ALLOCUTION D’HERVÉ GAYMARD,
Président de la Fondation Charles de Gaulle

Monsieur l’Ambassadeur de France,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Messieurs les officiers généraux,
Mesdames, Messieurs,

Voici 80 ans et quelques jours se jouait, à Alger, le destin de la France, et peut-être plus encore, le destin de ce à quoi la France était destinée, de ce qu’elle incarnait, et de ce qu’elle pouvait encore espérer. En ce 30 mai 1943, le long du chemin parcouru entre l’aéroport de Boufarik et le Palais d’été, où l’attendait le général Giraud, sans doute de Gaulle, privé d’un contact massif avec le peuple algérois, considérait-il devant lui une épreuve sans doute aussi lourde que celle de 1940 : faire de cette ville, après Brazzaville, non seulement la capitale de la France, mais d’une France libre, porteuse d’un projet de reconstruction de l’État, de la République et des valeurs que celle-ci s’était donnée pour mission de porter.

En face de lui, des regards de biais, des objectifs divergents, bref, l’échiquier d’Alger, où une redoutable partie l’attend.

Des Américains, en position de force au cœur d’Alger depuis le succès de l’opération Torch, mais embarrassés face à la complexité de l’écheveau français, de leur soutien à « l’expédient provisoire » que fut l’amiral Darlan, assassiné cinq mois plus tôt, soutiens du général Giraud par le biais d’un homme au centre du jeu, Jean Monnet.

Le général Giraud est le chef militaire depuis le compromis d’Anfa de la fin janvier 1943, entouré par Marcel Peyrouton, gouverneur général, ancien ministre de l’Intérieur de Vichy, et le Général Georges, général vaincu de mai 1940, acerbe et revanchard.

Celui qui a rendu possible l’installation du général de Gaulle à Alger est le général Catroux, cet infatigable négociateur, qui concilie la droiture et le réalisme, arrivé quelques semaines auparavant, fin connaisseur du monde arabe et de l’Algérie, où il a déjà servi et vécu. Dès 1940, ce général d’Armée, qui venait de quitter le gouvernement général de l’Indochine, s’était mis au garde-à-vous sur le tarmac de l’aérodrome Fort-Lamy avec Félix Éboué, devant un général de brigade à titre temporaire, dégradé par ses pairs, déchu de la nationalité française, et condamné à mort. « De Gaulle était mon chef, parce qu’il était la France, et je me mettais à ses ordres, parce que j’étais aux ordres de la France ! De la hiérarchie, il avait monté tous les degrés, le 18 juin, où d’un coup d’aile, tenant dans ses mains les tronçons du glaive de la France, il s’était porté à un rang que nul ne pourrait plus jamais lui disputer. » Au moment de la fusion de l’armée d’Afrique et des Forces Françaises Libres, Leclerc suggèrera au général Giraud de faire de même, de se rendre en quelque sorte à l’évidence française et républicaine, ce qu’il refusera.

Alger, enfin, où se jouera l’avenir de la France libre et de son projet de reconstruction. La géographie algéroise devient alors, en quelques semaines, le théâtre des luttes de pouvoir : le Palais d’été du général Giraud, sur les coteaux de Mustapha, toise la villa Granger du général Catroux sur les hauteurs d’El Biar, et les deux considèrent la modeste villa des Glycines, où de Gaulle installe ses bureaux et ses collaborateurs, comme René Massigli ou André Phillip. Alger, comme l’Algérie, donne également ses fils au combat massif qui s’engage : 250 000 français libérateurs, entre 1943 et 1945, soit 18 classes d’âge, engagées en Tunisie, en Corse, en Italie, puis lors de la campagne de France, à la suite du débarquement de Provence.

Trois jours avant son arrivée à Alger, lors de sa réunion constitutive présidée par Jean Moulin à Paris, rue du Four, le Conseil National de la Résistance avait reconnu le général de Gaulle comme le chef civil et militaire unique de la Résistance intérieure et extérieure. « Sur tous les terrains, et d’abord, sur le sol douloureux de la France, germait au bon moment une moisson bien préparée ».

C’est à Alger désormais que le général de Gaulle devra mettre en œuvre l’unité française, car « toute maison divisée contre elle-même périra. » Mais ce fut un long chemin, semé d’embûches, où notre pauvre France faillit rouler dans le précipice.

Entre l’arrivée du général de Gaulle le 30 mai 1943, et la constitution du Comité Français de Libération Nationale le 3 juin, nombre d’écueils durent être surmontés, dans cette ville fébrile, énervées de rumeurs, saturée de rancœurs et d’arrière-pensées, où le romanesque le dispute au tragique, où l’on voit même réapparaître, l’espace d’un complot vite éventé, l’amiral Muselier et André Labarthe, en rupture de ban avec la France Libre.

Mais finalement le 3 juin à 10 h, le CFLN est créé. Il exercera jusqu’à la Libération, les pouvoirs législatif et exécutif, la défense des intérêts français dans le monde, l’autorité sur tes territoires libérés, et les prérogatives diplomatiques. Les deux généraux le co-président, avec deux commissaires gaullistes, André Philip à l’Intérieur et René Massigli aux Affaires étrangères, deux commissaires giraudistes, Jean Monnet à l’Armement, et le général Georges, commissaire d’État, ainsi que le général Catroux. Il sera par la suite élargi à d’autres compétences en tenant compte des différentes sensibilités politiques.

Mais chacun sait bien que cette étape est provisoire, car aucune dyarchie ne peut fonctionner durablement.

On a évoqué souvent la « querelle des généraux ». Ce n’est pas de cela dont il s’agit. Le débat Giraud-de Gaulle, qui court de l’assassinat de Darlan le 24 décembre 1942, au 2 octobre 1943 quand de Gaulle s’impose, n’est pas une querelle d’hommes, c’est une différence de vision. Là où Giraud n’envisage la France Libre que comme un supplétif militaire des États-Unis, de Gaulle ne peut la voir que comme le gouvernement de la République, dont la tâche est de préparer le relèvement du pays, dont la priorité est bien sûr le combat, pour libérer le territoire et reconquérir le « rang » par le sang versé pour la victoire alliée.

Cette divergence inconciliable se cristallisera sur trois questions.

D’abord, le maintien aux fonctions civiles et militaires de titulaires nommés par Vichy. Le général Giraud donne sa confiance à Pierre Boisson, gouverneur de l’AOF, l’homme qui fit tirer à Dakar en 1940 sur l’amiral Thierry d’Argenlieu porteur d’un drapeau blanc pour parlementer, à Marcel Peyrouton, ministre de l’Intérieur de Vichy, au général Noguès, résident général au Maroc, qui fit tirer sur les Alliés en novembre 1942, au général Prioux. Le général de Gaulle ne peut accepter cette faute morale, qui fragilise le lien avec la Résistance intérieure, et constitue une négation de l’essence-même de la France Libre. Il obtiendra rapidement gain de cause et tous les proconsuls vichystes seront remplacés dans les jours suivants.

Ensuite, la conduite de la politique intérieure en Algérie. Le pétainisme et la Révolution Nationale ont été en Algérie, un conservatisme bienvenu derrière lequel bien des notables se sont réfugiés pour refuser tout dialogue avec les populations musulmanes, exclure les juifs de la communauté nationale par l’abolition du décret Crémieux, lutter contre l’esprit de résistance. Les résistants d’Alger, mené par José Aboulker, ont été emprisonnés par l’amiral Darlan et maintenus sous les écrous par le général Giraud. Il s’agit donc aussi de rétablir la République en Algérie, d’où elle avait été chassée. C’est pourquoi le général de Gaulle rétablit le décret Crémieux en octobre 1943, dès qu’il aura l’ascendant sur le général Giraud, puis accordera la citoyenneté française aux élites musulmanes, sans abandon du statut personnel coranique. Il veut rompre avec ces saisons gâtées imposées par Vichy.

Enfin, en exigeant une soumission complète du pouvoir militaire au pouvoir politique, ce qu’il avait théorisé dès 1924 dans son premier ouvrage, La discorde chez l’ennemi, car l’inverse mène immanquablement au désastre. En juin 1940, Weygand, général en chef, demande au nouveau secrétaire d’État, ce qu’il propose face à la débâcle. De Gaulle lui répond froidement : « Le gouvernement n’a pas de propositions à faire, il a des ordres à donner. » Le général Giraud s’obstine dans sa vision d’un pouvoir militaire autonome du CFLN qu’il co-préside, comme en témoigne sa décision solitaire, pourtant bienvenue, de libérer la Corse, que les membres du Comité découvrent après coup. Le soutien des Américains, qui fut une force au premier semestre 1943, devient une faiblesse aux yeux des membres du CFLN, dont les membres giraudistes s’orientent de plus en plus vers le chemin gaullien. « Vous qui êtes militaire, lance de Gaulle à Eisenhower, croyez-vous que l’autorité d’un chef puisse subsister si elle repose sur la faveur d’une puissance étrangère ? »

Le 2 octobre 1943, le CFLN décide donc de mettre fin à la dyarchie et d’élire son président pour un an, et ce sera le général de Gaulle. Dès lors, c’est l’État, la démocratie qui se réinventent dans les salles de classe du Lycée Fromentin, où Louis Joxe recrée la fonction de Secrétaire général du gouvernement, pour coordonner une activité gouvernementale foisonnante et épuisante. Le Comité français de libération nationale devient la première esquisse d’un gouvernement de reconstruction. Avec des moyens des plus modestes, des hommes comme André Philipp, René Pleven, Adrien Tixier, ou plus tard Pierre Mendès France ou Henri Queuille unissent leurs forces à des hommes venus par Giraud, comme René Mayer, Maurice Couve de Murville, ou Jean Monnet, pour préparer la France d’après. Enfin, le 3 novembre 1943, dans le Palais des délégations financières, l’installation de l’Assemblée nationale consultative ressuscite le parlementarisme français mis en sommeil le 10 juillet 1940. « La volonté nationale, pour opprimée et assourdie qu’elle fut, avait fini par l’emporter ».

À Brazzaville, la précédente capitale de la France Libre, le manifeste du 27 octobre 1940 avait restauré l’État de droit pour « diriger l’effort français dans la guerre », et qui « doit rendre compte aux représentants légitimes du peuple français dès qu’il lui sera possible d’en désigner librement. » Alger avec la création du CFLN et de l’Assemblée Consultative est la seconde étape. Cette renaissance de la France est donc d’abord politique. Elle est aussi militaire : Alger est la tête de pont de la reconquête, par la constitution de l’Armée de la victoire, agrégeant la France Libre et l’armée d’Afrique, et qui sera décisive pour la victoire finale, en Corse, en Italie derrière le général Juin, puis par le débarquement de Provence, qui, contrairement à celui de Normandie, sera celui de la France libre, en lien avec les Alliés. Au terme de ces quinze mois si cruciaux, de Gaulle peut conclure : « La politique, la diplomatie, les armes ont de concert préparé l’unité. Il faut, maintenant, rassembler la Nation dès qu’elle sortira du gouffre. Je quitte Alger pour Paris. »

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