SOIXANTE ANS APRÈS : LE TRAITÉ DE L’ÉLYSÉE,
« NŒUD GORDIEN » DE LA RELATION FRANCO-ALLEMANDE

Par Arnaud Teyssier
Président du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle

Et Frédéric Fogacci
Directeur des études et de la recherche de la Fondation Charles de Gaulle

La célébration cette année des soixante ans du traité de l’Elysée est l’occasion de retracer une période très singulière, sans doute éphémère, de la relation bilatérale, mais pourtant fondatrice, qui vit converger de manière décisive les intérêts stratégiques de la France et ceux de l’Allemagne de l’Ouest. Cette marche en avant est portée par deux géants du XXe siècle, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, deux hommes différents tant par leur formation que par leur vision de l’Europe, mais appartenant tous deux à une génération durement marquée par le conflit franco-allemand et, à ce titre, convaincus que seul le rapprochement entre les deux pays pouvait à la fois pacifier l’Europe et lui permettre d’aller de l’avant. Certes, les symboles ne font pas tout : le traité de l’Elysée, signé le 22 janvier 1963, porte en lui-même les limites du rapprochement. En effet, peu après, le Bundestag imposera le fameux « préambule » qui, en rappelant l’attachement de la RFA à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, ainsi qu’au au primat de l’OTAN pour assurer la sécurité du pays, vitrifiera une large partie de l’ambition gaullienne. Comme le montrent les travaux de Carine Germond, les années qui suivent sont difficiles et décevantes, la relation de Gaulle-Erhard étant même franchement mauvaise. L’élan ne sera pas vraiment retrouvé avant les années Giscard-Schmitt. Pourtant, c’est bien la période de Gaulle-Adenauer qui définit le cadre du dialogue franco-allemand, fait naître une forme de bilatéralisme institutionnalisé, d’échange constant, presque quotidien qui, pour être parfois décevant, est sans doute le vrai ciment du « couple ».

La question de la frontière franco-allemande est, à n’en pas douter, la grande affaire de la vie militaire et, pour une large part, de la vie politique de Charles de Gaulle. Beaucoup de lignes de force de sa vision pour la France s’y rapportent, depuis son obsession d’une armée moderne et capable de se projeter jusqu’à sa volonté de moderniser, à marche forcée, notre économie afin que celle-ci bénéficie pleinement de notre entrée dans le Marché commun. Hervé Gaymard évoque la « face allemande d’une vie française », dans sa récente réédition de La Discorde chez l’ennemi, premier ouvrage que de Gaulle consacre aux causes de la défaite allemande : sa longue captivité pendant la Première guerre mondiale, nourrie de la lecture régulière de la presse allemande, a donné au futur général une appréhension très fine et précise des équilibres et des enjeux de pouvoir en Allemagne. Cependant, puisque « la carte de France révèle notre fortune », selon la formule qui ouvre Vers l’armée de métier (1934), l’exposition géographique de la France au danger allemand commande également de trouver une solution durable : c’est ce qui inspire au Général la stratégie de réconciliation dans un cadre européen qu’il commence à mûrir dès 1944, mais qui arrive à maturité en 1958. Les initiatives liées à la Ve République disent également beaucoup sur cette volonté de regarder l’Allemagne les yeux dans les yeux et l’influence qu’elle a eue sur la refondation globale des débuts de la Ve : comme le souligne Jean-Marc Boegner, la rencontre avec Adenauer, le 14 septembre 1958, l’acceptation du traité de Rome à la date prévue et la mise en œuvre du Plan Rueff, vaste projet de refondation économique, participent de la même impulsion. Retraçons ici les étapes qui conduisent à la « lune de miel » franco-allemande de l’année 1962, prélude au traité de l’Elysée : celui-ci vient de loin, mais aussi de près – à la fois du contexte immédiat de l’année 1962 et d’une vision stratégique de très long terme portée par le Général.

La « face allemande d’une vie française ».

Pour un Français né comme Charles de Gaulle en 1890, la question allemande est nécessairement centrale : issu de la « génération d’Agathon », fils d’un ardent patriote ayant participé aux combats de 1870 comme volontaire au sein des gardes mobiles de la Seine, de Gaulle se destine rapidement à une carrière militaire, vocation pourtant absente dans son entourage familial. Dans un de ses écrits de jeunesse, Campagne d’Allemagne, écrit à 15 ans, il s’imagine en chef des armées françaises, à la tête de « 200 000 hommes et de 518 canons », menant une guerre de revanche qu’il situe modestement en l’année 1930. Son parcours militaire est pleinement cohérent avec cette ambition : sorti de Saint-Cyr en 1912, bien classé (13e), il fait le choix de demander une affectation au 33e régiment d’infanterie à Arras, sous les ordres du colonel Pétain, alors que le choix des colonies lui aurait assuré une progression de carrière bien plus rapide et se serait avérée plus rémunératrice. De Gaulle veut être là où se joue alors, selon lui, la sécurité du pays.

Qu’à cela ne tienne, après des combats acharnés et une blessure au pont de Dinant, de Gaulle est capturé le 2 mars 1916, près de Douaumont, au cœur de la bataille de Verdun. Cette captivité, qui lui « laboure l’âme », est aussi l’occasion de découvrir, entre deux tentatives d’évasion, l’Allemagne et sa culture à travers des lectures intensives de classiques allemands (Von Bernhardi, L’Allemagne et la prochaine Guerre), mais aussi de la presse, qu’il lit attentivement avant de gratifier ses camarades d’infortune de conférences sur l’avancement du conflit. La Discorde chez l’ennemi, son premier ouvrage, paru en 1924, se nourrit de ces lectures. Il témoigne d’une compréhension très fine du fonctionnement de l’Etat outre-Rhin, et du rapport entre celui-ci et le pouvoir militaire, l’ascendant pris par ce dernier ayant conduit à la défaite finale du Reich. De cette époque, de Gaulle conserve également une pratique active de l’allemand, qu’il lit couramment. On ne saurait évidemment dire assez combien, dans les années 1930, ses avertissements face au retour du militarisme allemand impriment leur marque à son œuvre et à son effort en faveur de la modernisation de l’armée française. Les travaux de Jean-Paul Thomas ont montré cette concomitance entre l’irruption hitlérienne de 1933 et les efforts que de Gaulle déploie, en lien avec certains journalistes comme André Pironneau, pour alerter l’opinion et les décideurs français au sujet de l’effort de restructuration technologique, mais aussi stratégique de l’armée allemande par le régime nazi, et son caractère à terme expansionniste.

Le plus important réside sans doute dans la vision que de Gaulle élabore progressivement, alors que la fin de la guerre se profile, quant au sort de l’Allemagne. Deux éléments interviennent. D’abord, sa vision géostratégique se met en place. Après avoir envisagé, en décembre 1944, la reconstitution d’une classique alliance de revers négociée à Moscou, le Général change d’avis : il convient plutôt de contrôler la reconstitution de l’Allemagne et de limiter sa militarisation. C’est pourquoi la question de l’isolement de la Sarre lui semble importante, au point d’envisager un temps l’internationalisation de la région. Mais surtout, sa visite le long du Rhin, en octobre 1945, de Sarrebruck à Fribourg, le confronte aux décombres et aux ruines, mais aussi à un peuple se relevant d’une terrible défaite. Dans les Mémoires de Guerre, il cite à dessein ce message d’Himmler, alors condamné : « le seul chemin qui puisse mener votre peuple à la grandeur et à l’indépendance, c’est celui de l’entente avec l’Allemagne voisine. Proclamez-le tout de suite. Si vous dominez l’esprit de vengeance, si vous saisissez l’occasion que l’histoire vous offre aujourd’hui, vous serez le plus grand homme de tous les temps ». Et de Gaulle, conscient du caractère en partie opportuniste de l’initiative de l’ancien Reichsführer SS essayant de sauver sa tête, de conclure pourtant : « Mis à part la flatterie dont s’orne à mon endroit ce message du bord de la tombe, il y a sans doute du vrai dans l’aperçu qu’il dessine ». Dans un discours du 25 septembre 1949, le Général livrera le fond de sa pensée sur cette question : « Il y aura, ou il n’y aura pas d’Europe, selon qu’un accord sans intermédiaires sera ou non possible entre Germains et Gaulois ». C’est là une vision qui fait le lien entre le passé (dépasser la guerre) et l’avenir (provoquer une alliance directe, alors que la mise en place des systèmes d’alliance et des blocs rend cette ambition complexe).

La question allemande reste en effet indissociable du contexte de la Guerre froide. Le Pacte atlantique, puis la question de la Communauté européenne de défense, qui voit les gaullistes s’opposer à un réarmement allemand dans le cadre européen, dessinent progressivement une opposition : comme Pierre Mendès France, de Gaulle marque ses réticences face à l’Europe « fonctionnaliste » de Jean Monnet, et ne conçoit l’avenir du continent que comme le concert de nations capables de dialoguer, de coopérer, d’envisager une autonomie stratégique au-delà des clivages de la guerre froide, et de bénéficier d’un marché commun dont l’Angleterre choisit imprudemment de se désister. A cet égard, beaucoup d’observateurs, de part et d’autre du Rhin, considèrent qu’avec le retour du Général au pouvoir à la faveur de la crise de mai 1958, le traité de Rome sera, sinon dénoncé, du moins retardé dans sa mise en application, prévue pour le 1er janvier 1959. Si le doute persiste jusqu’à l’automne 1958, il n’en sera pourtant rien.

Le contexte très stratégique de l’année 1962

En effet, le rapprochement franco-allemand peut être considéré comme consubstantiel avec les débuts de la Ve République tant il s’inscrit au cœur de plusieurs séries de choix stratégiques et fondateursTout d’abord, il manifeste un choix global, celui de l’acceptation du Marché commun. Celui-ci n’est véritablement explicité que lors de la fameuse invitation lancée à Adenauer de se rendre à la Boisserie, le 14 septembre 1958 : aucun autre chef d’Etat n’y sera jamais convié. Le contact entre les deux hommes est alors essentiel, car c’est à cette occasion que le Général lève le voile sur sa volonté de voir la France jouer la carte européenne. Il ne s’agit pas, à proprement parler, de l’acte de naissance du couple franco-allemand, mais bien du duo De Gaulle-Adenauer, pourtant a priori improbable (le pragmatique Adenauer qualifie le Général de « romantique ») : celui-ci ne sera théorisé que progressivement, notamment lors de la rencontre de juillet 1960 à Rambouillet, dès lors que les ambitions européennes du Général se préciseront. Ce choix est stratégique, car il nécessite pour la France un vaste et ambitieux plan de rénovation d’une économie mise à mal par la guerre d’Algérie, mais souffrant aussi de faiblesses structurelles (faible capacité à l’export, prédominance des petites et moyennes entreprises, etc.). Le plan Rueff, que de Gaulle porte face à un gouvernement largement réticent, en est la conséquence directe : dévaluation, priorité donnée aux dépenses de fonctionnement sur les dépenses d’investissement, ébauche des grands programmes que l’Etat doit porter, dans le spatial ou l’informatique… Tout est mis en œuvre pour être au rendez-vous de l’Europe, et refuser à l’Allemagne un quelconque leadership économique. Si de Gaulle reste rétif à toute « intégration », selon ses termes, qui visent avant tout le projet fédéral de Jean Monnet (on connait son jugement lapidaire, datant de 1962, sur l’ancien Commissaire au Plan : « Il fait un excellent cognac, dommage que cela ne lui suffise pas »), l’importance du Marché commun, la volonté de promouvoir une économie française capable d’y rayonner sont donc fondamentales, mais ne se suffisent pas à elles-mêmes, car elles sont indissociables, comme toujours chez le Général, d’une vision stratégique globale.

En effet, deuxième choix essentiel, l’ambition gaullienne pour l’Europe va au-delà : dans un contexte marqué par un regain de tension (crise de Berlin, de Cuba), il s’agit de définir une organisation politique pour l’Europe, que tenteront de dessiner les deux plans Fouchet. Ce faisant, le Général pose clairement ce qui restera une constante française dans la vision de la construction de l’Europe, celle de donner une impulsion politique, fondée sur le dialogue entre les Etats, et pouvant déboucher sur des positions communes dans les domaines de la défense et de la politique étrangère. On peut évidemment y voir, chez de Gaulle, le primat de la volonté politique sur la conception de « l’Europe par le droit » que le traité de Rome a commencé de construire, et qu’il réduit pour sa part au rang de « traité de commerce ». Mais dès cette époque, le Général redoute surtout de voir les institutions communautaires se muer « inévitablement et abusivement en super-Etats irresponsables », selon la formule qu’il emploie lors de son entretien avec Adenauer le 30 juillet 1960 à Rambouillet ». Sa vision de l’Europe politique vise au contraire à les « subordonner aux gouvernements et à les employer à des tâches normales de conseil et à des tâches techniques ». Pour cette reprise en main, le couple franco-allemand est fondamental, en tout cas constitue la clé de cette conception politique. Il suppose une vision commune, notamment en matière de défense, et un lien organique entre les deux pays.

Précisément, c’est ici qu’intervient le troisième choix stratégique : le rapprochement franco-allemand, le choix de l’Europe, participent d’une prise de conscience sans doute plus précoce à Paris qu’à Berlin, celle du roll-back américain, du passage progressif des Etats-Unis à la riposte graduée, qui laisserait ouverte la possibilité d’un conflit conventionnel en Europe. Pour de Gaulle comme pour celui qui sera, à compter de 1962, son premier chef d’Etat-Major des armées, le général Ailleret, la réponse évidente repose sur le développement d’une force nucléaire qui, certes, serait française (de Gaulle ayant rapidement dégagé la France des aspects militaires de l’Euratom), mais dont la grammaire d’emploi pourrait devenir européenne : en application, sinon d’une vision stratégique commune, du moins d’une communauté de destin stratégique. C’est ce que de Gaulle déclare à Adenauer lors de sa venue à Paris, le 21 janvier 1963 : « Il n’y aurait pas de chance pour la France après la chute de l’Allemagne ».

L’année 1962 est celle de tous les bouleversements. L’échec définitif du Plan Fouchet en avril donne au Général l’occasion de parler d’une « Europe des nations », lors de la célèbre conférence de presse du 15 mai. Le même mois, l’énoncé de la doctrine McNamara à Athènes et les prémisses du traité de non-prolifération nucléaire, précisé ensuite par le règlement pacifique de la crise de Cuba, dessinent un horizon stratégique contraint – c’est pourtant de cette somme d’échecs et de menaces que naît un rapprochement sincère et profond : on parle alors à Bonn d’« option pour Paris ». Comme l’espère de Gaulle, « nous allons faire à deux ce que les Belges et Hollandais nous ont empêchés de faire à six ». Présent à l’Elysée le 2 juin, Adenauer revient un mois plus tard, pour une visite d’une semaine marquée par la très symbolique cérémonie dans la cathédrale de Reims, et le défilé militaire commun au Camp de Mourmelon, au cours duquel de Gaulle joint ses deux mains pour célébrer des armées « unies comme les deux doigts de la main ».

Un mois plus tard, de Gaulle est en Allemagne, pour une visite longue et approfondie, au cours de laquelle il veut s’adresser non pas aux autorités allemandes, mais au peuple allemand : à la jeunesse, lors du fameux discours de Ludwigsbourg, mais aussi au monde ouvrier (discours à l’Usine Thyssen, le 6 septembre), ou aux officiers, dans une intervention moins connue devant l’Ecole de Guerre, le 7 septembre. Ces derniers textes sont pourtant riches d’enseignements : il exprime la confiance française devant la puissance industrielle de l’Allemagne (« Ce qui se produit dans des usines-modèle comme celle-ci n’éveille plus dans mon pays que sympathie et satisfaction »), mais pose également les bases d’un rapprochement stratégique (« la coopération organique de nos armées en vue d’une seule et même défense est donc essentielle à l’union de nos deux pays »), et même d’une coopération en matière d’armements (« La France et l’Allemagne pourront d’autant mieux s’assurer des moyens de la puissance qu’elles conjugueront leurs possibilités »). A terme, on voit bien se dessiner les ambitions gaulliennes : reprendre en bilatéral les ambitions inabouties du Plan Fouchet, mettre en place un dialogue organique, institutionnalisé, entre les deux pays, contribuant à définir une grammaire commune, notamment dans le domaine des relations internationales, enfin, rapprocher les peuples, ce qui conduira notamment au projet de l’Office franco-allemand pour la jeunesse.

Quinze jours après le retour de De Gaulle, le Quai d’Orsay transmet à ses homologues allemands un protocole, que des questions de compétence des Länder transforment en projet de traité : la réponse allemande, longue à parvenir, est pourtant satisfaisante. Ce traité, fait rarissime, ne comprend aucune clause de résiliation.

Comment interpréter le relatif échec que sera le préambule imposé par le Bundestag, qui, en rappelant le primat accordé par l’Allemagne à l’OTAN et son attachement à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, vitrifie l’essentiel des ambitions gaulliennes ? Bien évidemment, la conférence de Nassau, et la proposition par Kennedy d’une Force multilatérale qui renforcerait le parapluie nucléaire américain sur l’Europe via l’OTAN, joue son rôle. On ne peut exclure qu’Adenauer ait considéré le rapprochement avec Paris comme un moyen de pression sur Washington, pour éloigner cette riposte graduée qui rendait de nouveau possible la perspective de combats conventionnels meurtriers en Europe. Notons que de Gaulle reste fidèle, pendant la fin de l’année 1962, à la parole donnée à Bonn : alors que Kennedy lui propose, après Nassau, une véritable « triplette » nucléaire franco-anglo-américaine dans l’OTAN, le Général refuse – alors qu’un tel dispositif se rapproche sans doute d’assez près de l’exigence formulée dans le mémorandum sur l’OTAN de 1958. Mais les arrière-pensées sont aussi françaises : il est hors de question pour Paris de mutualiser l’arme nucléaire elle-même, mais plutôt d’en faire la clé de voûte de la sécurité européenne, bref, de développer une Europe sous leadership français… De même, la conférence du 14 janvier 1963, par laquelle de Gaulle choisit d’opposer en personne un veto à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, pèse également.

Mais ne sous-estimons pas la volonté commune, manifeste, d’Adenauer et de De Gaulle, d’aboutir : au-delà des considérations stratégiques, il s’agit bien de régler une vieille querelle, très longue, trop longue, de créer un cadre de dialogue, et de poser les bases d’un partenariat qui, pour ne pas aplanir toutes les divergences stratégiques, finira par marquer durablement de son empreinte les responsables des deux pays. Adenauer doit d’ailleurs faire face, avant son départ pour Paris, à une pression très lourde de la commission des Affaires étrangères du Bundestag. Comme le rappelle Pierre Maillard, une fois arrivé dans la capitale, il reçoit encore plusieurs visites d’émissaires tentant de le convaincre de ne pas signer : parmi eux, Jean Monnet, qui redoute cette perspective d’une Europe en voie de découplage stratégique avec les Etats-Unis, et ne souscrit en rien à cette démarche intergouvernementale qui va à l’encontre de l’intégration qu’il appelle de ses vœux. Une fois le traité signé, le préambule posera les limites de la percée stratégique gaullienne, et la fin à venir du règne d’Adenauer.

« Comme les jeunes filles et les roses ? »

On connaît bien, peut-être trop, cette expression du Général au sujet de ce traité « qui durera ce que durent les jeunes filles et les roses ». On connaît moins la réaction d’Adenauer, qui répond en le comparant à une roseraie, « qui fleurirait aussi longtemps qu’on en prendrait soin ». Qu’en conclure, soixante ans après, alors que le traité de l’Elysée a connu une relance avec le traité d’Aix la Chapelle (2019), qui traite de coopération et d’intégration, et plus généralement alors que la relation entre la France et l’Allemagne est aujourd’hui l’objet de toutes les interrogations dans un contexte géostratégique dégradé et incertain ?

Cette histoire dit beaucoup sur la conception de l’Europe dans les deux pays, même si rien évidemment n’est resté figé. Il n’est pas innocent que le traité de Rome, signé en 1957, serve de base commune à cette histoire. Pourtant, celui-ci, à l’origine, est interprété de part et d’autre du Rhin de manière sensiblement différente. Du côté allemand, il s’agit d’une étape décisive dans la construction juridique et économique de l’Europe, déjà entamée par la déclaration Schuman de 1951 et la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Il est singulier que dans les manuels scolaires allemands, on accorde à cette date de 1951 une importance infiniment supérieure à celle qu’on lui donne en France. Cette dimension juridique et économique est assez largement absente de la vision gaullienne, pour plusieurs raisons : la foi inébranlable dans le volontarisme politique, les réticences à reconnaître une autorité à des organismes non élus, la volonté de servir une vision européenne inter-gouvernementale… De Gaulle est un européen sincère, au sens où il consent les efforts nécessaires pour que la France puisse respecter les échéances d’ouverture du marché prévues par le traité de Rome. En ce sens, l’avènement de la Ve République est une borne, l’efficacité gouvernementale est décisive pour permettre la mise en place du processus sans retard (pour cette raison, Monnet appelle d’ailleurs à voter « Oui » au projet de constitution en septembre 1958). Mais il n’est pas un européen dans l’esprit de la relance de Messine : c’est bien la vision de Jean Monnet qui s’interpose entre Paris et Bonn à l’époque et qui, d’une certaine manière, joue encore aujourd’hui. La vision d’une authentique communauté politique européenne fait ainsi partie des propositions françaises qui reviennent, de manière récurrente. On peut sans doute y voir la marque d’un héritage fondamentalement gaullien, celui de la Ve République, qui fut expressément taillée pour gérer les situations de crise.

Or, précisément, le second héritage à considérer est celui de la vision stratégique que de Gaulle promeut à l’échelle de l’Europe. Comme le fait observer Georges-Henri Soutou, tout est dit, ou presque, dès sa déclaration de septembre 1949 selon laquelle l’Europe se fera à la condition d’une alliance « sans intermédiaires » entre la France et l’Allemagne. En 1962, cet intermédiaire existait déjà et pesait de tout son poids, il s’agissait des Etats-Unis, et de l’OTAN, que l’Allemagne, mais également d’autres acteurs européens comme l’Italie, considéraient déjà comme un acteur décisif et incontournable de leur sécurité. Si Adenauer a un temps considéré cette « option » au profit de la France, contrairement à une large partie de la classe politique allemande, on peut encore aujourd’hui se demander dans quelle mesure son objectif premier n’était pas de faire pression sur Washington : en tout état de cause, devoir choisir entre Paris et Washington n’était pas une alternative envisageable. Là encore, la profonde adhésion de l’Allemagne, de ses décideurs, de ses militaires à l’Alliance atlantique est une clé, un état de fait irréfragable qui ne peut que contrarier les ambitions françaises. En effet, le concept gaullien de défense européenne, s’il a pu progresser dans certains domaines précis (les Opex, par exemple), reste pour l’essentiel une virtualité, de Gaulle ayant échoué dans sa volonté de faire de la dissuasion française sa clé de voûte. Dans ce domaine, la France semble condamnée à rejouer cette partie perdue, à porter obstinément cette ambition de défense, adossée à des projets industriels communs, portés eux-mêmes par des entreprises européanisées comme Airbus, et à échouer, toujours, à mobiliser ses partenaires, notamment outre-Rhin. L’incapacité à faire progresser des projets franco-allemands, par exemple sur l’avion du futur, en est un douloureux symbole. Il existe sur ce point un fossé culturel entre les deux pays, tracé naturellement par la dissuasion, mais aussi par des doctrines et des chaînes de commandement bien différentes. Comment faire cohabiter de manière durable l’armée du Bundestag, avant tout destinée à des missions d’interposition, et la tradition opérationnelle et expéditionnaire française ? Peut-on imaginer que la dégradation du contexte géostratégique va contraindre à poser ce débat à nouveaux frais ?

La troisième remarque porte sur la notion de « couple » franco-allemand. Si les questions économiques sont absentes du traité de l’Elysée, ce qui n’est pas anodin, de Gaulle considère néanmoins qu’il y a dans ce rapprochement un rapport de force implicite : la France doit être en mesure de dire « non » à son partenaire, et ne s’en prive d’ailleurs pas. Afin de s’allier de manière sincère, il est nécessaire de pouvoir regarder le partenaire dans les yeux : c’est l’objet et l’ambition du plan Rueff, qui vise à pousser l’économie française à un important effort de modernisation, peut-être à bousculer des acteurs économiques timorés et peu portés sur l’investissement stratégique. Mais il ne faut pas oublier que l’Etat joue un rôle majeur dans cet effort de modernisation : les grands programmes publics, qui font travailler ensemble des organismes de recherche, des directions interministérielles, comme la DMA, future DGA, des organismes comme le CNES ou le CEA définissent un modèle très spécifiquement français de libéralisme d’Etat, ou de libéralisme par l’Etat, sans grande équivalence en Allemagne. La question mérite d’être posée : cette volonté, cette nécessité de dialoguer d’égal à égal avec l’Allemagne est-elle un vecteur de modernisation pour notre économie ? Existe-t-il un « tuteur allemand », qu’il faut considérer avec prudence, tant le modèle allemand n’est pas forcément duplicable en France ? Ou, au contraire, la crise actuelle de ce modèle allemand, confronté à une double mise en cause de ses approvisionnements énergétiques et de ses débouchés stratégiques, ne pourrait-elle pas conduire à une forme de convergence qui se situerait plus à mi-chemin des deux alternatives ? Les crises forment, dans une vision gaullienne, le quotidien des démocraties, mais elles constituent aussi l’occasion de se réinventer, à condition de posséder une vision stratégique et les institutions adaptées.

On ajoutera enfin que le traité de l’Elysée a bel et bien créé, à travers le « couple », un bilatéralisme institutionnalisé, selon l’expression de Carine Germond. « Si l’on ne se mettait pas toujours d’accord, loin s’en faut, du moins tout le monde était-il parfaitement informé du point de vue de l’autre », écrit Jean-Marc Boegner, ancien conseiller diplomatique du Général, avant d’ajouter : « Les sujets de mésentente entre Français et Allemands étaient d’ailleurs assez nombreux pour qu’ils n’eussent pas l’impression, lorsque tout le monde se retrouvait à la table des négociations, de se trouver devant des solutions préfabriquées à deux ». Dans une Europe élargie, ce « couple » est sans doute bien moins directif, et moins central, dans la mesure où le centre de gravité géographique du continent bascule progressivement. Berlin est plus éloignée de la frontière française que ne l’était Bonn. Mais ce dialogue permanent, cette fluidité qui demeure, inscrit pour chacun des deux pays, sa vision, ses intérêts, dans la carte mentale, sinon dans l’inconscient de son homologue. On parle actuellement d’un changement de génération, avec de nouveaux dirigeants qui se sentiraient très libres à l’égard de ce passé et donc de la dissymétrie franco-allemande qui en résulterait. Pour autant, le postulat de De Gaulle ne reste-t-il pas valable ? Quelle alternative au couple franco-allemand peut-on imaginer pour ancrer l’Union européenne dans la durée ? Cette entente reste sans doute « la base sur laquelle peut et doit se construire l’union de l’Europe. » (Discours de Ludwigsbourg)

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