liés à la condition militaire, une mutation douloureuse et nécessaire. En effet, la confiance ne doit jamais être perdue avec les militaires : c’est évidemment sur eux, en dernier ressort, que retombent les choix budgétaires et capacitaires, et leur voix doit être entendue, relayée. La comparaison avec d’autres moments de mutation dans la doctrine d’emploi des forces, comme les fameux « dividendes de la paix » des années 1990, sera à cet égard passionnante.

Et c’est le dernier terme que je voudrais mettre en avant, celui de complémentarité. Qui est le SGA ? S’agit-il d’un personnage public ? Il est l’un des grands adjoints du Ministre, derrière lequel il s’efface quand il s’agit d’incarner nos armées. Dans un élan de modestie, ou peut-être de discrétion, ce qui est différent, Tricot a cette célèbre formule selon laquelle « dans l’espèce de trilogie qui existe au Ministère des Armées, le SGA est le plus faible des trois. Et c’est normal, parce qu’on ne fait pas un Ministère des Armées pour l’Administration, mais pour les Armées et pour l’armement ». Mais pour autant, le SGA est un haut-fonctionnaire au sens gaullien du terme. L’un des fondements de la cathédrale d’efficacité politico-administrative que fut la Ve République dans sa première grandeur – ou peut-être devrais-je dire son initiale grandeur – réside précisément dans la complémentarité qui se met en place entre la vision gaullienne, ses grands serviteurs et une génération de hauts-fonctionnaires née de la reconstruction, et porteuse d’une vision de la modernisation du pays et d’une énergie réformatrice que le retour de De Gaulle au pouvoir libère. Bernard Tricot revendique la « haute direction » sur ses services, financiers, juridiques ou du personnel. Cela implique une capacité à faire confiance aux directeurs sous sa responsabilité, mais aussi à traduire pour eux, en termes d’action administrative la vision et la volonté portées par le Ministre. Cependant, Bernard Tricot doit également à faire le chemin inverse, parvenir à traduire des dilemmes administratifs en choix politiques, afin que le Ministre reste à une hauteur de vue stratégique. Cette journée montrera ce que cette position nécessite de clairvoyance, de recul, mais également de connaissance acérée des enjeux et du monde militaire.

Il me reste l’agréable devoir de remercier celles et ceux qui ont œuvré à cette journée aux côtés des équipes de Christophe Mauriet et de notre conseil scientifique, représenté ici par Arnaud Teyssier, mais aussi par Maurice Vaïsse et Frédéric Turpin, ainsi que notre infatigable directeur scientifique, Frédéric Fogacci, ainsi que Philippe Vial de la Direction de l’Enseignement militaire supérieur, les équipes de Jean Martinant de Préneuf au Service historique de la Défense, notamment Claude d’Abzac et Gilles Ferragu, Jean-Michel Fietier, le Colonel Vallaud, Florence Duhot et Julie Elmalih du cabinet du SGA, ainsi que tous les intervenants, chercheurs, acteurs militaires ou civils du monde de la Défense, que nous nous réjouissons d’entendre aujourd’hui.

Et ce d’autant plus, que nous avons pour eux le plus grand respect, car dans les saisons gâtées que nous traversons, ils incarnent la permanence et la force de l’État républicain, que nous avons tous à cœur de servir.

Je vous remercie.

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