Catherine Horel
Ancienne conservatrice du musée de l’Ordre de la Libération

Texte publié dans Espoir n° 106, mars 1996

A 12 kilomètres de la Pointe du Raz, la petite île de Sein s’étend sur une longueur de 3 kilomètres et une largeur qui n’en dépasse guère un. Son sol s’élève à peine de quelques mètres au-dessus des plus hautes marées. Une population de près de 1 200 âmes vit sur ce rocher.

Depuis les premiers jours de l’automne 1939, l’île s’est installée dans la guerre. Certains habitants ont dû regagner le continent pour trouver des emplois de manœuvres ou de dockers. D’autres seront mobilisés et donc quittent également l’île. A Sein se tient une garnison composée de 12 soldats territoriaux et de 12 marins chargés de la signalisation.

En juin 1940, les nouvelles parviennent aux Sénans par les bateaux qui accostent et par les postes de TSF à accus et à galènes (il n’y avait pas d’électricité sur l’île). Les plus écoutés sont ceux du phare d’Armen, de l’hôtel de l’Océan, tenu par Madame Quemeneur et celui de Jean-Marie Menou, patron du Zénith. Le 18 juin, le remorqueur le Pontier fait escale. Il annonce la prise de Rennes et l’évacuation de Brest. Les phares n’ont plus de communications avec les ports et les chantiers de Brest, et le 19 les femmes des gardiens ne veulent plus leurs que maris montent à la « veille ». Les Allemands ont essayé de leur tirer dessus. Mais le chef exige que le service se fasse.

Cartographie
de l’île de Sein

L’angoisse grandit. Le Zénith accoste à la cale, au matin à 4 heures. Il transporte 120 chasseurs alpins commandés par un Premier-Maître, des jeunes gens d’Audierne, des mitrailleuses. L’Administration de l’Inscription maritime l’a réquisitionné pour conduire son chargement en Angleterre via Ouessant et Sein où il dépose sac postal et marchandises. Des îliens monteront à son bord quand il quittera Sein, barré par le doyen Jean-Marie Menou. Le Marie-Stella a ramené vers 7 heures des femmes de l’île. Elles viennent du continent où elles ont entendu les pires récits.

Le 21 juin, la petite troupe de l’île, les 12 territoriaux, les 12 marins, sont conduits à Bestrée. En civil, ils ont abandonné sur place vêtements et livrets militaires. Des bateaux arrivent toujours. D’un peu partout. Ils confirment la terrible réputation des envahisseurs. Le désarroi grandit. Le 22 juin, les îliens assurent malgré tout le ravitaillement du phare d’Armen. Les gardiens de la relève demandent qu’on les tienne au courant et qu’on vienne les chercher en car. Il n’y a plus de levure, plus de pain. Personne n’ose aller à Audierne. Dans l’après-midi, quelqu’un prévient du phare : une voix a parlé de Londres. Il l’a entendu au poste (à accus). Elle doit reparler. Madame Quemeneur qui tient l’hôtel de l’Océan a placé son poste sur le rebord de la fenêtre. A 16 heures, la voix s’élève à nouveau, 100 à 150 îliens et « étrangers » l’écoutent en silence. Et chacun retourne chez soi. Dans le Raz, les avions bombardent des cargos qui passent. Tout un chargement de bois, de madriers, est rejeté à la côte. On les amasse sur le terre-plein. Le danger se précise.

Le 24 juin, à 9 heures le maire affiche qu’un avis, reçu par téléphone d’Audierne, ordonne aux militaires de se rendre aux autorités allemandes d’Audierne. Cette menace contribue à décider le départ. Jean-Marie Porsmoguer prend sur lui d’armer le Velléda. Prosper Couillandre prépare son bateau le Rouanez-ar-Mor. A 21 heures, le Velléda est plein à ras bord. Le Rouanez à côté également chargé. Femmes, enfants, parents, amis, tout le monde est là, assistant aux derniers préparatifs. Les commerçants ont apporté des provisions. Le maire a voulu prendre place. On l’a prié de rester. Félix Guilcher, un jeune séminariste, a eu du mal à se faire accepter à bord :

« Non Félix, la population aura besoin de prêtres… » Alors, il a déboutonné sa soutane. Le recteur, l’abbé Guillerm, au moment du départ, a passé son surplis et, d’un geste large a béni les deux bateaux qui larguent leurs amarres.

Le corbeau des mers

Le 25 juin, un bateau de l’île se rend sur le continent. Il revient et on apprend par lui qu’à Audierne une affiche annonce que tous les hommes de 18 à 60 ans doivent se tenir à la disposition des troupes d’occupation. Le 26 juin, le Rouanez-ar-Péoc’h, de François Fouquet et le Marie-Stella de Martin Guilcher, se sont rangés le long du quai, prêts au départ à leur tour. Les mères préfèrent voir leurs jeunes s’en aller plutôt que de tomber entre les mains allemandes. De la cale au phare, le Corbeau des Mers de Pierre Couillandre, s’en va aussi avec ses passagers.

Ainsi du 19 au 26 juin, 114 îliens que la mobilisation avait écartés à cause de leur âge, de leurs charges de famille, voire de leurs infirmités, partirent de Sein. D’autres rejoignirent Londres par des chemins différents, ou par d’autres petites embarcations. Ce sont ainsi 128 Sénans qui ont quitté foyer et famille. Le plus âgé d’entre eux avait 54 ans, et le plus jeune, un mousse, n’en avait pas encore 14. 52 étaient mariés ou veufs et laissaient derrière eux 145 enfants ; trois d’entre eux enfin partaient en compagnie de 2 de leurs fils, et 3 autres amenaient avec eux en Angleterre chacun un garçon.

Débarqués à Falsmouth, ils seront présentés au général de Gaulle début juillet à l’Olympia, vaste hall d’exposition où sont rassemblés les premiers volontaires. Interrogeant les soldats sur leurs lieux d’origine, ils étaient environ 400, et les mots « Ile de Sein », fièrement prononcés, revenant plus de 120 fois, le général de Gaulle aura cette exclamation : Sein est donc le quart de la France ! Puis la presque totalité des îliens se trouva réunie, le 15 juillet 1940 à Plymouth, où elle fut affectée au vieux Courbet transformé en poste de DCA pour la protection du port. De là, peu à peu, les hasards de la guerre leur firent prendre des routes diverses.

Les plus âgés restèrent affectés au Courbet jusqu’à son désarmement en 1943 ; après quoi ils furent versés dans des services auxiliaires. Les très jeunes au contraire, furent envoyés sur des bateaux- écoles, à l’exception d’un toutefois, que ses 14 années seulement firent affecter à un « camp de scouts » ; il n’y restera pas longtemps et réussira bientôt à servir activement. Quelques-uns, une minorité, furent versés à la « Marchande ». Mais on sait que pendant la guerre la « Marchande » joua un rôle essentiel et fut de tous les périls. Les autres, enfin, suivirent leurs goûts ou leur destin, qui sur les vedettes rapides, qui dans les sous-marins, qui dans l’aéronautique navale, sur un croiseur, sur une corvette ou sur un chalutier armé.

Remise de la Croix de la Libération à l’Ile de Sein par le général de Gaulle en août 1946

Il faut faire une mention particulière aux « volontaires en missions spéciales ». A eux revenait le dangereux et délicat privilège de reprendre avec leurs inoffensifs sloops le chemin de la France afin d’y débarquer, à la barbe des Allemands, du matériel ou des agents de liaison ou, au contraire, y chercher des renseignements ou du personnel.

Jean-François Follic, quitte l’île le 24 sur le Rouanez-ar-Mor. Il signe son engagement aux FFL le 1er juillet. Il a alors 35 ans. Patron pêcheur, Jean-François Follic connaît toutes les passes dangereuses et les « caches » de la côte du Finistère. Il est envoyé en stage spécial. Le 17 octobre 1940, il accomplit sa première mission en France. Il prend contact avec Madame Jeannic, qui habite chez les Normand, à l’écart du village de Plogoff, à Port-Lobouz, en Bretagne. En novembre, il effectue son deuxième passage, la mer est déchaînée. De retour en Angleterre, Follic est mis en contact avec le commandant d’Estienne d’Orves, qui lui est présenté sous le pseudonyme de « Chateau- Vieux ». La Marie-Louise, un bateau de pêche de Camaret, commandé par Jean- François Follic, quitte l’Angleterre le 22 décembre 1940 et le lendemain débarque clandestinement à Port-Lobouz le commandant Chateau-Vieux (d’Estienne d’Orves), le radio Geissler, alias Marty et un poste émetteur. Le 6 février 1941, sur appel de Geissler (manipulé par les services de l’amiral Cabanis), Follic tente depuis l’Angleterre de rallier le lieu de rendez-vous : la maison Jeannic à Port-Lobouz. La Marie-Louise passe au large de Sein et d’Ouessant. La mer est démontée, la visibilité est nulle, le compas est déréglé, le chalutier fait demi- tour. Après avoir erré dans la Manche, Follic trouve l’étoile polaire, il fait cap dessus et se retrouve en Angleterre cinq jours plus tard. Un nouveau message, toujours signé Marty, qui avait livré aux Allemands son émetteur et son code, incite Londres à faire repartir la Marie-Louise. Celle-ci quitte Newlyn 8 jours plus tard. A son bord, 6 hommes, un poste émetteur et un nouveau radio : Jean-Jacques Leprince, 18 ans. Le 15 février 1941, vers 13 heures, à une quinzaine de milles, les patrouilleurs de la Kriegsmarine arraisonnent la Marie-Louise. Le 17, Jean-François Follic, les 5 hommes d’équipage et Leprince sont transférés à la prison d’Angers, puis à celle du Cherche- Midi, à Paris, où ils retrouvent d’Estienne d’Orves, Maurice Barlier et Jean Doornik. Follic sera condamné à mort, gracié, envoyé à la forteresse de Rheinbach pendant 4 ans et libéré par l’avance des Alliés. Cette histoire d’un îlien, est ici racontée, pour son symbole. Car à des titres divers, le sort de chacun des 128 Sénans mérite d’être retenu.

Monument de l’Ile de Sein en hommage aux Sénans

Dès les premiers jours de juillet 1940, les Allemands débarquèrent sur l’île un contingent de troupes d’occupation. Ils ne trouvèrent que le maire et le recteur les attendant au haut de la cale pendant que toute la population s’était retirée dans les maisons, portes et fenêtres closes. L’île fut truffée de mines, hérissée de barbelés et les phares gardés. La circulation des bateaux montés par des enfants ou des vieillards fut soumise à des tracasseries de toute sorte ; les postes de TSF confisqués, la circulation même dans les ruelles de l’île soumise aux caprices allemands. Dans les foyers, les économies et les vivres, quand il y en avait, s’épuisaient. Alors, l’île se replia complètement sur elle-même.

En septembre 1940, les mobilisés commencèrent peu à peu à revenir au pays et grâce à eux, une reprise partielle de la pêche fut possible. Un prélèvement collectif sur les produits des pêches de ceux qui pouvaient sortir permit aux familles des « Anglais » de ne pas mourir de faim ! Ces conditions matérielles, loin de faire céder la résistance à l’occupant, la renforcèrent. L’action du recteur, Guillerm ne fut pas étrangère à cet étonnant moral. Chaque jeudi, pendant toute l’occupation, une messe fut dite à l’intention des « Anglais ». En pleine chaire, le recteur rappelait la consigne : Défense à quiconque de parler, et plus encore, défense aux jeunes filles de sourire à l’Allemand.

Le retour des guerriers en 1945 fut digne de leur départ : lorsque, dans le bateau qui faisait liaison avec le continent, on reconnaissait les uniformes des commandos, des marins, ou autres soldats, les cloches de l’église sonnaient à toute volée et les enfants de l’école venaient au débarcadère pour faire cortège à ceux qui, pour la patrie, s’étaient bien battus.

21 Sénans FFL seront morts pour la France. Leurs photos, pieux hommage, ornent l’abri du Marin, et la commune possède le triste privilège de compter plus de morts à la guerre de 1939-1945 qu’à celle de 1914-1918. Le général de Gaulle écrira dans ses Mémoires :

Dans les derniers jours de juin, abordait en Cornouaille une flottille de bateaux de pêche amenant au général de Gaulle tous les hommes valides de l’île de Sein. Jour après jour, le ralliement de ces garçons resplendissant d’ardeur, et dont beaucoup, pour nous rejoindre, avaient accompli des exploits, affermissait notre résolution.

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