ALLOCUTION D’HERVÉ GAYMARD,
Président de la Fondation Charles de Gaulle

Monsieur l’Ambassadeur,
Mesdames, Messieurs,

« Et lorsque les derniers soldats du contingent passeront devant la statue de la république, peut-être, sur la face douloureuse de Dien Bien Phû, retrouveront-ils le sourire qu’avaient connus les soldats de Fleurus ». Le 14 juillet 1958, André Malraux s’adresse à l’ensemble des vétérans de la seconde guerre mondiale, cette Armée de libération dont les troupes d’Afrique et d’Afrique du Nord ont constitué l’épine dorsale. Chacun connaît les travaux d’Eric Jennings, La France libre fut africaine : Jennings pointe avec justesse le gigantesque engagement initial des hommes et des femmes d’Afrique équatoriale française, du Gabon, du Tchad, du Cameroun, du Congo, de l’Oubangui-Chari, venus, guidés par Félix Eboué, aux côtés des quelques réprouvés qui, avec les moyens du bord et des chefs habités, comme Leclerc, s’étaient donné la tâche folle de relever le drapeau. Chez bien des militaires de carrière, le réflexe de loyauté, la fascination pour Pétain avait, dans un premier temps, primé. Jusqu’à la fin de l’année 1942, la France libre militaire reposait sur quelques exploits et miracles quotidiens, sur un esprit aventurier qui masquait mal des limites matérielles étroites.

Le débarquement d’Alger, le 8 novembre 1942, change la donne, du tout au tout. D’abord, il accélère le ralliement de cadres militaires, particulièrement de l’Armée d’Afrique, à une lutte pour la libération qui n’est pas celle de De Gaulle, mais d’abord celle du général Giraud. Moins visionnaire, plus strictement militaire, en dépit de l’estime personnelle que de Gaulle lui témoignera dans ses Mémoires, Giraud ne considère que la mobilisation de la force armée avec pour seul objectif la victoire, et accepte le ralliement d’hommes restés en leur âme fidèles à Pétain. Les Gaullistes retrouvent des hommes qu’ils ont parfois combattu, en Syrie ou ailleurs, et qui les jugent comme des illuminés, des insoumis, des voyous, ce que l’honneur militaire ne pourrait que réprouver. Ensuite, Alger ouvre la perspective de l’engagement, massif, des populations d’Afrique du Nord, aussi brutal qu’impressionnant : environ 250000 hommes rejoignent les troupes françaises. Enfin, la présence d’une capitale comme Alger donne à la France libre une vigie d’où surveiller la métropole, jamais aussi proche de la Libération, et préparer les combats décisifs.

Il s’agit donc de construire une armée de Libération, en entente raisonnable avec les alliés, dont l’aide est indispensable pour armer, équiper ce corps disparate destiné à reprendre pied sur le sol métropolitain. De Gaulle rêvait en 1934 d’une Armée de métier, professionnelle, mécanisée et subordonnée au pouvoir politique : l’une de ses tâches, l’un de ses combats pour l’année 1943 est précisément de la construire, aux côtés des grands chefs, comme Leclerc, Juin, son ancien condisciple et major de promotion de Saint-Cyr, ou De Lattre de Tassigny. Car de ce travail dépend la capacité de la France à peser dans les campagnes qui vont succéder à celle de Tunisie, en Corse, en Italie, puis en France, le débarquement de Provence (15 août 1944), arraché à Churchill, étant, l’histoire l’oublie trop, bien plus celui des armées de la France que celui de Normandie.

Ce superbe documentaire nous a montré des destins de soldats s’élevant au-dessus d’eux-mêmes pour sauver la France, je voudrais juste proposer quelques remarques sur l’histoire de cette armée, sur ses valeurs fondatrices, ses forces et ses faiblesses, pour mieux comprendre combien à son rôle a été crucial pour asseoir la France à la table des vainqueurs, et où a été puisé cet allant qui, de Monte Cassino à l’opération Rhin et Danube, l’a propulsée jusqu’en Allemagne, notamment grâce aux fers de lance qu’ont été les troupes d’Afrique du Nord.

Disons-le d’abord, construire cette armée de libération a été l’un des rares objectifs que de Gaulle et Giraud ont pleinement partagé. En octobre 1943, Giraud annonce fièrement, peut-être même un peu impétueusement, disposer de 575 000 hommes, dont 250 000 fournis par le Maghreb. En effet, le 16 septembre 1943, une ordonnance appelle sous les drapeaux tous les hommes de 19 à 37 ans : l’effort, pour être tardif, n’en est pas moins violent. Cependant, chacun le sait, une armée vaut pour son âme, et pour son histoire. Or cette armée de Libération se veut une fusion, entre une armée d’Afrique longtemps fidèle à Pétain, et des forces françaises libres moins nombreuses, cabochardes, parfois indisciplinées, et surtout déjà nimbées d’une aura légendaire qui les suit depuis Bir Hakeim.

Si les passerelles d’une armée à l’autre, à vrai dire surtout de la première à la seconde sont nombreuses, les rancœurs sont tenaces, Larminat fustigeant « ces étoiles trop souvent considérées comme des parapluies » pour des officiers restés encore fidèles à Vichy lors de l’Opération Torch, ralliés depuis sans pour autant remettre en cause leur mépris pour les réprouvés gaullistes, ou pour des hommes qui, sans se soumettre à l’occupant, n’ont pas trouvé en eux la force de franchir le Rubicon. Leclerc lui-même, comme le rapporte Crémieux-Brilhac, fustige ces canonniers de la flotte d’Alexandrie qui lui sont affectés au Maroc : « Messieurs, je ne vous ai pas demandés. Il existe entre vous et la patrie un fossé profond. Ce fossé, il vous appartiendra de la combler avec vos cadavres ». S’il faut dépasser le clivage, la cicatrice n’est pas pour autant refermée. Les combats fratricides de Syrie, le fossé vertigineux existant entre ceux pour qui le 18 juin 1940 est tout et ceux pour qui il n’est rien, entre ceux qui se sont déjà tant battus et ceux pour qui le combat commence, est difficile à enjamber. Mais l’inverse est vrai : dans certains régiments, les gaullistes sont brimés, humiliés, mis à l’écart. On leur reproche d’avoir désobéi là où l’obéissance est la vertu du militaire, d’être des révolutionnaires inconséquents. Des deux côtés on s’accuse d’avoir du sang français sur les mains.

Pourtant, la construction de cette armée de la Libération n’est possible que par le dépassement de ces antagonismes. Ses chefs d’opération incarnent ces différents chemins. Seul Leclerc a été, du début, un Français libre absolu, frondeur, intempestif et fidèle, à la tête de sa division. De Lattre de Tassigny, resté dans l’Armée de Vichy, qui encore en août 1942 refusait à Jean Moulin de diriger l’armée secrète, vient à la dissidence en refusant l’occupation de la zone libre consécutive à l’opération Torch, en novembre 1942, et s’évade. Juin, nommé par Vichy commandant des troupes au Maroc, mais tiraillé par l’insoumission, voit lui aussi dans le débarquement américain à Alger de novembre 1942 l’élément déclencheur qui l’engage de nouveau vers le champ de bataille. Si ces hommes sont venus au combat par Giraud, c’est de Gaulle qui les distingue, les choisit, et les rend à eux-mêmes en leur confiant un commandement stratégique. Que l’on songe aux célèbres photos de la campagne d’Italie : on voit Juin, clope au bec, la carte d’État-Major sur les genoux, le regard acéré : il fait la guerre. Même de Gaulle paraît emprunté à ses côtés. Sans doute n’est-il pas le soldat d’exception qu’est Juin. Mais il est le chef politique qui a su lui faire confiance. Le processus est long, douloureux, délicat. Ce n’est qu’en mars 1944 que Leclerc sera en mesure d’imposer la croix de Lorraine sur les véhicules des régiments sous son commandement ne provenant pas des Forces Françaises Libres.

Si la synergie qui nourrit cette armée de la Libération est initialement fragile, deux enjeux vont la mettre en ordre de marche : la question de son équipement, qui est en fait celle de sa souveraineté, et la question de sa préparation. Sur ce premier point, la négociation avec les Américains est des plus ardues. Sur ce point, Giraud et de Gaulle combattent côte à côte, mais leur partition est différente. Là où Giraud exige l’équipement de 12 divisions, et y conditionne l’engagement des forces françaises en Italie, de Gaulle, dans un dialogue direct avec Eisenhower, sait lier cette exigence à un dialogue stratégique où se joue la place des armées françaises dans la Libération du territoire. Beaucoup du destin de la France se joue dans les tous derniers jours de 1943, dans ce dialogue direct avec Eisenhower. De Gaulle acceptera une armée moins nombreuse (8 divisions), mais il exigera qu’elle soit pleinement associée aux choix cruciaux, et que, loin d’être cantonnée à la campagne d’Italie, elle soit associée à la Libération de Paris. Bref, si de Gaulle n’a connu la date exacte du débarquement que quelques heures avant celui-ci, il y avait déjà imprimé sa marque.

Dotée de missions stratégiques, sortie du rôle de supplétif des Américains, cette armée s’est surtout forgée dans une préparation intensive, rude, exigeante à compter de la fin de l’année 1943. Juin inculque à ses troupes cet esprit offensif qui fera merveille pendant la campagne d’Italie, par des séries de manœuvres à tir réel et une exigence « spartiate », quand Leclerc assemble des évadés, des corps francs d’Afrique, Marsouins du Tchad, Spahis d’Egypte, républicains espagnols exilés sous les ordres de Raymond Dronne, célèbres pour leur tenue au feu, et les troupes d’Afrique du Nord pour en faire, au terme d’une préparation épuisante, d’une exigence folle, la 2e DB, dont la constitution sera, de son aveu, « sa plus belle victoire ». Ecoutons le colonel Peschaud, décrivant un Leclerc habité par sa mission : « Le Général paraissait être doué du don d’ubiquité. On le trouvait, on le rencontrait partout, au bivouac, à l’Etat-Major, au champ de tir comme sur le terrain de manœuvres, à la pointe du combat ! Omniprésent ! Voyant chacun, en inspectant l’ensemble, il ne ménageait ni compliments, ni critiques, ni mises en garde. Chacun avait l’impression d’être connu, aidé, suivi dans l’exercice de ses fonctions, pour être, le cas échéant, mieux conseillé, mieux guidé, mieux aidé… Leclerc nous rappelait que le vrai commandement, c’était avant tout de la présence et de la chaleur humaine ». De Lattre, lui, fera donner des cours sur la résistance dans les unités qu’il prépare pour le débarquement de Provence. Une France nouvelle, un syncrétisme français est né de ces quelques mois, qui font de l’armée défaite de 1940 une armée victorieuse, invincible, capable de peser dans la victoire finale d’un poids infiniment supérieur à ses moyens. Dans ce creuset, l’ensemble des composantes de l’Empire, Algériens, Tunisiens, Marocains, Africains d’AEF et d’AOF, Malgaches, Indochinois, Pondichériens, Tahitiens, Calédoniens, Canaques, Libanais, Syriens, participent à l’effort décisif.

Car en effet, et je voudrais conclure par-là, c’est cette France unie, revigorée, qui renoue avec une certaine furia francese, avec un art français de la guerre, lors des campagnes d’Italie et de Provence. En Italie, avec seulement 4 divisions engagées sur 21, le corps expéditionnaire français, mené par un général Juin en état de grâce, est pourtant décisif. Au mont Cassin, ce sont des régiments algériens et tunisiens qui percent la Ligne Gustav, franchissant la rivière Rapido pour prendre et tenir le promontoire du Belvédère. Kesserling saluera amèrement ces régiments d’infanterie maghrébine, « capables de franchir rapidement des terrains réputés infranchissables avec leurs armes lourdes chargées sur des mulets ». Ce sont les manœuvres de Juin qui accélèrent la prise de Rome, puis de Sienne. Churchill et de Gaulle devront arrêter sa frénésie d’aller sans cesse vers le Nord, le débarquement de Provence s’annonçant. En Provence, on retrouve la 3e division algérienne, celle de Cassino, à la pointe du combat dans la neutralisation des défenses allemandes à Toulon et Marseille, pavant le chemin, douloureux mais victorieux.

Je voudrais, pour conclure, revenir à Alger, qui est le catalyseur de tout ce possible, de toute cette espérance. C’est à Alger que la France se réveille, se retrouve après que de Gaulle ait entretenu la flamme avec quelques fous. C’est à Alger que les ordonnances préparent un pays renouvelé, capable de tirer certaines leçons de ses errements passés. C’est d’Alger, enfin, que se retrouve cet élan français, ce « souffle âpre et salubre » que de Gaulle évoque, dans ses mémoires, comme le grand tournant pour lequel il a tant lutté.

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