ÉLABORER LA CONSTITUTION DE LA Ve RÉPUBLIQUE
UN PROCESSUS RAPIDE, MAIS CONCERTÉ

par Frédéric Fogacci,
Directeur des études et de la recherche à la Fondation Charles de Gaulle

Le général de Gaulle et René Cassin, le 8 août 1958

Voici 65 ans, un groupe de responsables politiques et de hauts-fonctionnaires s’apprêtait à renoncer aux vacances d’été, et sans doute à suivre la coupe du monde de football en Suède (au cours de laquelle la France de Kopa et Fontaine devait d’ailleurs brillamment s’illustrer, finissant 3e de la compétition). Une tâche impérieuse les retenait : écrire une nouvelle Constitution pour la France. Ce travail, entamé lors des premiers échanges entre le général de Gaulle et les responsables politiques, à la toute fin du mois de mai 1958, devait s’achever au début du mois de septembre : présenté le 4 aux Français par le Général, place de la République, le texte était ratifié à une large majorité (82%) par référendum, le 28. Que l’on compare : de la proclamation de la IIIe République, le 4 septembre 1870, aux débuts de sa mise en place, par l’amendement Wallon, le 30 janvier 1875, il ne fallut pas moins de quatre années pour parvenir non à une Constitution, mais à des textes constitutionnels, amendés par la suite par la pratique des institutions (Constitution Grévy de 1879, affirmation du Sénat, etc.). En quatre mois, les hommes et les femmes de 1958 mirent au point un édifice constitutionnel dont la durée (65 ans à ce jour) devrait, d’ici quelques mois, dépasser celle de l’œuvre de leurs grands aînés. Bien entendu, ce texte de 1958 a ensuite été amendé, par la pratique et par la querelle des interprétations qu’il a pu susciter, d’abord, par la volonté des Français, consultés par référendum, ensuite, par le vote des assemblées réunies en congrès enfin.

Pour en revenir aux origines, il y a donc 65 ans, cette constitution et le travail d’élaboration qui l’a accompagnée se heurtent aujourd’hui à des critiques récurrentes, et souvent de moins en moins honnêtes qui rendent le retour aux archives nécessaire. Pour résumer, ce texte est parfois vu comme la résultante d’un coup d’Etat lié aux évènements d’Algérie, imposé aux responsables politiques de l’époque par le général de Gaulle, et écrit suivant sa seule vision, à tel point que l’on a pu parler de constitution « sur mesure », d’un « costume » que de Gaulle aurait, profitant de la situation, défini pour lui et lui seul, frappant ses successeurs d’une forme de délégitimation progressive. On connaît l’important travail dirigé par Didier Maus visant à publier les documents préparatoires au texte de 1958. Les témoignages collectés dès les années 1970 par la revue Espoir les complètent utilement, et donnent des éléments de réponse, sinon nouveaux, du moins un peu oubliés. Ceux-ci, comme souvent quand on fait un travail d’histoire, ne vont pas dans le sens d’une interprétation simple et satisfaisante, mais permettent plutôt de rattacher la créatione de la Ve République à la fois à la complexité du contexte de l’été 1958 et à la vision historique de long terme du Général. Reprenons quelques points.

1) Une Constitution nouvelle voulue par le Général et par lui seul ?

Inauguration des travaux avec Paul Reynaud, le 29 juillet 1958

Cette hypothèse est cohérente avec la ligne que de Gaulle suit tout au long de la IVe République, à vrai dire dès le discours de Bayeux de juin 1946. Incapable de peser véritablement sur les travaux de l’Assemblée constituante de 1945, faute de députés ralliés à sa cause, faute également, sans doute, de vision institutionnelle fixée (la lecture de manuels de droit constitutionnel occupe son quotidien après son départ du pouvoir, le 20 janvier 1946), de Gaulle n’en perçoit pas moins la centralité de la question des institutions, dont le processus de décision dépend. Et de fait, le programme du Rassemblement du Peuple français (RPF) fait d’une révision constitutionnelle le préalable à tout redressement du pays : c’est pourquoi, après l’échec des législatives de 1951, celui-ci se disperse peu à peu. L’attitude de De Gaulle en mai 1958 est pleinement cohérente avec cette ligne directrice : conditionner sa venue au pouvoir et plus largement le règlement de la question algérienne à un changement constitutionnel, ce que le vote du 3 juin autorise.

Mais précisément, si ces pouvoirs constituants sont donnés à de Gaulle, bref, si la IVe République accepte de se saborder, c’est que certaines de ses figures politiques majeures considèrent elles-mêmes le régime comme définitivement frappé d’impuissance et donc condamné. Dès la fin 1957, Pierre Mendès France annonce « le dernier hiver du Régime », tandis que Félix Gaillard tente, en vain, de faire passer une réforme institutionnelle imposant la « motion de censure constructive », sur le modèle allemand, et rendant donc plus difficile de faire tomber les gouvernements, afin de pallier l’instabilité ministérielle endémique de la IVe. La crise de mai 1958 précipite donc une crise institutionnelle structurelle de la IVe République plus qu’elle ne la crée. Félix Gaillard ne déclarait-il pas, à l’automne 1957, qu’il n’existait plus « aucune majorité pour aucune politique en Algérie » ?

C’est donc aussi cette volonté de réforme de la IVe République qui donne naissance à la Ve République, et qui explique la confiance faite à de Gaulle. Un homme symbolise cette continuité : Jérôme Solal-Céligny, ancien résistant, conseiller d’Etat. Début 1956, à la demande de Guy Mollet, il propose, dans une note de 16 pages, « un catalogue sommaire des mesures destinées à renforcer l’exécutif ». En mai 1958, membre du cabinet de Michel Debré, il est, avec Raymond Janot et Jean Mamert, l’un des hauts-fonctionnaires dont le rôle est le plus crucial dans l’écriture de la Constitution (cf. Témoignage de Raymond Janot ci-dessous) : il existe une évidente continuité entre son travail de 1956 et celui, très dense et épuisant, auquel il se livre deux ans et demi plus tard.

Bref, la volonté de changer de constitution nait, en mai 1958, d’une rencontre entre les nécessités du moment (l’affaire algérienne), la vision du Général, et une volonté quasi générale de changement institutionnel pour permettre au Gouvernement d’agir.

2) Une constitution définie par le Général ?

Michel Debré présentant la nouvelle Constitution

« Pourquoi voulez-vous qu’à 67 ans j’entame une carrière de dictateur ? ». Derrière la célèbre formule que chacun retient, le Général engage, dans la dernière décade de mai 1958, une négociation serrée avec les hommes clés du Régime : le Président, René Coty, qui pèse en faveur d’une solution « gaullienne » à la crise, et les présidents d’Assemblée, Gaston Monnerville et André Le Troquer, que de Gaulle rencontre avant son investiture, qui finissent par y consentir. Le 31 mai, le Général reçoit à l’Hôtel La Pérouse les principaux chefs de parti, et leur expose ses principales vues en matière institutionnelle. C’est au terme de ce processus qu’intervient le vote du 3 juin, l’autorisant à une large majorité à soumettre aux Français par référendum un nouveau projet de Constitution (en dépit de l’opposition des communistes et de figures comme Pierre Mendès France, François Mitterrand ou Edouard Daladier). Enfin, le témoignage de Michel Debré reproduit ci-dessous est à cet égard édifiant, le processus constitutionnel ne nait pas des seuls échanges entre le Général et son légiste, le Garde des Sceaux, Michel Debré, mais suit un double processus d’élaboration et de validation.

D’abord, sur la base des orientations générales définies avec le Général, Debré travaille avec un groupe de spécialistes de Droit constitutionnel, qui propose des ébauches de rédaction : il s’agit d’un très lourd travail, pour lequel un petit groupe de conseillers d’Etat travaille nuit et jour, dans une situation de quasi-réclusion (De Gaulle les « enferme » au château de La Celle-Saint-Cloud, dans un environnement quasi-monacal, afin d’accélérer le travail préparatoire). Le fruit de ce travail est soumis à un comité interministériel dans lequel siègent les ministres d’Etat, Louis Jacquinot, Guy Mollet, Pierre Pflimlin, Félix Houphouët-Boigny et Antoine Pinay : en dehors des communistes, les principales forces politiques, de droite et de gauche, sont donc représentées. C’est dans ce cadre que sont faites certaines recommandations politiques, sur l’organisation de la communauté, sur laquelle Félix Houphouët-Boigny imprime sa marque, ou sur l’organisation des pouvoirs. Ainsi, le fameux article 49 alinéa 3, absent du projet initial, est introduit sur les conseils de Guy Mollet, premier secrétaire de la SFIO, qui a eu à gérer la crise algérienne, en 1956, à la tête d’un gouvernement divisé soutenu par une majorité indisciplinée, et qui insiste pour que soit mis en place cet outil de « rationalisation du parlementarisme ».

Enfin, le fruit de ces travaux, le « Cahier rouge », est soumis à compter de la fin du mois de juillet à une troisième instance de contrôle, le Comité consultatif constitutionnel, composé de députés et de sénateurs de tous bords (à l’exception des communistes) et de 13 personnalités compétentes (juristes, autorités syndicales ou religieuses), et présidé par Paul Reynaud. Le Général retrouve en ces circonstances son ancien mentor des années 1930, et son chef de Gouvernement de juin 1940. C’est lors de son audition, le 8 août 1958, que de Gaulle définit ce qui constitue selon lui la clé de voûte du Régime : le principe de responsabilité, à tout le moins le fait que l’organisation des pouvoirs publics, en situation de crise, donne au Président les moyens d’agir, et le saisisse donc de cette responsabilité. L’effondrement de 1940 est interprété comme une crise institutionnelle, une incapacité de l’Etat à agir, à réagir car personne n’est alors placé en position de prendre les commandes et d’assumer les responsabilités de l’action.

Le texte, débattu et amendé par le comité consultatif, est présenté par De Gaulle aux Français le 4 septembre 1958.

3) Une Constitution « sur mesure » pour le général de Gaulle ?

Affiche politique diffusée en amont du référendum de 1958

Le texte de 1958 est-il dès lors élaboré de manière à satisfaire les vues institutionnelles du Général ? Existe-t-il un lien direct entre le discours de Bayeux (juin 1946) et le texte proposé aux Français ? Le témoignage ci-joint de Jacques Boitreaud propose de distinguer le « nécessaire » et le « contingent », dans le texte de 1958. De fait, de Gaulle impose une partie de ses vues, en renforçant la stabilité de l’exécutif, et imposant une rationalisation de l’activité parlementaire qui écarte le spectre du régime d’Assemblée. Dans une célèbre intervention devant le conseil d’Etat, Michel Debré présentera la constitution de 1958 comme celle qui « établit » le régime parlementaire en France, qu’il distingue du régime d’Assemblée, et du régime présidentiel : le président de la République devient, selon ses termes, la « clé de voûte » du système. L’article 3 stipule que « la souveraineté appartient au peuple français qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » : par ce biais, de Gaulle réhabilite une pratique référendaire elle aussi décriée par la tradition républicaine. Certaines dispositions, comme l’incompatibilité entre le mandat parlementaire et un poste ministériel, aujourd’hui bien oubliée, ou la facilitation du droit de dissolution, mobilisent l’attention à l’époque et suscitent des réticences au Comité consultatif constitutionnel, soucieux de ne pas trop affaiblir la fonction parlementaire. La création du Conseil constitutionnel prive également l’Assemblée de cette fonction de contrôle de constitutionnalité, auparavant l’apanage de la commission des lois. Mais l’un des grands acquis du texte est de définir le cadre de la Communauté française, cadre évolutif qui, s’il crée des domaines communs, prépare l’accession des Etats africains à l’indépendance.

Pourtant, plusieurs points sont laissés de côté. La réforme du Sénat, évoquée dans le texte de Bayeux, est reportée, la recherche d’un équilibre avec une institution dont les intérêts sont fermement défendus par son Président, Gaston Monnerville, étant indispensable. La question de l’élection du président de la République est tranchée par la définition d’un collège électoral « large » d’élus locaux : pour diverses raisons, la question du suffrage universel est encore prématurée, tant elle se heurte à la tradition républicaine du XIXe siècle (la seule élection au suffrage universel, celle de décembre 1848, ayant placé Louis-Napoléon Bonaparte à la Présidence) et à la difficulté de l’incarner dans le cadre de la Communauté pensé comme évolutif. Enfin, la question du mode de scrutin n’est pas constitutionnalisée, les grands chefs politiques ayant pesé en ce sens, contre Michel Debré. Pourtant, de Gaulle s’engage en faveur d’un mode de scrutin destiné à dégager une majorité : comme le fait observer Georges Bergougnous, cette disposition, qui n’est pas jugée centrale en 1958, devient rapidement un pilier du régime, notamment car elle favorise, à la surprise générale, un large renouvellement de la classe politique lors des législatives des 23 et 30 novembre 1958 (au cours desquelles François Mitterrand et Pierre Mendès France sont battus).

Enfin, ce texte, comme chaque texte constitutionnel dans notre histoire, sera modelé par les pratiques et les interprétations. Ainsi, pour de nombreux partisans du texte, l’article 20, selon lequel le chef du Gouvernement « détermine et conduit la politique de la Nation », constitue un verrou essentiel, qui renvoie le Président à une dimension d’incarnation, la stature et l’autorité du général de Gaulle étant nécessaires pour régler l’affaire algérienne. Le Général lui-même ne dissipe pas cette interprétation, affirmant devant le Comité consultatif, le 8 août, que le Premier ministre ne peut être révoqué par le Chef de l’Etat : la pratique sera différente, Charles de Gaulle se réservant le choix, en 1962 comme en 1968, de changer de Premier ministre sans que celui-ci soit mis en minorité à l’Assemblée.

Bref, ce retour par les archives et par les témoignages permet de rappeler quelques points simples :

  • Le texte de 1958, élaboré dans un contexte de crise, relève malgré tout d’un compromis entre plusieurs réformismes institutionnels : la vision gaullienne n’est pas la seule à entrer en ligne de compte, même si beaucoup de ses préconisations marquent le texte. La Ve République a aussi été voulue par des praticiens de la IVe République qui ne supportaient plus son impuissance, et souhaitaient restaurer la capacité d’action publique.
  • Ce texte, quoiqu’élaboré dans l’urgence, a été l’objet d’une procédure de contrôle et de compromis républicains divers et variés. La rationalisation du parlementarisme a pu apparaître à l’époque comme un acquis au moins aussi important que le renforcement de la fonction présidentielle.
  • Enfin, le texte de 1958 a constitué une base laissant ouvertes plusieurs interprétations possibles. C’est ensuite le général de Gaulle qui a « modelé » ces institutions, le contexte (fin du conflit algérien, mise en place de la dissuasion) y aidant.
X