ENTRETIEN AVEC CLAUDE BOUCHINET-SERREULLES

Résistant et diplomate français

Propos recueillis par Christine Levisse-Touzé (1)

Texte paru dans Espoir n°119, juin 1999

Au moment où Jean Moulin fait son second voyage à Londres du 13 février au 20 mars 1943, vous êtes à Londres au BCRA ?

Oui je suis à Londres. Je ferai un rapide retour en arrière pour rappeler mon parcours depuis juin 1940. Quel a été le moteur de mon action en juin 1940 ? Poursuivre la guerre contre les Allemands, les armes à la main en ignorant le détestable armistice. Mais j’ignorai alors l’Appel du général de Gaulle. Je pensais que je m’engagerais dans les parachutistes pour servir la cause alliée. J’arrive à Liverpool à la mi-juillet 1940 où j’ai la confirmation que le général de Gaulle depuis le 18 juin, a lancé une opération extrêmement vaste qui consiste à regrouper les forces françaises, et décide de le rejoindre. Je suis heureux de continuer cette guerre sous l’uniforme français. A la suite d’un concours de circonstances, de Gaulle me prend à son cabinet sous l’autorité de Geoffroy de Courcel. Je travaille aux côtés du général de Gaulle pendant deux ans et demi mais veut aller me battre. Je ne veux pas terminer la guerre dans les bureaux ; j’envisage un instant de rejoindre le 1er régiment de Spahis marocains à Beyrouth où est Courcel mais j’arriverais après la bataille ce qui est inutile.

Claude Bouchinet-Serreulles

Mon attention se concentre sur la France. J’ai suivi le développement du BCRA. J’ai connu tous ceux qui sont venus de France clandestinement. Le général de Gaulle m’autorise à rejoindre Jean Moulin sous réserve qu’il ait besoin de moi et en informe Passy (2) fin 1942. Il est décidé qu’après avoir suivi les cours qu’imposent les Anglais à tous ceux qui sont parachutés en Europe occidentale, je quitte l’Angleterre vers le 15 avril, mais l’avion est pris par la « FLAK » au-dessus de la Normandie et nous devons faire demi-tour. Je suis du reste touché… Finalement, c’est le 15 juin que je rejoins la métropole non loin de Lyon. Je rencontre très brièvement Jean Moulin. Il voulait m’accueillir et me fixe rendez-vous le lendemain 18 juin dans l’après-midi au parc de la Tête d’Or à Lyon. Je passe entre trois et quatre heures avec lui. Jean Moulin est sevré de nouvelles sur la France et d’autres beaucoup plus graves sur les événements d’Algérie. Il a suivi par la presse et la BBC les mouvements des uns et des autres, sait que de Gaulle a gagné Alger à la fin du mois de mai, mais ignore tout du climat politique qui y règne et des conditions dans lesquelles il est reçu, de la position des Américains, des manœuvres du général Giraud qui le reçoit sur la pointe des pieds, et m’interroge longuement. Étant délégué général du général de Gaulle, il doit faire le point à tous les résistants de l’Intérieur.

Il a besoin de se renforcer quant à la connaissance des événements immédiats. La situation est confuse. Après ce long préambule, Jean Moulin évoque ses projets qui couvrent les affaires aussi bien civiles que militaires pour la fin 1943 et 1944.

  • Un premier problème se pose à la Résistance de façon tragique, l’instauration par Vichy du Service du Travail obligatoire (3). Il faut retenir les jeunes et les dissuader d’y aller. Il faut en accueillir le plus possible dans les maquis, 20 000 à 50 000 jeunes. Nos maquis comptent alors très peu d’hommes et d’unités. Cela représente de la part des mouvements un immense effort de mise en œuvre des moyens financiers, d’accueil, d’entretien, du ravitaillement, de mise en place de services de santé. C’est une affaire de très grande ampleur qui prend les mouvements de cours. Il faut un coordinateur. La préoccupation première de Jean Moulin alors, c’est la lutte contre la déportation du travail (4).
  • Sa deuxième préoccupation est le problème militaire : les mouvements disposent d’éléments paramilitaires qui ont la vocation de se battre, mais qui n’ont pas de logistique, d’armes, ignorant ce que font leurs camarades dans les autres mouvements. Il y a un effort de regroupement, de coordination à faire si on veut que la Résistance joue un rôle efficace lors d’un débarquement allié, dont Moulin pense qu’il interviendra en 1944 ; il faut aller très vite pour assurer la cohésion organisée récemment par Jean Moulin au sein du Conseil national de la Résistance.
  • Un troisième problème le préoccupe tout autant, et tout aussi urgent qui est de préparer le retour des institutions républicaines. Dans le système mis en place par le gouvernement de Vichy, l’organisation administrative repose sur seize régions avec les préfets de région et sur quelque quatre-vingt-dix départements avec, à leur tête, les préfets. La plupart d’entre eux, à quelques exceptions, sont compromis dans la collaboration. Il faut, dans l’année qui vient, recruter des hommes de tête pour administrer la France. Nous savons que les Américains ont l’intention, pour tous les pays qu’ils vont occuper en Europe, de créer des corps d’administrateurs qui ont d’ores et déjà reçu une formation dans un centre spécialisé aux États-Unis. Roosevelt ne fait pas la différence entre les pays que les Américains libèrent et les autres. La France serait traitée comme l’Italie ou autres. Nous devons aller plus vite qu’eux. Nous ne pouvons tolérer l’idée d’être administrés par des étrangers qui seraient trop vite comparés à la « décalque » allemande.

Il y a aussi derrière les intentions de façade du parti communiste la volonté de tirer la couverture à eux par l’élection par applaudissements, à la manière soviétique, de préfets et de préfets de région. Ces deux dangers exigent d’être prêts avant les autres. Jean Moulin a des ambitions extrêmement vastes. Il dispose alors de la faible escouade des hommes du Comité général d’Études, des hommes de grande culture, tels que Robert Lacoste, Alexandre Parodi, René Courtin, François de Menthon, Pierre-Henri Teitgen. Il y a un embryon de consignés autour de lui pour cette mission. Mais c’est sur la Délégation que l’essentiel va reposer. Jean Moulin ne se doute pas que c’est un testament qu’il vient de me livrer puisque trois jours après, le 21 juin, il va être arrêté à Caluire ; c’est une date très importante dans l’histoire de la Résistance intérieure. Rien ne sera comme lorsque Jean Moulin était aux commandes. J’eus les plus grandes appréhensions le soir même puisque je devais dîner avec lui ainsi que Raymond et Lucie Aubrac. J’en eus la certitude le lendemain, car aucun de ceux qui étaient à Caluire n’étaient rentrés dans leurs foyers.

C’est une très lourde charge et il importe que je comble le vide immédiatement car les accords qui liaient les mouvements à Jean Moulin sont d’une très grande fragilité et dès lors que Max a disparu, les mouvements peuvent se considérer comme libres de tout engagement. Sa fermeté a pu être ressentie comme très dure pour certains qui se sont cabrés, qui ont voulu insister sur leur indépendance. Le mot indépendance a bon dos dans ces circonstances. Indépendance aurait signifié morcellement de toute l’œuvre de Moulin sous les ordres de De Gaulle, d’union qui devait être constituée avec les actions de la France combattante dans le monde. Il ne fallait pas que le rôle, l’action de Jean Moulin soient anéantis. J’envoie un télégramme à Londres en indiquant que la Délégation continue et que j’en assure la charge en attendant les instructions du général de Gaulle. Il me fallait rencontrer tous ceux qui meublaient la Résistance à Lyon et à Paris sans pour autant négliger les efforts pour tirer Jean Moulin des griffes de la Gestapo. Un ancien commissaire « Henri » (5) essaie de monter une opération commando entre la prison et l’École de la Santé de Lyon (6). Mais ces efforts furent vains, nous avons connu l’échec.

Les premiers contacts avec les responsables de la Résistance à Lyon et à Paris n’ont pas été encourageants parce qu’ils étaient très influencés par l’idée de conquérir leur indépendance pour obtenir une modification profonde au CNR pour des partis de droite qui n’avaient joué aucun rôle mais qui avaient été sélectionnés par Jean Moulin comme des républicains authentiques non compromis dans la collaboration.

Les esprits étaient assez troublés. Dans le mien, nous avions besoin de tout. Toucher au CNR était exclu. La composition du CNR aux yeux des Américains était essentielle à préserver. Si Louis Marin, Léon Blum, Édouard Herriot patronnaient des hommes pour les représenter dans un organisme qui devait être la vitrine de la République, c’était l’accord du gouvernement américain qu’il fallait emporter pour nous armer. Nous étions totalement dépendants de l’arsenal américain ; il fallait armer dix divisions pour participer au débarquement. J’ai repris moi-même contact avec les différents mouvements du Comité de coordination de zone nord et de celui de zone sud et il n’était pas aisé de les convaincre. Si nous voulions conserver au CNR, ses pouvoirs, il était tout à fait déconseillé de mettre à la place de Jean Moulin, un nouveau venu – moi en l’occurrence – qui était, quelques mois plus tôt, un collaborateur du général de Gaulle. Cette panoplie de la République française apparaîtrait comme un jouet entre les doigts du général de Gaulle. Il fallait garder son autonomie au CNR (7). Sans instructions d’Alger, j’ai décidé de ne pas exercer la présidence. Il m’a semblé que selon les usages de la démocratie, quand un président devient indisponible, il était normal que les autres membres cooptent le successeur. Il fallait que ce soit un homme d’envergure qui ait des titres, de la culture. Chacun reconnaissait que Georges Bidault, universitaire, était au carrefour des mouvements et des partis. Bidault a été élu par douze voix, deux abstentions et deux voix contre. Il a eu une belle élection.

Je m’étais entretenu de tout cela avec Jacques Bingen qui m’avait rejoint de Londres le 15 août. Il s’était porté comme moi volontaire pour rejoindre Jean Moulin lors de son second séjour à Londres. Ce dernier avait accueilli ses offres avec la même spontanéité et la même chaleur. Il ne m’apportait aucune nouvelle concernant la nomination du CNR. Je ne méconnaissais pas que cela rendrait ma tâche difficile. Jean Moulin n’aurait pas obtenu les succès et les votes unanimes qu’il a obtenus s’il lui avait fallu agir par personnes interposées en dépit des réticences des communistes. Dans le même temps, j’ai fait approuver par le Comité central, la création d’un Comité de lutte contre la déportation composé d’hommes des mouvements pour agir sur le plan général avec l’assistance de deux comités, l’un de la Santé dirigé par le professeur Pasteur Vallery Radot et pour le Midi par le professeur Mayer. En outre, un comité de ravitaillement confié à un jeune inspecteur des Finances, Pierre Miné, employé au ministère de l’Agriculture, réussit à détourner vers les maquis des réserves destinées à l’armée allemande. Au comité de désignation, Émile Laffont et Michel Debré ont fait équipe pour faire sortir de terre cent cinquante hommes de qualité et aptes à exercer les fonctions des préfets ou des commissaires de la République pour les distinguer des préfets de région du gouvernement de Vichy.

Quelle conception Jean Moulin avait-il de son rôle ?

Il avait une conception élevée, celle d’un haut fonctionnaire ; il écartait toute idée d’être un politique ; il était un fonctionnaire se situant au niveau de la hiérarchie la plus élevée et exécutant avec rigueur la pensée du général de Gaulle et s’il s’était porté volontaire pour cette action, et ce tout au long des années 1942-1943, il avait confirmé son adhésion de cœur à cette entreprise ; il n’aurait pas accepté de défendre des thèses contraires à ses convictions. Il était un Républicain convaincu et c’est la voie tracée par le général de Gaulle que Jean Moulin a suivie. Il était animé par une grande rectitude et le goût de l’autorité. Il considérait l’obéissance comme essentielle et un jour où il voyait tel des nôtres se rebiffer, Jean Moulin avait fait observer qu’il devait avoir le petit doigt sur la couture du pantalon et suivre les instructions reçues. Le général de Gaulle ayant lui-même donné la preuve qu’il était un rebelle, il pouvait admettre à d’autres d’être des rebelles mais il fallait qu’ils quittent les rangs. Cela n’est jamais arrivé.

L’avez-vous vu lors de son premier voyage à Londres du 24 octobre au 31 décembre 1941 ?

Non, je ne l’ai pas vu, son voyage ayant été tenu rigoureusement secret. Il fallait que de Gaulle s’assure qu’il était l’homme de la situation auquel il pouvait faire toute confiance même quand il l’abandonnait dans la nature. Moulin n’avait aucun contact avec l’extérieur. Il a fait preuve de droiture et de fidélité à l’égard de son chef avec qui la République ne faisait qu’un. Le général de Gaulle l’a confirmé.

Vous voyez Jean Moulin lors de son second séjour à Londres ? (8)

Je l’ai vu plusieurs fois. C’était surtout Jacques Bingen, directeur de la section non militaire du BCRA, chargé de toutes les affaires civiles et politiques qui l’a beaucoup vu. Il parlait un anglais remarquable, et ce depuis sa tendre enfance, et il accompagna Jean Moulin dans ses démarches avec Delestraint pour rencontrer les chefs d’état-major de la coalition alliée : l’amiral Stark notamment s’est montré d’une très grande objectivité, qui n’a pas été étrangère au fait que Roosevelt décide l’armement de dix divisions françaises. Jacques Bingen a accompagné Delestraint et Moulin dans chacune de leurs démarches et a favorisé un climat de compréhension.

C’est à ce moment que vous vous êtes mis au service de Jean Moulin ?

Jean Moulin m’a dit : « Je pense aussi bien vous proposer un poste militaire où il y a tout à créer » autour de l’Armée secrète, des Francs-Tireurs et Partisans d’obédience communiste que les giraudistes. Il fallait faire travailler tout ce monde ensemble pour créer les Forces françaises de l’Intérieur. Ce n’était pas un travail simple. En ce qui me concerne, le BCRA a reçu en avril son projet de me confier le comité de coordination des mouvements de zone nord (il y avait cinq mouvements qui s’ignoraient plus ou moins les uns les autres) (9) dont l’un, l’Organisation civile et militaire avait une certaine tendance à croire qu’elle était l’OCM du général de Gaulle et qu’elle aurait une position de supériorité par rapport aux autres. Il s’agissait de mettre tous ces mouvements sur le même pied d’égalité pour travailler ensemble. C’était ce poste de secrétaire qui m’était dévolu comme celui de zone sud était dévolu à Jacques Bingen. Pour des raisons de sécurité, il n’était plus possible de vivre à Lyon qui était une ville trop petite et de continuer à abriter les mouvements unis de Résistance jusqu’à la fin. Les MUR se sont transférés à Paris qui allait devenir le plus grand maquis de France.

(1) Entretien réalisé par Christine Levisse-Touzé, le 10 décembre 1999, au Mémorial du Maréchal Leclerc de Hauteclocque et de la Libération de Paris et au Musée Jean Moulin (Ville de Paris) pour le fonds audiovisuel d’archives du Centre de Documentation et de Recherche. 

(2) Chef du Bureau central de Renseignements et d’Action

(3) Le STO a été instauré le 16 février 1943.

(4) C’est le terme employé à l’époque pour évoquer les maquis du STO. 

(5) Charles Porte, commissaire de police à Chartres, qui œuvre dans la Résistance sous le pseudonyme de Henri. Il a en l’occurrence assuré le service de sécurité lors de la séance inaugurale du Conseil de la Résistance le 27 mai 1943, au 48, rue du Four, Paris-6″ 

(6) Siège de la Gestapo de Lyon où Barbie officiait, 

(7) Dès mon premier câble, annonçant l’entretien avec Moulin, j’avais proposé le choix de Bidault pour succéder à Moulin.

(8) Du 13 février au 20 mars, mission effectuée avec le général Delestraint. 

(9) Ceux de la Résistance, Ceux de la Libération, Résistance, l’Organisation civile et militaire, Libération Nord.

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