Dès qu’il comprend que mon retour est autre chose qu’un épisode, le Chancelier demande à me voir. C’est à Colombey-les-deux-Églises que je le reçois, les 14 et 15 septembre 1958. Il me semble, en effet, qu’il convient de donner à la rencontre une marque exceptionnelle et que, pour l’explication historique que vont avoir entre eux, au nom de leurs deux peuples, ce vieux Français et ce très vieil Allemand, le cadre d’une maison familiale a plus de signification que n’en aurait le décor d’un palais. Ma femme et moi faisons donc au Chancelier les modestes honneurs de La Boisserie.

Me voici en tête à tête avec Konrad Adenauer. Tout de suite, il me pose la question de confiance. « Je viens à vous », me dit-il, « parce que je vous considère comme quelqu’un qui est en mesure d’orienter le cours des événements. Votre personnalité, ce que vous avez fait déjà au service de votre pays, enfin les conditions dans lesquelles vous avez repris le pouvoir, vous en donnent les moyens. Or, nos deux peuples se trouvent, l’un par rapport à l’autre, actuellement et pour la première fois, dans une situation qui leur permet de placer leurs relations sur des bases entièrement nouvelles, celles d’une cordiale coopération. Certes, les choses ne sont pas, pour le moment, en mauvaise voie à cet égard. Mais ce qui a été fait déjà dans le bon sens n’a tenu qu’à des circonstances, extrêmement pressantes il est vrai, mais passagères à l’échelle de l’Histoire : la défaite du côté allemand, la lassitude du côté français. Il s’agit maintenant de savoir si quelque chose de durable va être réalisé. Suivant ce que, personnellement, vous voudrez et ferez, la France et l’Allemagne pourront, ou bien vraiment s’entendre pour un long avenir, à l’immense bénéfice de toutes deux et de l’Europe, ou bien rester mutuellement éloignées et, par-là, vouées à s’opposer encore pour leur malheur. Si le rapprochement réel de nos pays est dans vos intentions, laissez-moi vous dire que je suis résolu à y travailler avec vous et que j’ai moi- même, à cet égard, certaines possibilités. Il y a, en effet, onze ans que j’exerce les fonctions de Chancelier et, malgré mon grand âge, je pense pouvoir le faire encore quelque temps. Or, le crédit qui m’est accordé et, d’autre part, mon passé, au cours duquel je n’ai eu pour Hitler et ses gens que réprobation et mépris et reçu d’eux que sévices infligés à moi-même et aux miens, me mettent à même de conduire dans le sens voulu la politique de l’Allemagne. Mais vous ? Quelle direction comptez-vous donner à celle de la France ? »

Je réponds au Chancelier que si nous sommes tous deux ensemble dans ma maison c’est parce que je crois le moment venu pour mon pays de faire, vis-à-vis du sien, l’essai d’une politique nouvelle. La France, après les terribles épreuves déchaînées contre elle, en 1870, en 1914, en 1939, par l’ambition germanique, voit en effet l’Allemagne vaincue, démantelée et réduite à une pénible condition internationale, ce qui change du tout au tout les conditions de leurs rapports en comparaison du passé. Sans doute le peuple français ne peut-il perdre le souvenir de ce qu’il a souffert jadis du fait de son voisin d’outre-Rhin et négliger les précautions qui s’imposent pour l’avenir. J’avais, d’ailleurs, avant la fin des hostilités, envisagé que, de notre fait, ces précautions devraient être prises matériellement et sur le terrain. Mais, étant donné, d’une part la dimension des événements accomplis depuis lors et la situation qui en résulte pour l’Allemagne, d’autre part la tournure des choses et l’orientation des esprits en République fédérale grâce à l’action menée par le Gouvernement de Konrad Adenauer, enfin l’intérêt primordial que présenterait l’union de l’Europe, union qui exige avant tout la coopération de Paris et de Bonn, j’estime qu’il faut tenter de renverser le cours de l’Histoire, de réconcilier nos deux peuples et d’associer leurs efforts et leurs capacités.

Cela dit, Adenauer et moi en venons à considérer com- ment y parvenir dans la pratique. Nous nous accordons aisé- ment sur ce principe qu’il y a lieu, non point de confondre les politiques respectives des deux pays, comme avaient prétendu le faire les théoriciens de la C.E.C.A., de l’Euratom, de la Communauté européenne de Défense, mais au contraire de reconnaître que les situations sont très différentes et de bâtir sur cette réalité. Suivant le Chancelier, ce que l’Allemagne, abaissée et hypothéquée, se risque à demander à la France, c’est de l’aider à retrouver au- dehors la considération et la confiance qui lui rendront son rang international, de contribuer à sa sécurité en face du camp soviétique, notamment pour ce qui concerne la menace qui plane sur Berlin, enfin d’admettre son droit à la réunification. Pour ma part, je fais observer au Chancelier, qu’en regard de tant de requêtes, la France, elle, n’a rien à demander à l’Allemagne aux points de vue de son unité, de sa sécurité, de son rang, tandis qu’elle peut, assurément, favoriser le rétablissement de son séculaire agresseur. Elle le fera avec quel mérite ! au nom de l’entente à construire entre les deux peuples, ainsi que de l’équilibre, de l’union et de la paix de l’Europe. Mais, pour que le soutien qu’elle apporte se justifie, elle entend que, du côté allemand, certaines conditions soient rem- plies. Ce sont l’acceptation des faits accomplis pour ce qui est des frontières, une attitude de bonne volonté pour les rapports avec l’Est, un renoncement complet aux armements atomiques, une patience à toute épreuve pour la réunification.

Je dois dire que, sur ces points, le pragmatisme du Chancelier s’accommode de ma position. Si dévoué qu’il soit à son pays, il n’entend pas faire de la révision des frontières l’objet actuel et principal de sa politique, sachant bien, qu’à poser la question, il n’obtiendrait des Russes et des Polonais qu’alarmes et fureurs redoublées et, des Occidentaux, que malaise réprobateur. Quelles que puissent être l’hostilité sans faille qu’il porte au régime communiste et la crainte que lui inspire l’impérialisme de Moscou, il n’exclut nullement la perspective d’un modus vivendi. « Dès 1955 », me fait-il remarquer, « je suis allé officiellement en visite au Kremlin et j’étais alors, de tous les Chefs d’État ou de Gouvernement occidentaux, le premier qui s’y rendît depuis la guerre ». Il nie catégoriquement que l’Allemagne ait l’intention de posséder des bombes atomiques et mesure les dangers que courrait immédiatement la paix s’il en était autrement. Bien qu’il souhaite de toute son âme qu’un jour il n’y ait plus qu’un seul État allemand et que soit mis un terme à l’oppression totalitaire que les communistes imposent, pour le compte des Soviets, à ce qu’il appelle « la Zone », je crois apercevoir chez ce Rhénan catholique et chef d’un parti de démocrates traditionnels l’idée, qu’éventuellement, l’actuelle République fédérale pourrait éprouver quelque malaise en s’incorporant, de but en blanc, le complexe prussien, protestant et socialiste des territoires séparés. En tout cas, il convient que, s’il s’agit là d’un but auquel l’Allemagne ne renoncera jamais, on doive se garder de fixer une limite aux délais.

Nous traitons longuement de l’Europe. Pour Adenauer, non plus que pour moi, il ne saurait être question de faire disparaître nos peuples, leurs États, leurs lois, dans quelque construction apatride, quoiqu’il admette avoir tiré, au profit de l’Allemagne, de solides avantages de la mystique de l’intégration et que, pour cette raison, il garde à ses protagonistes français, tels Jean Monnet et Robert Schuman, de la reconnaissance pour leurs cadeaux. Mais, étant Chancelier d’une Allemagne vaincue, divisée et menacée, il penche naturellement vers une organisation occidentale du Continent, qui assurerait à son pays, avec l’égalité des droits, une influence éminente, qui lui apporterait, face à l’Est, un soutien considérable et qui, par son existence même, encouragerait les États-Unis à rester présents en Europe et à maintenir ainsi leur garantie à l’Allemagne fédérale. Or, à cette garantie, Adenauer tient absolument, parce que, dit-il : « du fait qu’elle procure au peuple allemand sa sécurité et qu’elle le met en bonne compagnie, elle le détourne de l’obsession d’isolement et de l’exaltation de puissance qui, naguère, pour son mal- heur, l’avaient entraîné vers Hitler ».

J’indique à Adenauer que la France, du strict point de vue de son intérêt national et par profonde différence avec l’Allemagne, n’a pas, à proprement parler, besoin d’une organisation de l’Europe occidentale, puisque la guerre ne lui a fait perdre ni sa réputation, ni son intégrité. Cependant, elle vise au rapprochement pratique et, si possible, politique de tous les États européens parce que, pour elle, le but à atteindre c’est l’apaisement et le progrès général. En attendant et à condition que sa personnalité n’en soit pas atteinte, elle va tenter la mise en œuvre du traité de Rome et, en outre, compte proposer aux Six de se concerter régulièrement sur toutes les questions politiques qui sont posées à l’univers. Pour ce qui est de la Communauté économique européenne, les difficultés viendront, à mesure, du problème de l’agriculture dont il est nécessaire à la France qu’il soit résolu, et de la candidature anglaise qu’elle estime devoir écarter tant que la Grande-Bretagne demeurera économiquement et politiquement ce qu’elle est. Sur ces deux points, le Gouvernement français doit pouvoir compter sur l’accord du Gouvernement allemand, faute de quoi l’union réelle des Six ne serait pas réalisable. « Personnellement, me déclare le Chancelier, « je comprends fort bien vos raisons. Mais, en Allemagne, on est en général défavorable au Marché commun agricole et désireux que satisfaction soit donnée à l’Angleterre. Pourtant, comme rien n’est, suivant moi, plus important que de réussir l’union des Six, je vous promets d’agir pour que les deux problèmes dont vous parlez n’empêchent pas de la faire aboutir. Quant à l’idée d’amener nos partenaires à des entretiens politiques réguliers, j’y suis, d’avance, tout acquis ».

Au sujet du Pacte Atlantique, j’assure mon interlocuteur que nous, Français, trouvons tout naturel que la République fédérale y adhère sans restriction. Comment, d’ailleurs, ferait-elle autrement ? En cette époque de bombes atomiques et tant que les Soviets la menacent, il lui faut, évidemment, la protection des États-Unis. Mais, à cet égard comme à d’autres, la France n’est pas dans les mêmes conditions. Aussi, tout en continuant d’appartenir à l’alliance de principe, prévue, en cas d’agression adverse, par le traité de Washington, compte-t-elle sortir, un jour ou l’autre, du système de l’O.T.A.N. et d’autant plus qu’elle-même va se doter d’armements nucléaires auxquels l’intégration ne saurait être appliquée. Par- dessus tout, l’indépendance politique, qui répond à la situation et aux buts de mon pays, lui est indispensable pour survivre dans l’avenir. A son tour, le Chancelier allemand m’entend lui expliquer pourquoi. « Le peuple français », lui dis-je, « avait, pendant des siècles, pris l’habitude d’être le mastodonte de l’Europe et c’est le sentiment qu’il avait de sa grandeur, par conséquent de sa responsabilité, qui maintenait son unité, alors qu’il est par nature, et cela depuis les Gaulois, perpétuellement porté aux divisions et aux chimères. Or, voici que les événements, je veux dire son salut à l’issue de la guerre, de fortes institutions, la gestation profonde de l’univers, lui offrent la chance de retrouver une mission internationale, faute de laquelle il se désintéresserait de lui-même et irait à la dislocation. D’ailleurs, je pense que chaque peuple du monde, y compris l’Allemagne, aurait, en fin de compte, beaucoup à perdre et rien à gagner à la disparition de la France. Tout ce qui porte mon pays au renoncement est donc pour lui le pire danger et, pour les autres, un risque grave ». « Je le crois, moi aussi », répond Adenauer, « et c’est vraiment de tout cœur que je me félicite d’assister au redressement mondial de la France. Mais permettez-moi de penser que le peuple allemand, bien que ses démons ne soient pas les mêmes que ceux du peuple français, a également besoin de sa dignité. Vous ayant vu et entendu, j’ai confiance que vous voudrez bien l’aider à la recouvrer ». En conclusion de nos entretiens, nous décidons de faire en sorte que nos deux établis- pays sent entre eux, dans tous les domaines, des rapports directs et préférentiels et ne se bornent pas à figurer parmi les autres dans des organismes où s’efface leur personnalité. Tous deux, nous resterons, désormais, en contact personnel étroit.

Mémoires d’espoir, tome 1, pp. 184-190

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